Le Non de droite à l’offensive
par Alain Lipietz

lundi 26 juin 2006

Ca va nettement mieux par rapport à mon blog triste. D’abord, la nouvelle opération de ma compagne Francine s’est bien passée. D’autre part, les nombreux messages amicaux d’un peu partout m’ont un peu réchauffé le cœur. Cela dit, je persiste et signe, la France va vraiment très mal. Cette affaire « Lipietz contre Etat-Sncf » agit comme un vrai révélateur de ce que l’on savait depuis pas mal de temps. L’antisémitisme, comme le racisme en général, ne se cache plus. Le républicanisme (ici représenté par Gallois, le Pdg chevènementiste de la Sncf) nous ramène aux années cinquante, au mythe d’une France résistante et ignorant la Collaboration (à part Pétain, Laval et une poignée de sbires dont on a oublié le nom). Mais cette amnésie, dans les années cinquante, correspondait à une volonté d’aller de l’avant. Ici, elle traduit le repli sur soi et la dénégation d’un « pays perdu » qui ne sait plus du tout où il va.

En relevant le nez de mon activité parlementaire (le Livre Blanc sur les Services publics), de nos problèmes de santé et de l’affaire du procès, je m’en rends compte avec effarement. Mon attention a été attirée par un message injurieux d’un nommé « JP », un troll qui opère depuis quelques temps sur mon forum, en insultant les autres participants. Là, après avoir pris le parti de la direction de la Sncf, il traitait carrément de « pétainistes » les députés ayant voté une résolution sur la suite du débat du TCE. J’avais bloqué ce message comme tous les messages injurieux, et m’étais dit bêtement « encore une blague à la Jennar, inutile de réagir. » En effet, un nommé Baudouin, villiériste, relayé par le site Bellaciao , agite la blogosphère contre les infâmes députés qui essaient, dans la suite du rapport Duff-Voggenhuber, de ranimer le débat pour une Europe politique.

Je dirai plus bas deux mots de cette affaire, mais il faut bien voir qu’elle s’inscrit dans la nouvelle assurance de ceux qui à droite cherchent aujourd’hui à liquider l’Europe politique. Cette tentative s’inscrit elle-même dans la dépression française, dont les sources sont beaucoup plus lointaines (comme la colonisation et la collaboration non digérées, etc, etc). Mais c’est vrai que le Non au TCE fût la dernière goutte qui a fait déborder le vase. Jamais bien sûr les intellectuels et les dirigeants politiques qui ont appelé au Non, et de ce fait bloqué l’Europe dans le traité de Maastricht-Nice, n’avoueront qu’ils l’avaient fait exprès ( qu’ils soient d’extrême droite comme Le Pen et de Villiers, souverainistes comme Chevènement et Buffet, social-libéral comme Fabius, ou simplement tenant de la politique du pire comme Besancenot). Jamais les électeurs qui les ont suivi, pour sortir enfin de cette Europe-là, n’avoueront qu’ils se sont fait avoir. Nous sommes un peu dans la situation d’après 1957 et le vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet par la SFIO et le Parti communiste français : ce « cadavre dans le placard » pèsera durablement sur la conscience française.

Ah, ils nous avaient bien promis, pourtant, les nonistes de gauche, qu’en votant Non, on provoquerait une telle dynamique qu’on pourrait aller beaucoup plus loin que le TCE dans le dépassement de Maastricht-Nice ! On voit aujourd’hui où nous en sommes. Bien entendu, ils ont complètement laissé tomber tout projet pour nous sortir de Maastricht-Nice : pas un mot sur le sujet dans les appels périodiques des comités du 29 mai. Attac ? la presse résonne de leur bataille de chiffonniers pour le contrôle de la direction, mais pas un mot sur les contenus sociaux ou institutionnels des divergences. Horrible soupçon : il n’y en aurait pas ! Et depuis que José Bové s’est porté candidat pour incarner le camp du Non (renonçant à son rôle très fédérateur, où même des Ouiouistes épousaient avec sympathie son combat contre les OGM), la division semble portée à l’incandescence. Même Politis qui pendant près de 20 ans avaient incarné un lieu d’unité et de débat (sauf déjà sur le TCE), s’engage résolument pour cette candidature 100 % noniste et, pour la première fois, refuse à l’avance, par le biais d’un éditorial de Denis Sieffert, de soutenir en quoi que ce soit les malheureux candidats (Vert…) qui auraient le tort de penser que le TCE était quand même plus à gauche que Maastricht-Nice.

