La place des risques environnementaux dans la planification de défense

12 juin 2008 par Amiral Jacques Rosiers

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Bien que parlant en tant qu’autorité de la défense, je demande néanmoins que ces propos, mes propos, ne soient attribués à personne d’autre qu’à ma personne.

 1.Introduction

Cette conférence vient à propos.

Les études et rapports du GIEC sont aujourd’hui largement répandus et étudiés.

L’opinion publique est de plus en plus émue par les problèmes qu’ils soulèvent.

L’autorité et les responsables, publics et privés, doivent d’urgence développer des plans pour contenir et prévenir les problèmes que ces rapports soulèvent, en plus des problèmes sociétaux pour lesquels ils sont déjà en charge.

Tout un chacun a un rôle pour mieux façonner ce monde globalisé, dans lequel nous vivons déjà depuis des années, et pour lui assurer un avenir durable d’une haute qualité, à laquelle nous nous sommes habitués en ce XXIe siècle.

Néanmoins, une certaine confusion conceptuelle et des doutes, des peurs, risquent de nous distraire devant la nature nouvelle des risques et menaces qui touchent notre monde. Cela pourrait mener à un « super-activisme » ou à du fatalisme.

La question qu’il faut donc se poser est :

 « Comment faire ? » Et en complément :

 « Que faire, si ça dérape ? » Ou mieux :
 « Que faire pour que cela ne dérape pas (plus) ? Comment prévenir, ce qui est toujours plus facile que de guérir ? »

Mon propos va aborder ces questions avec le point de vue de la défense et de la façon suivante :

Quels sont les menaces et risques auxquels est exposé notre monde ?
Quels sont les risques spécifiquement environnementaux ?
Quelles sont les implications pour la sécurité ?
Qu’est-ce que la planification stratégique militaire ? et,
En guise de conclusion : quelle réponse apporte la planification stratégique militaire ?

 2.Quels sont les menaces et risques auxquels est exposé notre monde ?

D’abord une brève remarque introductive :

Une menace, pour nous les militaires, c’est une contrainte qui peut appeler une réponse du type militaire, au cas où celle-ci touche aux intérêts vitaux ou aux valeurs fondamentales de l’Etat (pris dans son sens large d’Etat nation, multinational ou supranational), en application du droit de légitime défense, ou au cas où la « communauté internationale » commandite cette action, dans le cadre de la gestion de crises. Pour ces menaces, les militaires planifient des capacités.

Un risque, pour nous les militaires, c’est une contrainte sociétale, touchant notre sécurité de vie, à gérer par la politique et a priori par d’autres instruments que les militaires ; ceux-ci peuvent être appelés à la rescousse, en amont ou en complément.

Certains risques sont aussi (partiellement ou occasionnellement) des menaces. Ils sont à aborder comme risques mais les militaires ne peuvent pas exclure de les prendre en compte dans leur planification capacitaire.

Le modèle stratégique, choisi pour comprendre les problèmes de sécurité globaux de notre monde global et interconnecté, pour y reconnaître et y placer les menaces et les risques, c’est le monde représenté par un grand flacon, l’orifice ou le goulot dirigé vers le haut, déposé sur un feu, type bec « Bunsen », et avec le goulot obstrué par un bouchon. Le feu représente le réchauffement climatique et celui-ci chauffe donc le contenu de la bouteille, ce qui veut dire « littéralement » que, sous une température et pression intérieures suffisantes pour faire sauter le bouchon, le contenu de celle-ci peut s’en échapper. Le bouchon quant à lui, c’est la quantité d’énergie nécessaire pour faire fonctionner nos sociétés, l’économie et notre mode de vie en particulier. L’énergie est indispensable à nos sociétés (post)modernes et tant qu’il y en aura suffisamment, le bouchon sera assez lourd en il ne laissera pas s’échapper le contenu du flacon. Bien sûr, l’énergie, c’est la somme de l’énergie disponible, c.à.d. la somme de l’énergie d’origine fossile, alternative ou renouvelable. Il y a aussi un lien direct entre l’usage de l’énergie (valeur du bouchon) et le réchauffement climatique (feu plus ou moins fort), c.à.d. un lien stabilisateur ou déstabilisateur.

