Revers à Bordeaux.
par Alain Lipietz

mercredi 31 janvier 2007

L’audience du jugement en appel de la SNCF, n’a pas, hier, tourné à notre avantage.

Notre avocat Rémi Rouquette a remarquablement argumenté, reprenant les moyens de fond et de droit de ses deux mémoires (voir le blog de lundi). Les deux avocats de la SNCF se sont excusés de ce qui semblait, dans leur dernier mémoire, être une négation des souffrances de nos parents. Mais ils ont à nouveau avancé les 3 mêmes arguments : « Nous ne sommes pas un service public, nous ne relevons pas du Tribunal administratif. Il y a prescription. Nous ne sommes pas responsables puisque nous étions réquisitionnés ».

À noter le caractère souvent contradictoire de leurs deux interventions. Contradictions internes : un des avocats n’hésite pas à dire : « Nous n’avons pas trouvé les ordres de réquisition parce qu’ils étaient oraux, mais si vous insistez nous pourrons les retrouver ». Là-dessus, Rémi a brandi un ordre de réquisition pour une compagnie de cars, prouvant ainsi que ces documents de l’époque étaient faciles à retrouver s’ils avaient vraiment existé. Depuis 6 ans que la SNCF les cherche désespérément dans ses archives ! Contradiction entre eux deux : Maître Baudelot explique que « la manière dont la SNCF transportait les juifs n’était pas l’application directe de la législation de Vichy » (argument qui lui permet de dire que l’on pouvait plaider contre la SNCF malgré l’arrêt Ganascia). L’autre, Maître Ganaire, « déclare solennellement que les conditions atroces dans lesquelles la SNCF transportait les juifs étaient absolument contraintes par l’État français » (ce qui, on l’a établi à l’instruction, est d’ailleurs faux : la consigne de Bousquet était de fournir à boire aux transférés). On pourrait multiplier ainsi les exemples.

La parole est alors au Commissaire du gouvernement, c’est-à-dire le juriste qui donne à la Cour son point de vue sur l’ensemble de l’instruction (qui est rappelons-le, entièrement écrite, et dont vous trouvez sur le site de Rémi, la partie qui nous concerne). Il va faire une intervention extrêmement brève, peu argumentée, ne répondant ni à la totalité des questions, ni à la totalité des moyens soulevés, cinq fois plus courte que les remarquables conclusions de Truilhé à Toulouse.

Sur la question de la compétence de la justice administrative, il est très clair : l’arrestation des juifs était un acte de police administrative, et tous les rouages de cet acte relèvent de la justice administrative. En revanche, sur la prescription, il reprend une jurisprudence contestable d’une Cour d’appel (relative au STO). « Les crimes contre l’humanité sont effectivement imprescriptibles, mais seulement au pénal. Dans les procès en réparation, rien ne dit qu’ils le soient. Il aurait fallu un jugement pénal préalable. Et depuis 1944, même si la SNCF mentait sur la réquisition, vous ne prouvez pas que vous lui avez posé la question ». Enfin, concernant la responsabilité de la SNCF, il déclare : « Que la SNCF ait été requise ou ait passé un contrat commercial avec l’État, quelles que soient ses fautes ou excès de zèle, c’était l’État le commanditaire, donc c’est lui qui doit payer ». En conséquence de quoi, il recommande à la Cour d’annuler la partie du jugement de Toulouse qui mettait un tiers de l’indemnité des 4 déportés à la charge de la SNCF, les deux autres tiers restant à l’Etat.

Nous sortons un peu abasourdis. Nous avions dîné la veille avec Raphaël Delpart, auteur des Convois de la Honte et avec Maître Boulanger, avocat des victimes de Papon. Il nous avait bien raconté la patience qu’il lui avait fallu pendant les très longues années du procès Papon, avec va et vient y compris à la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Il nous console en nous disant qu’à son avis, la Cour (composée de 5 juges) n’avait pas l’air de suivre nécessairement les conclusions du commissaire du gouvernement.