Tout cela ne mériterait qu’un rire amer si je ne trouvais sur les listes de débat internes aux Verts quelques interrogations semi-crédules sur le texte de Baudouin. C’est vraiment agaçant de voir des Verts ajouter foi à une rumeur issue de l’extrème-droite ! Alors, voyons de quoi il s’agit. Le vote du 14 juin sur la suite à donner à la période de réflexion sur le Traité constitutionnel européen (rapport « Leinen ») s’inscrit dans le fil de l’initiative du Parlement européen pour débloquer l’affaire (rapport Duff-Voggenhuber). Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette initiative a fait flop : les gouvernements n’en veulent pas.

Ça n’a rien d’étonnant : la droite est largement majoritaire en Europe, les gouvernements de droite ou pro-américains (Aznar) s’étaient presque tous prononcés « contre » le TCE, l’acquiescement de Berlusconi, on le sait maintenant par le livre Ma cavale, de Cesare Battisti, avait été arraché dans un marchandage sordide incluant la remise en cause du droit d’asile pour les « dissociés » des années de plomb italiennes. La seule surprise était le soutien que lui avait apporté Chirac. A mon avis, il s’agissait de sa part de la poursuite d’une lune de miel avec l’Allemagne de Gerhard Schröder et de Joshka Fischer, suite à leur campagne commune contre les Etats-Unis à propos de la guerre d’Irak. La puissance de l’Allemagne, le verbe de Villepin : tel était alors le rêve de Chirac qui de toutes façons (on l’a vu lors du débat télévisé avec les jeunes), n’avait pas lu le TCE. Mais Sarkozy s’était fait remarqué par son silence assourdissant pendant la campagne, Madelin suivait la ligne du Wall Street Journal et du Financial Times  : contre. Depuis, la droite française, comme les quelques sociaux-libéraux qui avaient feint de soutenir le TCE (Védrine), ont jeté le masque : témoin le long article du grand idéologue de la droite sarko-balladurienne, animateur de la revue Commentaires, Pierre Manent, dans Libération du samedi 25 juin.

Du coup, les Verts au Parlement européen n’avaient pu accorder qu’un intérêt poli à la suite décevante de cette initiative qu’ils avaient pourtant portée de toutes leurs forces il y a quelques mois. Et dans mon compte-rendu de la session du 14 juin, je m’étais contenté de rapporter le seul vote en co-décision important ce jour là : sur le programme cadre en matière de financement de la recherche. J’aurais pu signaler aussi le vote du rapport « Planification de la préparation et de l’intervention de la Communauté européenne en cas de grippe pandémique » : la grippe aviaire vient hélas de muter en grippe humaine à Sumatra…

Bon, qu’y avait-il donc dans ce rapport « Leinen » ? Tel qu’il a été adopté, il ne fait que rappeler que l’écrasante majorité du Parlement européen avait voté le TCE, et que la grande majorité des européens qui se sont déjà prononcés se sont prononcés « pour » : 16 pays représentant la majorité des pays et la majorité de la population (si on s’en tient aux seuls pays qui ont voté par référendum, 55 % de Oui). Il presse les pays qui n’ont pas encore donné leur avis de le donner. Il entérine le fait que les Non français et hollandais posent un vrai problème (et c’est nouveau : jusqu’à présent, les pays ayant déjà voté Oui étaient réticents à considérer que leur Oui valait moins que les Non franco-hollandais) et demande très poliment à ces pays comment ils entendent le résoudre. Et conformément à la dernière position du conseil européen et à l’amendement qu’avaient déposé les Verts sur le rapport Duff-Voggenhuber, il ne demande pas explicitement d’adopter « ce » TCE, mais de poursuivre le débat pour une Constitution. Il presse les gouvernement d’adopter en Conseil toutes les mesures progressistes du TCE qui peuvent l’être dans le cadre du Traité actuel. Voilà, et c’est si gnan-gnan que nous avons tous (les Verts) voté contre.

