La honte et l’effroi
par Alain Lipietz

dimanche 3 novembre 2013

Quelque chose s’est brisé jusque dans les cœurs le plus endurcis, les plus cuirassés de raison politique, avec l’affaire Léonarda, l’annonce du rallongement à 50 ans de la durée de vie des centrales nucléaires, et le n-ième report de la n-ième pollutaxe.

Jusqu’ici, je pensais : « Une place dans les institutions est un poste de combat qu’on ne rend pas à la légère. Nos deux ministres apparaissent aujourd’hui sans voix et sans influence, mais ils pourraient en avoir demain, si les écologistes, reprenant la tradition de leur précédente participation gouvernementale, réapprennent à taper du poing sur la table. Ils sont là sur la base d’un contrat. Si les chefs de l’exécutif violent ce contrat, les écologistes peuvent réagir, prendre l’opinion à témoin. Et ils le doivent, car ce gouvernement est le gouvernement en charge de la sortie de la crise, nous n’aurons pas de gouvernement de rechange. » L’impuissance pathétique du Front de Gauche à peser en quoi que ce soit confortait cette analyse.

Sauf que l’Histoire est « dépendante du sentier ». On ne peut pas revenir deux ans en arrière comme si rien ne s’était passé, et il sera de plus en plus difficile de faire demain ce qu’on n’a pas fait hier. Il y a de l’irréversibilité, ou du moins de l’ « hystérésis », une mémoire du passé qui rigidifie le présent et pèse sur la liberté du futur. Ce gouvernement est mal parti et, de la signature précipitée d’un contrat trop flou, que seule une volonté inflexible aurait pu sauver, il n’a fait que renier presque tout (sauf le mariage gay, mais sans la possibilité pour les couples d’avoir des enfants).

Il n’a eu de cesse de tenter de séduire le patronat, qui sait désormais pouvoir exiger toujours plus (c’est à dire « moins » pour nous). Il n’a eu de cesse de flatter les peurs les plus primitives des couches populaires (la peur du mendiant, du nomade). Hollande et Ayrault ont perdu la crainte de leurs adversaires et l’estime de leurs soutiens : ils ne peuvent plus réaliser aujourd’hui ce qu’ils pouvaient hier.

Et le nécessaire souci de leurs alliés écologistes s’est aussi estompé avec la preuve, donnée chaque jour par les ministres EELV, qu’ils sont prêts à tout accepter pour garder leur poste, et qu’il n’y a pas de dirigeant de leur courant capable de les appeler à la fermeté, au mépris de sa propre carrière politique. Bref, la base peut bien s’égosiller, les ministres et l’actuelle direction écologistes suivront le PS dans sa perte. On ne peut plus compter sur la présence gouvernementale pour pousser à une sortie de crise, à un « Green Deal ».

Leonarda

L’affaire Léonarda marque la rupture la plus « sentimentale ».

Après avoir tout bradé dans les domaines socio-économiques, il restait à Hollande-Ayrault « au moins ça » : les droits de l’Homme. La circulaire d’Aout 2012 semblait peut-être « la moindre des choses », mais c’était au moins ça. Et depuis 2007 (oui, la campagne de Ségolène - vous savez ? la fille de militaire qui incarne le goût de l’ordre des classes populaires), on avait au moins ça : « On n’expulse pas un enfant scolarisé, et par contrecoup on n’expulse pas ses parents. » Même affreux, sales et méchants.

C’était acté, on avait obtenu ça du PS. Et au nom de quoi ? De la France. D’une certaine idée de la France, de sa grandeur, de son École. La France de Victor Hugo (« Qui ouvre une école ferme une prison »), des Misérables, où Cosette rachète et Fantine et Jean Valjean, et même Éponine rachète les Thénardier. La France, banc d’essai des États-Unis d’Europe, eux-mêmes apprentissage de la République Universelle, pour libérer le Genre Humain.

C’est fini. Comme dans les films, on a vu la police française arrêter une grande fille dans un car d’excursion scolaire. Alors la presse (secondée par internet) s’est déchainée : cette fille manquait parfais l’école, son père était probablement violent, sûrement même ç’aurait été une bonne chose de la placer en famille d’accueil. Et Hollande a pris la décision ridicule que l’on sait.

Je n’ai rien contre le principe de protéger l’enfance maltraitée par un placement en famille d’accueil. Jusque dans ma famille la plus proche je sais les résultats merveilleux que l’on en peut obtenir, sans même rompre avec le reste de la fratrie. Mais là, on a affaire à une grande fille qui découche déjà pour voir son copain (selon la même presse et les mêmes billets internet) et qui clame sa volonté de rester avec ses parents !

