OMC à Hong Kong

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Vendredi 16 décembre 2005

Rentré ce matin d’une semaine à Hong Kong, pour la 6e Conférence Ministérielle de l’OMC. Quand vous lirez ces lignes, vous saurez sans doute déjà tout du résultat. À l’heure où je les écris, les négociations ne sont pas finies, je peux seulement rappeler l’enjeu et évoquer les difficultés qui d’heure en heure modifient le diagnostic. Si vous lisez l’anglais, voici une page de blogs altermondialistes, avec en tout cas plein de photos, qui vous permet de suivre l’histoire presqu’en direct. Vous y trouverez en particulier le blog de Caroline Lucas, eurodéputée verte anglaise. En français : voir la page des blogs des représentants d’ATTAC, dont Susan George.

Le Nord a pris l’initiative du « cycle de Doha » de négociations commerciales, en promettant d’en faire le cycle du développement. Mais pour le Nord, le « développement » ne signifie rien d’autre que l’intégration des pays du Sud dans le système économique mondial. Or le Sud, de ce point de vue, est profondément différencié.

Il y a les anciens « Nouveaux pays industrialisés » des année 80, auxquels j’avais consacré mon livre Mirages et miracles. Ceux d’Asie (Hong Kong, Singapour, Taïwan et la Corée du Sud) sont devenus aussi « avancés » voire plus que les pays européens. Mais ils sont restés des nains politiques, comme les pays qui les ont suivis sur la même trajectoire mais en sont là où eux en étaient il y a vingt ans : Malaisie, Thaïlande…

Depuis, les grandes puissances exportatrices du Sud qui sont aussi de grands marchés intérieurs sont devenues des puissances mondiales : le Brésil, le Chine et l’Inde. Certes, leur score en matière de PNB par tête est encore bas, voire extrêmement bas pour la Chine et l’Inde. Mais la partie de ces pays intégrée dans le marché mondial atteint maintenant des niveaux de production et consommation en produits modernes tout à fait occidentaux. Et, grâce aux très bas salaires de leurs ouvriers et de leurs paysans, ils sont en passe de conquérir d’énormes parts sur les marchés mondiaux. Performances qui, dès les années 1950, étaient à leur portée pour le textile et l’agriculture. C’est pourquoi, depuis la Seconde guerre mondiale et la création du GATT, ancêtre de l’OMC, le Nord s’est barricadé sur ces deux secteurs. Pire, les pays du Nord ont pris l’habitude de subventionner abondamment leurs exportations agricoles, ruinant ainsi les agricultures vivrières du Sud et même des cultures d’exportation comme le coton. Mais pour le textile et la confection, ce protectionnisme du Nord est fini depuis cette année.

La vache du Nord mange le grain du Sud..

Enfin, à côté de ces « pays émergents », il subsiste un autre Sud, les Pays les Moins Avancés (et les pays « intermédiaires ») qui ne sont compétitifs pour pratiquement aucun produit, sauf si on leur réserve des parts de marché.

« Aider au développement » pouvait donc signifier « aider ces Pays les Moins Avancés » (et cela ne pouvait que vouloir dire : leur accorder un traitement spécial et différencié, accompagné d’autres mesures non commerciales telle que l’annulation de la dette, ou autre forme de subvention). Mais ce n’était pas cela que le Nord (et en particulier le nouveau patron de l’OMC, Pascal Lamy) avait en tête. En fait, il s’agissait essentiellement de passer un deal avec les nouvelles puissances émergentes du Sud. En échange d’une plus grande ouverture de ses marchés aux produits manufacturés et agricoles du Sud, le Nord (USA et UE) exige principalement une ouverture des secteurs tertiaires du Sud (banque, assurance, transports, voyages), et la reconnaissance de ses droits de propriété intellectuelle, afin de mettre en place une troisième division internationale du travail fondée sur « l’économie de la connaissance ». Car contrairement à ce que prétendait la vulgate altermondialiste, l’actuel accord général sur le commerce des services (l’AGCS, GATS en anglais) n’a rien de contraignant. Ce que demande aujourd’hui le Nord, c’est qu’il le devienne, avec un échéancier, comme la directive Bolkestein !! Et donc les altermondialistes inquiets mais compétents présents à Hong Kong en sont venus à exiger… qu’on en reste à l’AGCS !