Les caméras se précipitent vers nous. Ma sœur laisse exploser son indignation. Pour ma part, j’insiste surtout sur les problèmes que cela me pose en tant qu’élu français au Parlement européen.

En refusant ainsi l’application du principe d’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité (personne, pendant l’audience, n’a contesté la participation de la SNCF à ce crime, puisque, en refusant de donner de l’eau aux juifs qu’elle transportait, elle participait déjà à la mise à mort des juifs), la Cour de Bordeaux, si elle suivait le commissaire du gouvernement, romprait avec la légalité internationale en la matière. Selon le droit international, les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles sans distinction de juridiction. Plus précisément, en faisant une distinction entre ceux qui auront pu plaider au pénal pour désigner un responsable physique, et ceux qui ne l’auront pas pu parce que le responsable physique est déjà mort, la Cour irait à l’encontre d’une autre convention internationale, la Convention européenne des Droits de l’homme, qui pose l’égalité des victimes dans leur droit à la réparation.

Dans notre cas, la situation est simple. Le chef de la gare de Toulouse, qui a organisé les convois de la honte main dans la main avec le préfet de Toulouse (qui lui, quoique jamais jugé au pénal, reste condamné au civil par le jugement du 6 juin 2006 : la situation deviendrait ubuesque !) a été fusillé sur le champ par les cheminots et par les maquisards des Forces Françaises de l’Intérieur, lorsqu’elles sont rentrées dans Toulouse en août 1944. Cela signifie-t-il que les juifs ou les combattants de la République espagnole transférés depuis Toulouse, dès 1940, n’ayant jamais pu faire son procès ni celui de la personne morale SNCF (arrêt Ganascia), n’ont jamais eu droit à réparation de la part de la SNCF, même pas en 1950 ?

Et la Cour, si elle suivait les conclusions du Commissaire, inverserait à nouveau la jurisprudence de l’arrêt Papon, par lequel le Conseil d’État avait fait rembourser par l’État une partie des réparations que Papon avait été condamné à payer pour les crimes qu’il avait commis sur ordre de Vichy. Elle barrerait définitivement la route aux quelque 1800 demandes d’indemnisation des victimes, qui, à la suite du jugement de Toulouse, avaient cru enfin pouvoir demander réparation. Finalement, Papon, le bourreau, deviendrait le seul bénéficiaire de la "jurisprudence Papon" (par laquelle la République assumait enfin la responsabilité de l’État français), mais pour les victimes... désolé, c’est prescrit.

Une telle honte nationale, qui discréditerait le Conseil d’État en faisant de l’arrêt Papon une fleur réservée à un très haut fonctionnaire, et qui relancerait la détestable tentation de la "délocalisation" à New York des procès pour crimes français contre l’humanité, dissuadera sans doute la Cour de suivre le Commissaire.

Je vais avoir l’air malin, moi qui, en tant que président de la délégation pour la Communauté andine, et suppléant de la délégation pour le Mercosur, appuie les efforts des victimes, des ONG et même des gouvernements progressistes, pour réparer les crimes commis pendant les "sales guerres" au Chili, en Argentine, en Uruguay, au Pérou, en Colombie, etc. Tous ces crimes seraient évidemment prescrits si on appliquait la loi française telle qu’interprétée par le Commissaire de Bordeaux : 4 ans pour l’État, 10 ans pour les entreprises de droit privé…

Le jugement de la Cour de Bordeaux sera rendu dans 15 jours.

Post-scriptum : pour une lecture commentée des Conclusions (ou plutot une "audition" : les conclusions du Commissaire du Gouvernement sont prononcées oralement par lui , et à toute vitesse) mieux informée juridiquement, voir le blog de ma soeur Hélène : "A-t-on perdu ?" et "Lorsque le bourreau a plus de droit que la victime"

PPS : Petite consolation narcissique : vous avez, avec 52500 "connexions jours" (c’est-à-dire connexions d’adresses IP différentes dans une journée) pour les 30 premiers jours de janvier, dépassé le précédent record des 30 jours de novembre 2006 (49500).



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