Ce qu’ont brisé Hollande et Valls, ce n’est pas seulement une certaine idée de la France mais une certaine idée de la commune humanité. Si l’un d’eux tombe à l’eau devant moi, enlèverai-je mes chaussures pour plonger à son secours ? Au nom de quoi ?

++++Nucléaire

Le projet de prolongement de la vie des centrales nucléaires à 50 ans est une autre affaire. Elle me fiche les jetons.

Pas que je sois particulièrement trouillard, mais parce que je sais compter. L’accident nucléaire est une fatalité statistique.

Quatre accidents de niveau 7 (Tchernobyl-Fukushima) en 14 000 années-réacteurs, cela veut dire une chance sur 6 pour un tel accident, chaque décennie, sur l’un des 58 réacteurs français. On a eu plutôt de la chance, et à la centrale du Blayais on l’a échappé belle. Prolonger de 20 ans la vie de réacteurs prévus pour durer 30 ans, c’est vraiment se tirer deux balles de suite à la roulette russe sans faire tourner le barillet. Ce gouvernement met nos vies en danger.

Bien sûr, les docteurs Folamour d’Edf nous disent « Une centrale retapée aujourd’hui sera plus sûre que quand elle a été construite. ». Comme s’il était évident que l’industrie nucléaire était plus sûre aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Rien n’est moins sûr : l’incapacité de l’industrie nucléaire française à achever ses EPR montre qu’elle est moins performante qu’il y a 30 ans, désarticulée qu’elle est aujourd’hui par la sous-traitance en cascade. Un phénomène que l’on observe dans toute l’industrie du BTP et dont l’effondrement de la voute du dernier terminal de l’aéroport Charles de Gaulle, ou les malfaçons sur l’EPR révélées régulièrement par Le Canard enchaîné ne sont que des symptômes.

Mais ce qui me fait vraiment peur, c’est l’incapacité du gouvernement à résister aux demandes d’Edf, qui cherche à étirer, pour des raisons financières, la durée d’amortissement de ses réacteurs jusqu’à 60 ans, en fait. Et cela, alors même que Hollande avait « signé » pour l’arrêt de 6 réacteurs et le retour à 50 % de nucléaire au début des années 20. Les patrons n’ont qu’à demander : même le danger de morts n’arrête plus Hollande et Ayrault sur le chemin de la capitulation.

++++Bretagne

Capitulation : l’affaire de l’abandon de la taxe poids lourds révèle une faiblesse politique, une incompétence tactique qui me fait tout aussi peur.

Les socialistes (et la presse) n’avaient jamais eu assez de mots pour fustiger l’amateurisme idéaliste des écologistes. Eux, parti de gouvernement, savent y faire : ils en feront moins, mais ils le feront passer (disaient-ils…)

Quand même, une taxe Borloo, votée en 2008 à l’unanimité par une Assemblée nationale de droite, après des mois de négociation réelle au Grenelle de l’environnement, ça ne devait pas être sorcier. Sauf qu’il y avait eu précédemment 6 taxes retirées devant les protestations patronales. Sauf que l’exécutif lui-même avait presqu’ouvertement signifié que l’écologie, ça commence à bien faire, et les taxes aussi.

Alors pourquoi ne pas essayer encore ? Maintenant que les « petits » n’ont plus que mépris pour Hollande-Ayrault, pourquoi ne pas tenter la réconstitution d’un bloc social réactionnaire, pour la défense des gros ?

Et ça marche. Là, en Bretagne, gagnée à la gauche depuis des lustres. La Bretagne, que les géographes politiques français, dans leurs livres récents, classent « à part » dans le triste paysage du monde semi-rural périphérique voué au vote FN. La seule région qui, contrairement aux autres aires non-métropolitaines, aurait réussi à s’accrocher au coté brillant de la mondialisation, par exemple grâce au catholicisme, à la structure de la famille, etc. Toute cette littérature de la nouvelle fracture territoriale promettait à la Bretagne un avenir radieux dans le libéralisme. Typiquement : Le Mystère français, de Lebras et Todd paru ce printemps. Il est vrai que ces deux auteurs, qui typologisent les régions française selon d’infimes variations du pourcentage de familles-souches, ne perçoivent pas en 330 pages l’émergence d’une contestation écologiste, anti-productiviste.

Or précisément la crise est une crise à racines écologiques, et tout particulièrement une crise de l’agro-alimentaire productiviste mondialisé, dont la France, et tout particulièrement la Bretagne, est l’exemple. Et cette crise affole la Bretagne depuis l’été : la taxe poids-lourds n’est qu’un prétexte à reconstituer ce bloc patronal.