Au niveau des menaces, nous avons mis dans le flacon le terrorisme, les Etats faillis ou « faillissants », les armes de destruction massive et la prolifération.
Au niveau des risques, nous y répertorions e.a. les violations des droits de l’homme, l’extrémisme, le crime organisé, les trafics illégaux, les inégalités, les problèmes écologiques, la piraterie, les migrations, les pandémies, le SIDA, …
Au niveau des risques, qui sont aussi des menaces, il y a lieu de mentionner la sécurité énergétique (le bouchon) et le réchauffement climatique (le feu).

Bien sûr, ces menaces et ces risques ont un caractère international et ils ne sont que peu si pas du tout limités à une région spécifique. Suite à la globalisation, un problème de sécurité local peut avoir des conséquences, des métastases, de part le monde. De plus, ces risques et menaces sont entrelacés et ils s’influencent l’un l’autre. Des Etats faillis ou « faillissants », par exemple, sont un terreau pour le crime organisé ou pour le non respect des droits de l’homme.

Pour maintenir le système de la bouteille réchauffée et bouchée en équilibre, il faut :

Eviter que les risques mis dans la bouteille ne s’échauffent (« s’emballent »), donc il faut les traiter par des politiques appropriées, régionales ou multinationales ; il faut soit les inhiber (« containment policy »), soit les soulager par la coopération (« cooperation policy »).
Mener une politique énergétique appropriée (mettre un bouchon suffisamment lourd), assurant l’accès à l’énergie, en quantité, avec un usage correct et efficient de cette énergie, tenant compte de la pérennité de celle-ci et un effet, à terme, en diminution sur l’actuel emballement climatique.
Freiner, pour ne pas dire « arrêter » le réchauffement climatique. Celui-ci est bien sûr fonction du bon usage de l’énergie, nous l’avons déjà dit, mais il « irrite et excite » surtout les risques mis dans la bouteille, certains plus que d’autres, avec tous les effets déstabilisateurs pour le monde.

La liste des risques et menaces, telle que présentée ci-dessus, est-elle complète ? Probablement pas : nous avons repris, dans notre modèle explicatif, ceux et celles qui sont les plus répertoriés aujourd’hui !

La fin du monde bipolaire a été perçue par beaucoup d’entre nous comme la marche vers un monde plus stable, étant donné la disparition de l’antagonisme entre deux grands blocs de puissance. C’est aussi pourquoi beaucoup de pays ont alors voulu « encaisser » les « dividendes de la paix ». La réalité de ce monde nous a néanmoins rapidement rappelés à l’ordre, car tous les conflits d’ordre ethnique et religieux, gelés par la confrontation « Est – Ouest » et confinés à l’oubli durant des décennies, sont réapparus avec une violence surprenante et inouïe.
D’autres parties du monde ont néanmoins évolué vers plus de développement, de paix et de démocratie La globalisation, agissant comme un catalyseur parfois, les (nouvelles) économies de marché, ouvertes brutalement à la concurrence inconnue ou non préparée jusqu’alors, ont freiné ou altéré la marche vers la démocratie et de ce fait, de nouvelles instabilités sont apparues. Sur la scène internationale, de nouveaux acteurs ont également pris possession du terrain, à côté ou à la place des Etats : mentionnons les ONGs et les TNGs (« Trans National Companies »), les médias (et l’opinion publique), …

Ce qui est nouveau et remarquable, c’est de constater que peu (pour ne pas dire aucune) de ces menaces ou risques ne peuvent encore être traités nationalement. Les pluies acides, le réchauffement climatique, le terrorisme, le crime organisé, l’immigration, la sécurité énergétique, …, pour n’en citer que quelques uns, tous ces problèmes demandent une approche internationale et globale pour être pris en compte efficacement et avec efficience. Il ne suffit plus de nettoyer devant sa porte.

Notre environnement de sécurité de sécurité semble donc en évolution permanente, ce qui fait que, par voie de conséquence mais aussi par nécessité, pour pouvoir aborder les problèmes pro activement, la défense est devenue une organisation de connaissance et en apprentissage permanent. En termes militaires, nous disons que notre organisation subit un processus de « transformation » permanente.