À Seattle, l’accord avait échoué parce que les puissances émergentes trouvaient insuffisantes les concessions du Nord en matière d’ouverture des marchés agricoles. À la conférence de Cancun, c’étaient plutôt les pays les plus pauvres qui avaient claqué la porte, rejoints par les puissances émergentes, parce qu’on ne leur proposait rien, même pas la fin des subventions au coton US. Tout le suspens de cette semaine à Hong Kong tenait donc dans cette question : les puissances émergentes maintiendraient-elles leur accord avec les pays les plus pauvres ? Ou au contraire, basculeraient-elles dans le camp des pays du Nord en acceptant le deal proposé par Pascal Lamy ? Car attention : l’Inde devient aussi une puissance exportatrice de services (comme évidemment la Chine grâce à Hong Kong) ; Inde et Chine « brevettent du vivant » par dizaines de milliers de chimères créées à la chaîne par leurs bio-industries.

Dès le début de cette semaine, il est clair que l’aspect « aide au développement » (des plus pauvres) est oublié, réduit à de sordides manœuvres de séduction sous le nom « d’aide au commerce », c’est-à-dire de subventions pour apprendre aux pays pauvres à exporter correctement (selon les standards phytosanitaires exigés par les consommateurs du Nord, par exemple). Une mesure autrement importante comme la fin des subventions aux exportations de coton US est refusée. Reste le deal principal.

Toute la semaine, nous oscillons entre les nouvelles contradictoires. Pour que le deal soit acceptable, il faudrait que le Nord limite ses demandes d’accès aux marchés des services du Sud (« l’Annexe C »), et augmente ses offres d’accès à ses propres marchés agricoles, tout en abandonnant ses subventions aux exportations agricoles, y compris les « aides alimentaires en nature » des Etats-Unis, qui consistent surtout à brader leurs excédents agricoles en cassant les prix sur le marché mondial. Le jeudi soir, rien de tout cela n’est acquis. Et sans arrêt on butait sur les problèmes « de détail » comme la sempiternelle question des bananes.

Et pourtant, les manifestants de la rue (altermondialistes, et surtout paysans venus de toutes les catégories de pays, Union européenne, Corée ou Inde, Philippines ou Kenya) sont de plus en plus effrayés par les rumeurs de compromis général entre les grandes puissances, anciennes ou nouvelles (Etats-Unis, Europe, Inde, Brésil et Chine). En tout cas, le Brésil est devenu l’ennemi des paysans du monde : son délégué Celsio Amorin s’active beaucoup pour forcer les marchés agricoles du Nord, afin de satisfaire l’agrobusiness brésilien qui mange les terres des petits paysans et surexploite la nature et la main d’œuvre quasi-esclavagiste de son pays, mais beaucoup moins pour obtenir la fin des subventions à l’exportation du coton du Nord, qui ruine la paysannerie d’Afrique ! En face, les lobbyistes des grandes entreprises du Nord se font de plus en plus menaçants, y compris vis-à-vis de Pascal Lamy et du commissaire européen au commerce, Peter Mendelson (qui ne demande qu’à les suivre mais dont le stylo est retenu par la France et quelques pays européens restés suffisamment paysans) : ils exigent de laisser tomber le soutien à l’agriculture du Nord, et de tout consacrer à l’ouverture des marchés de services au Sud !

Ces contradictions entre les dominants se révélaient finalement le seul espoir pour les paysanneries moyennes et pauvres du Sud et du Nord, et en particulier des paysans européens.

Je rencontre l’ami François Dufour, ex-porte parole de la Confédération paysanne, avec j’avais débattu à Saint-Lo. Il me dit son amertume : de toute façon, la nouvelle Politique agricole commune est passée, ils vont continuer à baisser le revenu des petits paysans européens et à maintenir les subventions aux exportations des gros. Je n’ai pas le cœur de lui rappeler ce que je lui avais expliqué à Saint-Lô : que justement le TCE aurait permis que dès novembre 2006 le Parlement Européen vote le budget et donc la structure de la politique agricole. Or, même dans sa composition actuelle, le PE est pour supprimer les subventions à l’export tout en maintenant les revenus paysans…

Les femmes de la Via Campesina

En tout cas, il ne faut pas compter sur « la rue » pour influencer en quoi que ce soit le cours des évènements à la conférence de Hong Kong. Car nous ne pouvons guère espérer de renforts locaux.