Et voici maintenant ce que dit Christophe Baudoin, ex-président de l’Union des Jeunes pour le Progrès (le mouvement de jeunesse des gaullo-chiraquiens), dans son texte originellement publié sur le site d’un des trois groupe à la droite de la droite du Parlement européen, Indépendance et Démocratie (ID) (celui des Villiéristes, du Parti pour l’Indépendance du Royaume Uni et de la LPR polonaise). On le trouvera repris sans pincette sur le site Bellaciao, ce qui en dit long sur une certaine “rouge-brunisation” induite par le Non.

“Le 14 juin vers midi, dans la torpeur générale de l’hémicycle du Parlement de Strasbourg, ils ont voté pour une résolution exigeant que la France remette la Constitution européenne telle quelle sur les rails de la ratification dès 2007. Pire, ils ont voté contre un amendement qui rappelait la règle de l’unanimité pour la ratification et les invitait à exprimer leur respect pour le résultat des référendums français et néerlandais.”

Passons sur l’antiparlementarisme, très “6 février 34”, au quel nous a habitué la campagne du Non. J’ai souvenir que ce jour-là, la clim était glaciale dans l’hémicycle… et la bataille acharnée sur le “7e programme cadre” pour la recherche, où le vote du PE était décisionnel, avec d’homériques empoignades sur les cellules souches ou les énergies renouvelables (mais en France on s’en fiche, ou du moins Baudoin & Bellaciao).

Et reportons nous au texte voté, facilement accessible pour tout le monde et comme tous les textes, sur le site du PE (ensuite on fait les onglets "activités", "travaux parlementaires", "derniers textes adoptés", et on descend jusqu’au 14 juin.)

On trouve deux phrases TRES vaguement ressemblantes aux allégations de Baudoin et Bellaciao :

7. invite le Conseil européen à prier les États membres qui n’ont pas encore mené à terme les procédures de ratification d’élaborer, avant la fin de la période de réflexion, des scénarios crédibles sur la façon dont ils entendent faire avancer les choses ;

8. suggère que le Conseil européen élabore un cadre approprié permettant qu’ait lieu, dès que le calendrier politique le permettra, un dialogue spécifique avec les représentants des pays où le référendum sur le traité constitutionnel s’est soldé par un résultat négatif, pour examiner si, et à quelles conditions, il leur paraîtrait possible de reprendre la procédure de ratification.

“Si et à quelle condition…” Difficile, pour la majorité très large d’Européens qui attendent la bonne volonté de ces deux pays, de faire plus conciliant !! Quant à « l’ultimatum de 2007 », il renvoie peut-être aux deux phrases suivantes, en effet optimistes, mais correspondant à l’hypothèse rapide d’un vrai referendum européen couplé avec les Élections de 2009, ou à l’hypothèse lente de confier au PE de 2009 un rôle constituant :

4. invite le Conseil européen à passer de la période de réflexion à une période d’analyse allant jusqu’à la mi-2007, en vue d’arriver, pour le second semestre de 2007 au plus tard, à une proposition claire sur la marche à suivre en ce qui concerne le traité constitutionnel ;

13. réaffirme qu’il entend obtenir que le nécessaire accord constitutionnel soit prêt pour le moment où les citoyens de l’Union seront appelés à participer aux élections européennes en 2009.

Je laisse lectrices et lecteurs comparer avec les grossiers mensonges de Baudoin & Bellaciao.