Arrêtons-nous encore un moment devant cet environnement de sécurité, comme nous, les militaires, nous apprenons à le voir et à l’appréhender.
Deux « thèmes » apparaissent à l’avant-plan et semblent déjà être les défis du XXIe siècle : le changement climatique et la sécurité énergétique (on pourrait élargir ce défi à la sécurité de l’approvisionnement en ressources et à celle de l’alimentation). Comme dit précédemment, ces problèmes à la dimension insoupçonnée sont aujourd’hui reconnus et admis : le film d’Al Gore nous a tous convaincus.

Le premier de ces thèmes, celui du changement climatique, est un déjà un dilemme à court terme mais il est encore plus un défi sur le long terme, qui mérite d’être à l’agenda politique prioritaire du monde. Personne ne peut se défiler devant ce défi.

Le second, celui de la sécurité énergétique, est déjà au cœur de nos débats et de nos soucis (ne pensons qu’à l’envolée du prix du baril de pétrole). Il est devenu évident que les besoins de l’Inde et de la Chine (avec une croissance économique annuelle de l’ordre de 10 %), sans oublier d’autres pays, précédemment appelés en voie de développement, alimentent une demande soutenue en matières premières, en énergie et en autres ressources. La loi classique de « l’offre et de la demande » font monter les prix, surtout s’il est question d’une offre « diminuant » à court ou moyen terme, pour ne pas parler des phénomènes spéculatifs induits. A nouveau, personne ne peut se défiler devant ce défi.
De plus, il ne faut pas négliger la corrélation entre ces deux thèmes et les effets secondaires (accélérateurs ou révélateurs) sur tous les autres risques et menaces.
C’est toute la valeur pédagogique que le modèle de la bouteille ambitionne d’avoir.

Pour faciliter une sortie de crise, induite par ces deux thèmes, la recherche, l’inventivité, la technologie, le changement comportemental, une approche internationale structurée et structurante seront indispensables. Notre sécurité globale est à ce prix.

Finalement, il y a encore les conséquences sociologiques de la globalisation dont il faut aussi tenir compte. Ces conséquences poussent sur la bouteille, la compressent et, en fait, elles menacent de la fissurer ou de l’éclater, libérant alors tout ou partie des risques et menaces qu’elle contient. Pour ne nommer que quelques conséquences sociologiques, pensons à la démographie du monde, galopante, stagnante, régressive suivant les régions du monde, les courants migratoires et les déséquilibres sociétaux induits, l’écart grandissant, en chiffres absolus d’après certains rapports, entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas (« the haves & the have nots »), entre régions mais aussi au sein d’une même région ou d’un pays, …

Ceci amène des auteurs à dire qu’il y aura de plus en plus de conflits, surtout entre ceux qui pourront trouver une place dans le monde globalisé, c.à.d. s’adapter aux conditions de celui-ci, et ceux qui ne le pourront pas.
La pression qu’exercent les trois éléments décrits ci-dessus sur la « bouteille » implique une plus grande interactivité entre les menaces et les risques. Le modèle nous enseigne encore quelque chose de plus : c’est la complexité de celui-ci (beaucoup de facteurs, beaucoup d’acteurs, beaucoup de victimes – potentielles) et le changement d’importance relatif permanent de ces menaces et risques.

C’est maintenant qu’il faut introduire les risques écologiques ou spécifiquement environnementaux.

 3.Quels sont les risques spécifiquement environnementaux ?

Ceux-ci sont repris sous un vocable dans le modèle de la « bouteille » mais ils sont bien connus ici et ont déjà été mentionnés aujourd’hui.

Rappelons brièvement les risques principaux : ils touchent nos écosystèmes et s’appellent fonte des glaces, désertification, phénomènes océaniques, modification de l’atmosphère, biodiversité, crise de la production agricole et alimentation, tempêtes et moussons, déforestation, accidents naturels et d’origine humaine, problèmes de l’eau, diminution des ressources naturelles, …

La plupart de ces risques sont aussi (d’une certaine façon) d’origine naturelle mais sont aujourd’hui aggravés par l’homme, par son comportement, causant en particulier le réchauffement climatique. Indépendamment de la lutte contre le réchauffement et une bonne approche du problème énergétique, déjà sous-entendus comme nécessaires pour notre sécurité, certains voient dans ces risques environnementaux un facteur belligène.