Mélenchon peut bien s’égosiller, en les traitant d’ « esclaves » et de « nigauds », contre le ralliement de certains ouvriers et paysans (dont FO) à un front animé par la FNSEA productiviste, le patronat de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution (Leclerc bien sûr, mais hélas aussi Système U) et le patronat souvent auto-exploité des camionneurs, contre la fiscalité « parisienne ». La formation d’un bloc hégémonique, au sens de Gramsci, ne se réfute pas à coup d’insultes.

En fait la Bretagne, pays à la forte personnalité où il est donc tentant de se proclamer représentant du peuple tout entier, voit depuis 50 ans la concurrence de deux blocs à vocation hégémonique. Celui des manifs « bonnets-rouges » conte la pollutaxe-camions, autour du patronat local, avec ses revendications d’exemptions fiscales, de demande de subventions et de « désenclavement » : le Celib, Alexis Gourvenec, etc. Un bloc aux méthodes « musclées » (attaques de préfectures, voies ferrées coupées) mais qui peut s’appuyer sur le sentiment nationalitaire breton contre « Paris ». Et un autre bloc, progressiste, où les paysans se reconnaissent comme « travailleurs » et non comme « entrepreneurs », recherchent l’alliance de la jeunesse étudiante et des ouvriers (qui, à la Cfdt ou à la Cgt le leur rendent plutôt bien), un bloc en particulier féminin dont les femmes ont rejeté la « doctrine sexuelle de l’Église », un bloc se reconnaissant dans les écologistes mais aussi, hélas, majoritairement, dans le PS.

Or c’est ce bloc qui s’est retrouvé, à son corps défendant, seul mouvement social progressiste d’envergure nationale en lutte contre le gouvernement Ayrault, et sur ses terres : à Notre Dame des Landes. Donc qui s’est le premier senti trahi par la gauche gouvernementale. Alors l’autre bloc, réactionnaire, reprend du poil de la bête, s’engouffre dans la brèche et passe à la contre-offensive, depuis le Finisitère, terre d’origine de la Confédération paysanne (avec le journal Fer de Lance au début des années 70). Du coup, la Confédération est clouée sur place, elle qui dénonçait la surexploitation des paysans par l’agro-alimentaire et la grande distribution, avec sa noria de camions !

A l’heure où j’écris, ce bloc progressiste semble se ressaisir et organise une contre-manifestation à Carhaix, face au bloc réactionnaire qui parade à Quimper. Mais la manif de Carhaix ne peut-être « pro-gouvernementale », et encore moins « pro-écotaxe Borloo »…

++++Ministres écolos

Tous les amis et amies « non militantes » avec qui je bavarde ont la même attitude : le PS les désespère, les ministres EELV les mettent en colère. Et cette colère retombe sur tout EELV.

C’est assez injuste : c’est quand même les dirigeants PS qui décident ! Et les élus écologistes, aux niveaux locaux ou européens, font souvent du bon boulot. Mais il y a sans doute dans cette colère un double effet.

D’abord, implicitement, c’était aux ministres et députés écolos que les électeurs de la coalition confiaient la tache de « surveiller » l’observance, par le PS, de ce qui était das l’accord électoral. Comme ils l’avaient fait en 1997-2000 en imposant à un Jospin pas très chaud le respect des engagements sur les 35 heurs, la parité, le PACS, Superphénix, etc. Or les parlementaires et ministres EELV auront (en majorité) tout avalé : la politique d’austérité et l’inscription de la « règle d’or » dans la constitution, les 20 milliards du CICE (pacte de compétitivité qui profite en majorité aux secteurs protégés) et les hausses d’impôts portant exclusivement sur les revenus d’activité et jamais sur la pollution, etc.

Ensuite, il y a comme un effet « épagneuls nains » : puisqu’ils sont là par la grâce des autres et n’empêchent pas la catastrophe frappant les populations, c’est qu’ils ne sont que des parasites ne pensant qu’à leur poste (et peut-être déjà à leur reconversion, carnet d’adresses rempli).

Typique est le scénario des deux uniques affrontements publics entre EELV et le gouvernement. Pascal Durand avait tiré les « conclusions personnelles » de son affrontement avec Hollande sur le contenu, fort médiocre, de la conférence environnementale. Mais les dirigeants du courant majoritaire (anciennement « Maintenant l’écologie », aujourd’hui prudemment rebaptisé « Pour un cap écologiste ») désavouèrent Durand : victoire pour le diesel, défaite pour le climat. Quelques jours plus tard, Cécile Duflot tente de redorer son blason en risquant le même affrontement à propos des déclarations de Valls sur les Roms. Hollande donne raison à Valls, et Duflot s’incline. La voie est libre pour l’expulsion de Léonarda.