Hong Kong est le pionnier de la mondialisation libérale. Cette île est née du commerce, elle a quasiment inventé il y a 40 ans la nouvelle stratégie d’industrialisation exportatrice fondée d’abord sur les bas salaires, puis sur la remontée technologique des filières industrielles grâce à l’éducation. Aujourd’hui, Hong Kong, enclave à régime particulier rattachée à la Chine populaire, est le premier port du monde (ex-aequo avec Singapour), et Shenzen, à quelques dizaines de kilomètres en Chine populaire, dans la province du Guangdong qui sert aujourd’hui d’atelier à Hong Kong,, est le quatrième port du monde. Nous sommes donc ici dans une énorme agglomération (le Delta de la Rivière des Perles) qui pourrait, avec le Delta du Yang-Tse autour de Shangaï, produire tous les biens manufacturés de la planète, comme Manchester au XIXe siècle. Les habitants de l’Ile de Hong Kong sont persuadés que leur très haut pouvoir d’achat (compensé par l’épouvantable exiguïté de leur espace) est justement fondé sur le libre-échange.

Venir à Hong Kong, c’est loin, c’est cher. Seuls les syndicats paysans de tous les pays, même les plus pauvres, ont pu payer quelques billets d’avion. Le plus important contingent est le bataillon coréen : 2 à 3000 manifestants hyper-disciplinés.

Le bataillon coréen bivouaque

Pour grossir nos maigres troupes dans les manifs, nous ne pouvons compter que sur les travailleurs immigrés de Hong Kong !

Immigrées indonésiennes en renfort

Certes, un vaste mouvement démocratique a pu réunir 200 000 personnes dans les rues la semaine précédente… mais pour défendre les droits démocratiques à Hong Kong face à la dictature de Chine populaire. La jonction entre le mouvement démocratique et les manifestations altermondialistes ne se fait guère.

A l’ombre des gratte-ciels

Nos manifestations occupent à peine quelques rues secondaires d’une ville grouillante d’activité, qui nous considère avec une sympathie amusée et braque sur nos manifs une haie de téléphones photographiques dernier cri.

... et sous le regard de Zizou

Les contacts avec la police sont bon enfant. Les policiers, d’ailleurs, déformation toute britannique, sont extrêmement aimables et serviables.

On approche du Centre des Conventions

Autour du Centre de conventions, ils ont mis en place des forces de dissuasion graduées : de jolies policières au premier rang, puis derrière, d’aussi jolies policières masquées comme des martiennes, et beaucoup plus loin derrière, les troupes anti-émeutes.

Dissuasion graduée
Les Martiennes

En fait, ce que redoutent surtout les autorités de Hong Kong, c’est qu’un paysan coréen se suicide : cette île où on devient vite fou a la hantise des suicides.

Du coup, nous (les Verts et la Fondation Heinrich Böll des Grünen) occupons l’essentiel de notre temps, en dehors des manifs et des débriefing, en séminaires pour connaître la situation chinoise, les transformations dans le commerce international qu’introduit le surgissement de la Chine, les mouvements populaires dans la Chine rurale et ouvrière, la crise écologique provoquée par la naissance de cette industrie-champignon, etc.

Débat avec les démocrates chinois

Par exemple, le delta de la Rivière des Perles produit la moitié de l’industrie électronique exportée par la Chine. Or, l’obsolescence des produits électroniques est extrêmement rapide : les déchets (vieux ordinateurs, portables, télés, etc) s’accumulent au rythme de 4000 tonnes par heure dans le monde. Et une grande partie de ces déchets revient vers une épouvantable zone de casse de cette même région du Guangdong…

Vue de ce Manhattan surgi d’une Mer de Chine sillonnée de porte-conteneurs, l’Europe c’est 25 petits nains, même pas foutus de s’unir politiquement. Un professeur chinois vient nous expliquer : « Vous ne voulez pas de nos produits textiles ? pas grave, dans quelques années on vous laissera le textile, et on vous vendra les autos, les avions et les ordinateurs ».

« Quand la Chine s’éveillera, le monde entier tremblera », disait Alain Peyrefitte. Aujourd’hui, la Chine s’est éveillée. Son essor incroyablement rapide pose d’un seul coup à l’humanité les problèmes d’incohérence de son régime commercial et d’insoutenabilité de son modèle de développement, problèmes que les écologistes prophétisaient… pour nettement plus tard.

Post-Scriptum. Pour les résultats de la Conférence de Hong-Kong, voir le billet suivant de mon blog : http://lipietz.net/?breve118

Adresse de cette page : http://lipietz.net/?breve117

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