C’est ce que nous allons essayer de démystifier un peu.

Certains prétendent aujourd’hui que les risques environnementaux entraineront des régions et même le monde dans des situations conflictuelles et de guerre. Il n’y a cependant pas d’unanimité à ce sujet. Ce domaine des risques environnementaux fait d’ailleurs l’objet de beaucoup d’études. Comme celles-ci sont basées sur des incertitudes (de l’avenir), les conclusions sont à lire ou à prendre avec précaution.
Le changement climatique risque à son tour « d’exacerber » les risques et les fractures environnementales. Cela, nous l’avons déjà dit. C’est pour cela aussi qu’il serait approprié d’étudier le lien (de cause à effet ou autre) entre ce changement climatique et les évolutions des risques environnementaux, donc aussi sur la situation sécuritaire pour ainsi tenter de comprendre, ou de mettre en évidence, ce lien implicite entre risque et conflit. Comme il y a des avis et des conclusions divergentes, j’ai pris le parti de développer ici que ce lien est complexe, multiple et non linéaire.

D’abord et dans l’absolu, il n’y a rien de neuf concernant des conflits sur base de facteurs environnementaux. Ils ont toujours existé : il y a suffisamment d’exemples de conflits violents ou de guerres pour des ressources naturelles non renouvelables, tel le pétrole ou les minerais (« guerre du pétrole », « guerre du diamant », …). Mais on peut vouloir être plus spécifique. Qu’en est-il des ressources renouvelables : « guerre pour l’eau », « guerre pour des terres ou des sols » ? Kurt Spillman prétend que de plus en plus de conflits sont induits par des risques environnementaux : par le fait de la déforestation, la désertification, le manque d’eau (potable), les « peuples » se battent ou se battront pour des ressources renouvelables, tels l’eau et des sols plus fertiles.
Quel est néanmoins l’argument de cause ? D’après certains, il y a une relation univoque entre les « manques » environnementaux et les conflits. D’autres disent que le conflit est dû aux migrations engendrées par les « manques » environnementaux. D’autres encore y voient un chemin causal encore plus complexe.

Pour faire simple : l’environnement peut être la raison d’un conflit (« casus belli ») ou il peut en être l’amorce, le détonateur, ou même le générateur et le canalisateur.

En fait, peu de conflits trouvent leur raison réelle dans l’environnement. En étudiant la plupart des conflits, apparemment d’origine environnementale (« eau », « nourriture »), la corrélation trouvée est généralement faible. Le « casus belli » est plus souvent, ce que l’on dit si bien en Anglais : « the reason is the increasing availability of ‘common bads’ and the discriminated access to scarce ‘common goods’ », autrement dit, la dégradation environnementale sert d’excuse. Ces conflits sont aussi surtout de « basse intensité », intra-étatiques, et se déclarent dans les régions écologiquement sensibles du monde « en développement ».

Au lieu d’être une cause de conflit, le « manque » environnemental peut amorcer d’autres événements, qui engendrent la violence. Il s’agit souvent de migrations, d’appauvrissement et de doléances, de vols ou d’élimination de cheptels. L’environnement est donc un détonateur, un révélateur. Il y a donc lieu, par exemple, d’étudier les cas de dominations ou minorisation ethniques, les cas aussi de causes de rébellion.
Dès lors, ce qui est perçu ci-dessus comme cause n’est qu’à terme un canalisateur de mécontentements qui induit brusquement la montée de la violence. Ce lien n’est pas toujours automatique mais plutôt complexe. C’est pourquoi il faut privilégier le « monitoring » de ces situations complexes pour prévenir la crise.
Sinon, il faut s’attendre par exemple à des conflits pour l’eau, à la suite de causes environnementales décrites ci-dessus, bien que souvent il y a assez d’eau mais son accès est limité. Pourtant, les problèmes de « manque » d’eau peuvent aussi facilement mener à des actions concertées et de coopération.

 4.Quelles sont les implications pour la sécurité ?