Ce scénario est très général, même quand il est plus discret. Le gouvernement renonce à limiter l’agrandissement des porcheries, symboles du modèle productiviste (et perdant) de la Bretagne. Les élus et ministre EELV se taisent. La voie est libre pour l’insurrection des « bonnets rouges » contre l’écotaxe-poids lourds.

Je ne peux cacher ce que mon blog a de désespéré, après une vie militante vouée à l’alternative, à l’écologie. Je comprends, mais n’approuve pas, le renoncement de Daniel Cohn-Bendit, de Noël Mamère, de milliers d’autres partis en silence. Même si le prochain congrès de EELV désavoue la passivité de sa direction, les députés, sénateurs et ministres EELV sont là et resteront ce qu’ils et elles sont. En avril dernier par exemple, le « parlement des verts », le Conseil fédéral, avait voté une belle résolution appelant à « changer de cap ». La direction du mouvement s’est assise dessus : pas un tract, pas une affiche, un non-événement.

Donc le gouvernement qui est là restera ce qu’il est. Et c’est beaucoup plus grave. La France sera passée directement, au tournant décisif d’une crise encore plus grave que celle des années 30, de Pierre Laval, pivot des gouvernements de 1931 à 35, à Daladier, sans passer par la case Léon Blum. Après Daladier, ce fut Paul Reynaud, puis retour de Laval… mais en premier ministre de Pétain.

Peut-on enrayer la machine infernale ? La plaisanterie qui court sur l’attitude de Cécile Duflot, c’est qu’elle attend, pour démissionner en beauté et se présenter à la présidentielle de 2017, l’inauguration de l’EPR de Flamanville. Malheureusement, les nucléocrates n’arrivent pas à le construire !

Une suggestion : annoncer clairement que le prolongement de la vie des centrales à 50 ans serait un casus belli, et sortir dignement, sous les applaudissements, en cas d’arbitrage défavorable. Mais c’est de la science-fiction.

Reste que le rôle historique des femmes et des hommes ne dépend pas seulement de ce qu’ils ou elles sont, mais des circonstances. Léon Blum a pu accomplir ses réformes parce qu’il y fut contraint par la grève génrale avec occupations d’usines de juin 36. La France peut-elle espérer mieux de François Hollande, sans mouvement populaire, même pas pour la défense des retraites (pas grand monde à Paris pour le dernier baroud, où je représentais EELV) ? Simplement parce qu’une majorité de Français a déposé dans l’urne un bulletin de vote en mai 2012 ? Et les écologistes peuvent-ils s’enorgueillir de places institutionnelles acquises au prix de l’abandon de leurs combats, de leurs valeurs ?

Le grand mathématicien Henri-Léon Lebesgue, qui sous l’Occupation se trainait en chaise roulante jusqu’au Collège de France pour donner ses (merveilleuses) Leçons sur les constructions géométriques, y donna un jour en trois lignes une solution à un problème antique retravaillé par Descartes, solution apparemment brillante mais en fait creuse, « une transformation sans portée de l’énoncé même du problème » (p.14). Il commenta : « Il est toujours prudent de se méfier de la valeur réelle d’un résultat obtenu sans effort. »

****

À part çà : la routine, conférences (en Suisse, en Espagne, en région), animations de formation sur l’écologie politique, articles (ceux sur André Gorz et sur les emplois verts sont parus dans un recueil et une revue l’un et l’autres très intéressants). Et surtout, militantisme local.

En fait la préparation des municipales me bouffe presque totalement. Étant donné la ruine du prestige de EELV, équivalente à celle du PS, nous nous engageons dans une liste citoyenne très large, à base d’associatifs et de syndicalistes : L’Avenir à Villejuif. Dans la réalité, c’est Natalie Gandais qui conduit la liste avec l’accord unanime des « inorganisés », par la reconnaissance de son travail et de la justesse de ses propositions, selon la pensée mémorable d’un révolutionnaire chinois de l’ancien temps… Ce qui signifie concrètement qu’on se tape le gros du boulot.

Retour au terrain donc, avec en plus une série ininterrompue d’enquêtes publiques (Sdrif, CDT, SRCE, PDU, PLU…) pour lesquelles je rédige les contributions du groupe local, sur les conséquences, dans notre banlieue, du Grand Paris sarkozyste malheureusement endossé par le PS, et donc par la direction de EELV. Cela m’entraine à revisiter intellectuellement bien des thèmes de ma jeunesse, quand, jeune ingénieur-militant des Ponts et Chaussées, je me consacrais aux transports, au foncier, aux Zac, à la croissance des mégapoles et aux mutations de la division économique et sociale de l’espace. Ce qui se ressent dans mes articles et débats dans les médias… Il faudra un jour que j’en fasse un livre.



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=487 (Retour au format normal)