Mais suivons plus attentivement les critiques de Baudoin-Bellacaio, sur ce qu’a “refusé de voter le Parlement”. Ils se centrent sur un amendement d’Indépendance & Démocratie, mis aux voix en deux parties.

1. rappelle que le "Traité Établissant une Constitution pour l’Europe" signé à Rome le 29 octobre 2004 ne peut être appliqué sans ratification à l’unanimité (...)"

Là, question piège ! On peut voter : “pour”, si l’on considère que c’est un fait, si scandaleux soit-il (et c’est ce que j’ai fait† !), “contre”, si l’on veut exprimer son hostilité à cet état de fait (hostilité que je partage par ailleurs, ayant jadis voté contre Maastricht et Nice !). Cette hostilité à l’unanimité était la position officielle commune au Oui et au Non de gauche : ces derniers s’égosillaient il y a un an contre la “double unanimité” nécessaire à toute modification constitutionnelle dans le cadre de Maastricht-Nice. Le simple fait que certains “non de gauche” comme Bellaciao reprennent l’argument de « l’unanimité nécessaire » en disent long sur leur sincérité d’alors !!

Car pour Bellaciao et ID, les “méchants”, ceux qui ne respectent pas le vote de la Frrrance, c’est ceux qui ont voté “contre” et qu’ils épinglent dans leurs gros titres.

Le vote sur la deuxième partie de l’amendement de l’extrême droite était heureusement plus clair :

"(...) et exprime solennellement son respect pour le choix démocratique de la France et des Pays-Bas d’avoir voté "non" à 54,9 % et 61,6 % respectivement "

Je respecte les électeurs français ou espagnols, du Non comme du Oui. Mais je ne respecterai qu’un « vote démocratique » sur une question européenne : à l’échelle de l’Europe. Et majoritairement c’est Oui, pour le moment. Je vote donc contre.

Sur les 127 votes pour, on retrouve toute l’extrême-droite et les conservateurs britanniques, les communistes (moins la coordonnatrice des communistes allemands, la berlinoise Sylvia-Yvonne Kaufmann, qui reste kantienne et considère qu’il est “immoral de voter contre un traité qu’on sait meilleur que celui qu’il remplace”), et les souverainistes verts (une anglaise, un suèdois, un flamand). Bref, la minorité qui avait voté contre le TCE en janvier 2004.

Mais là n’est pas l’essentiel. Le texte de Baudoin, goulûment repris par une partie du Non « de Gauche », n’a qu’une cible (il suffit de le lire en entier) : la défense de l’unanimité, en particulier en matière constitutionnelle, c’est à dire du droit de veto de chaque pays sur tous les autres. (En fait , il s’agit surtout du droit de veto de la France. Car si c’etait Malte et l’Estonie qui avaient dit Non…)

Cette unanimité signifie le blocage politique sur toute initaitive de réforme, l’impossibilité de la décision démocratique. C’est-à-dire , puisque l’Europe économique est déjà faite : le triomphe du marché sans régulation, le néo-libéralisme. S’il ne fallait qu’une raison pour préférer le TCE à Maastricht Nice, c’est que Maastricht-Nice ne se réforme qu’à l’unanimité, alors que le TCE (article IV-443-4) prévoyait la possibilité d’une révision ultérieure à la majorité de 4/5 des pays. C’est le fond de la divergence, merci à l’extrême droite de l’avoir rappelé, et c’est ce que le Parlement visait :

9. fait remarquer à la Commission qu’un ordre constitutionnel est indispensable pour rendre juridiquement contraignante la Charte des droits fondamentaux, pour réaliser une démocratie européenne et pour arriver à une Union plus opérationnelle et plus sociale.

Il est vrai que le “déclaration n° 30” (jointe au TCE, mais sans valeur juridique) du Conseil européen l’engage à trouver une solution si le TCE lui-même est ratifié par 4/5 des pays. On s’en approche ;-)



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