Ce thème plus que nul autre nous pousse à la collaboration et la coopération internationale, puisque personne ne peut plus se soustraire aux effets néfastes du réchauffement climatique, entre autres. S’il est vrai qu’il y a là des causes possibles de conflits, il y a là aussi un énorme potentiel pour une coopération internationale “renforcée”.

La distinction classique entre ce qui relève de la « défense » ou de la « sécurité externe » et ce qui relève de la « sécurité interne » s’amenuise ou devient (plus) floue. Il s’agit de moins en moins de la sécurité de l’Etat ou des Etats mais de sécurité humaine. Cette nouvelle dénomination de la sécurité nous rappelle que c’est l’homme qui est au centre de la sécurité, de sa sécurité, que c’est lui qui est dimensionnant. Il est aujourd’hui admis que la communauté internationale a un devoir d’intervention : aux Nations Unies et en Anglais, on emploie la notion « responsibility to protect ».

La façon dont la communauté internationale aborde ces problèmes de sécurité, comme la criminalité internationale, les catastrophes (d’origine humaine ou non), le terrorisme, la sécurité alimentaire, la pauvreté, les violations des droits de l’homme, la protection des minorités, les migrations, …. démontre qu’il y a une approche plus large et globale de ces problèmes. Il reste qu’il y a encore beaucoup de disparités dans le monde.

La guerre est-elle une fatalité ?

La guerre est aujourd’hui entre constance et transformation. Notre débat stratégique « fourmille » de contributions en tout genre et la question qui se pose aussi est : la nature de la guerre change-t-elle ?

Sans risque de se tromper, on peut affirmer que dans le temps long, la « grammaire » de la guerre se perpétue. Les formes de guerre évoluent, la nature pas !

La guerre, c’est malheureusement le reflet des sociétés. Or les sociétés changent, ce qui incite les acteurs des conflits à s’adapter, à de nouveaux enjeux, de nouvelles techniques, de nouvelles armes, et de nouveaux belligérants.

La nature de la guerre ne change pas : l’objectif ultime reste le même et c’est la victoire, celle-ci trouvant des définitions différentes, en perpétuelle évolution.

La définition de la guerre reste donc :
l’opposition, frontale ou non,
d’au moins deux belligérants,
de forces égales ou asymétriques
débouchant sur des affrontements de différentes formes,
avec pour objectif (comme dixit Clausewitz) : « contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté »

Le paradoxe n’est donc qu’apparent : la guerre ne change pas, la façon de la faire est en perpétuelle évolution, et notre regard sur ses enjeux et ses conséquences est lui aussi soumis à ces évolutions.

Selon Raymond Aron, les Etats recourent à la guerre pour trois raisons : la puissance, la sécurité et la gloire. Ces trois raisons relèvent d’un projet politique.

René Girard estime lui de son côté que les Etats ne sont plus systématiquement en position d’empêcher les conflits, qu’ils n’ont plus ainsi le monopole de la guerre. Si l’on peut alors dire que la relation guerre-Etat est distendue, la relation guerre-politique reste réelle.

La guerre continue à s’adapter à l’émergence de nouveaux acteurs et enjeux. La guerre sera plus « asymétrique », de basse intensité, même si la compétition stratégique entre grandes puissances n’est pas totalement à exclure, amenant des relations existantes à s’imposer comme rivalité.

La guerre de l’avenir n’est déjà plus et ne sera donc pas exclusivement militaire. Elle sera plus une question de « leadership » que de « domination », reposant sur la capacité d’influence et de persuasion, une forme de « soft power » redécouverte par Joseph Nye.

L’avenir de la guerre serait ainsi la continuité d’actes de violence, incluant des populations civiles. La guerre de demain n’étant plus exclusivement l’affaire de militaires, le politique a pour devoir de réfléchir aux champs de bataille et aux appareils militaires du futur.

Une structure nouvelle doit permettre une nouvelle cohérence politique dans les moyens de défense. Il s’agit d’assurer une meilleure interopérabilité gouvernementale, dépassant le cadre du militaire. Une telle structure sera particulièrement utile en temps de crise, quelle que soit sa nature.

La sécurité et la stratégie donc sont intimement liées. Le contexte international actuel, avec de nouveaux risques et (le retour) d’anciennes menaces impose le retour du stratégique dans les débats politiques. Un grand risque aujourd’hui, c’est de découpler « sécurité et défense », la défense de plus en plus perçue comme projetée à l’extérieur et la sécurité avec un volet extérieur et intérieur. La stratégie, réservée à l’extérieur, et la sécurité, confinée au territoire national deviendraient deux choses distinctes, avec le risque de voir ces deux approches s’écarter l’une de l’autre. La notion de guerre serait alors remise en question, au bénéfice d’acteurs non étatiques.

Il est donc utile de rappeler le lien indissociable entre sécurité et stratégie.

 5. Qu’est-ce que la planification stratégique militaire ? Un point de vue belge

Nous l’avons dit et constaté : notre intégrité territoriale et notre souveraineté sont beaucoup moins menacés directement qu’auparavant. Les menaces et les risques demandent des approches qui ne se suffisent plus de solutions nationales. L’approche multilatérale semble être la condition « sine qua non » pour l’efficience de celle-ci. Ce constat peut paraître rassurant car il en est de même pour les plus grands pays. Nous sommes donc tous forcés à « contribuer et à collaborer » !

Les caractéristiques des opérations militaires et les conditions d’engagement de la force militaire changent sans cesse. Les forces armées agissent aujourd’hui de façon conjointe (interarmes) et combinée (internationales) et une forte coordination interdépartementale (nationale et internationale) s’impose également. Celle-ci doit se concevoir et se faire dès (avant) la phase de la planification d’une intervention internationale. C’est uniquement ainsi que celle-ci peut avoir un effet et une plus-value de succès dans la résolution de la crise sécuritaire.

L’analyse de l’environnement sécuritaire permet de définir les objectifs de la politique de défense (Definitie Website Crisiscentrum Binnenlandse Zaken) :

« Ons defensiebeleid is gericht op het vrijwaren van de nationale (vitale) belangen in de wereld, zij het nu economische, politieke of sociale belangen. Onder deze belangen wordt ook de veiligheid van onze landgenoten buiten ons grondgebied begrepen.
Maar wat zijn nu die nationale belangen ?
Onder « vitale belangen van het land of essentiële behoeften van de bevolking », dient te worden verstaan de openbare orde in brede zin, namelijk de openbare rust, de openbare veiligheid en de openbare gezondheid, maar eveneens het socio-economisch potentieel van het land, de nationale soevereiniteit en de integriteit van het nationaal grondgebied. »

Pour ce faire, nous sommes actifs dans les organisations inter (supra) nationales et les alliances établies structurellement et nous sommes prêts à déléguer petit à petit des attributs de souveraineté. Ensemble, en Europe, nous sommes convaincus nous serons plus efficaces.

La montée en puissance d’acteurs stratégiques “émergents”, les pays dits BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine) renforcent encore la nécessité d’une dimension européenne pour notre sécurité. Nos intérêts ne seront préservés que s’il y a une stabilité et paix à l’échelle du monde et tout le monde peut et doit y coopérer, aussi les plus petits pays comme le nôtre.

Voir à ce sujet aussi une citation du professeur Rik Coolsaet (voir son livre : ‘België en zijn buitenlandse politiek’) : “de analyse van de Belgische politiek sinds de onafhankelijk wijst erop dat, voor ons land, de vitale belangen kunnen gedefinieerd worden in termen van enerzijds economische voorspoed en anderzijds politieke onafhankelijkheid. Dit ziet eruit als de twee ketens van een DNA structuur, die onderling verbonden zijn en waarbij nu eens het ene dan weer het andere op de voorgrond treedt.”

La diplomatie de défense est une tâche importante dans le panier de nos tâches de défense. Il faut donc des capacités pour s’en acquitter. Mais la défense exige aussi d’autres capacités pour exécuter les tâches militaires qui découlent de l’analyse de la sécurité globale. Remarquons dès à présent que l’on parle aujourd’hui de capacités. Cela est bien plus que du matériel ou des ressources humaines. Il faut en plus une doctrine, un mode et une capacité opératoire, de l’instruction et de l’entraînement, des capacités de commandement et de direction, des finances et de l’infrastructure.

A côté de la planification opérationnelle, celle qui assure le suivi des opérations militaires en cours, il faut aussi une planification capacitaire. Celle-ci se différentie de la planification de défense classique, qui était basée sur la détermination de la menace et l’action à faire pour la contrer. Maintenant, la planification capacitaire fait partie de la politique de défense. A partir de choix politico-stratégiques, la politique décrite dans la stratégie, des capacités cherchent à influencer le cours des choses et à produire des effets.

Cette approche holistique de la sécurité montre que les capacités doivent assurer la continuité de l’action civile et militaire. Le militaire n’est qu’un des instruments, normalement l’ultime, capable de créer ce que nous appelons dans notre jargon le “SASE” (Safe and secure environment). Ceci implique une posture plutôt “expéditionnaire” et des capacités d’observation et d’analyse poussées.

Une fois de plus, devant l’allure sans cesse plus rapide des changements de tout ordre dans notre monde globalisé, nous sommes obligés de nous adapter. En termes de management, nous parlons d’une organisation qui apprend ou d’une « learning organisation ».

 6.Conclusion

Il faudra tenir compte des nouveaux enjeux de sécurité. Ce sont l’énergie, l’influence des modifications climatiques, éventuellement d’autres facteurs, comme la cybercriminalité et, bien évidemment, le terrorisme.

Dans un contexte de multiplication des crises, face aux défis partagés, il faut aujourd’hui agir ensemble pour notre sécurité commune. Il faut savoir se fixer des objectifs et des orientations. C’est le but d’une stratégie. Mais il faut aussi des moyens pour agir et produire des effets. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui les instruments capacitaires.

En s’attaquant aux causes pour produire des effets, on peut éviter les dérapages belliqueux. Tout l’art est dans la détection et la prévention des crises ou dans l’intervention ciblée et cohérente. Il y a un changement en cours et celui-ci peut être marqué et partagé par l’opinion publique, en faisant référence au récent rapport à l’assemblée de l’UEO de M Ducarme. Je cite : « Au début du XXe siècle, en cas de conflit, les victimes étaient pour 90 % des militaires et 10 % des civils. Au début du XXIe siècle, ce sont 80 % de civils et 10 % de militaires. Cela montre bien que l’enjeu stratégique, l’utilisation des outils, les décisions sont à prendre en considération de manière totalement différente. »

C’est donc en termes de sécurité et de défense qu’il faut penser. L’action est et sera « civilo-militaire ». Tous les instruments et tous les acteurs doivent agir en concertation et de manière coordonnée pour stabiliser les crises et reconstruire ensemble la société, pour qu’elle puisse vivre en sécurité et en paix.

Connaissant les menaces et les risques, en les étudiant et en les suivant, dans leurs évolutions, en tirant les conséquences de ces changements, sachant qu’elles sont plus diffuses et incluent des domaines que nous n’incluions pas jusqu’à présent dans les politiques de défense et de sécurité, tels les défis des pressions migratoires, les risques écologiques, la cybercriminalité et les trafics en tout genre, nous l’avons dit, tout cela doit être intégré dans une politique, qui pour moi est et sera la politique de sécurité et dPàe défense européenne.

Il faudra mieux dépenser, il faudra se mettre d’accord sur des projets capacitaires structurants, basés sur le développement en commun de moyens, l’utilisation de moyens existants, la mise en commun de fonctions civiles et militaires, une capacité européenne d’évacuation de ressortissants, une capacité spatiale d’observation, de transport stratégique, de commandement et de conduite d’opérations « civilo-militaires », l’interaction avec des partenaires (d’occasion ou stratégiques) … J’arrête ici !

Le débat sur la sécurité et la défense est ouvert. Après une actualisation de la stratégie, il faudra une impulsion politique, des projets relatifs au renforcement progressif de nos capacités. Il faut ouvrir le débat. Ce colloque, comme d’autres, vient à point. Il ne faut pas imposer mais définir ensemble, au niveau européen à partir d’une ambition commune, un effort partagé pour faire de l’Europe un acteur global sur la scène internationale !



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