On re-manifeste !
par Alain Lipietz

mardi 2 mai 2006

Long week-end du 1er mai. J’en profite pour continuer le rangement du mon bureau (travail de Sisyphe…), mon travail sur Mallarmé, préparer mes procès en cours, et … manifester.

Mes procès approchent. Celui contre mon « assassin », un nommé Shoemann : il m’a envoyé, ainsi qu’à quelques personnalités militant sur le conflit israelo-palestinien, en particulier à ceux d’origine juive, une lettre contenant un balle avec le petit mot : « La prochaine n’arrivera pas par la poste ». J’avais réussi à cacher cet incident à ma compagne pendant toute sa maladie, mais évidemment, maintenant, c’est public. Comme le procès aura lieu pendant que je serai au sommet des chefs d’Etat européens et latino-américains, à Vienne, je n’y assisterai pas : je mets au point, avec mon avocate, ma tactique par procuration. En revanche, je ne veux pas louper le procès de mon père contre l’Etat français et la SNCF pour leur complicité dans sa déportation.

Le débat (en tribunal administratif, donc essentiellement par écrit), se centre sur deux arguments. Pour l’Etat : il fait valoir la prescription en matière de dette (pour un crime contre l’humanité imprescriptible !). Il s’agit donc de montrer que l’imprescriptibilité n’est pas un vain mot, et, au-delà des mots de Chirac (fermes, d’ailleurs, mais c’est du Chirac…), affirmer une fois pour toutes la responsabilité et la culpabilité de l’Etat français, par-delà les régimes, dans le crime de la Shoah. Et, subsidiairement, juger de cela en France, et pas à New-York.

La SNCF, quant à elle, joue un double jeu minable mais significatif.

 En France : « Je ne suis pas un service public, je suis une entreprise commerciale et j’ai vendu ces titres de transport à l’Etat français ». Effectivement, elle lui a fait payer des billets de troisième classe, alors que mon père et ses parents, comme tous les juifs, ont été transportés, enfermés, sans eau et sans toilettes, en wagon à bestiaux. Il a été facile à mon beau-frère, avocat spécialisé en droit administratif, de montrer que dans ce cas, la SNCF exerçait, avec monopole et mandat d’Etat, un "service public administratif »… de déportation.

 Aux Etats-Unis, la SNCF s’abrite derrière l’immunité des Etats étrangers… en se proclamant service public intégré à l’Etat !

Polémique dérisoire, défense dérisoire, qui en dit long sur la conscience qu’a aujourd’hui la SNCF de sa haute mission de service public…

Ce second procès aura lieu le 16 mai à Toulouse. Ma sœur, mon beau frère et leur fils Maïeul (informaticien et historien de la famille) préparent un CD comprenant l’ensemble du dossier, avec les arguments échangés et notre plaidoirie.

Donc à part ça, deux grosses manifs. La première a lieu le samedi 29 avril, contre la future loi CESEDA que prépare Sarkozy. Très belle manif (15 à 20 000 personnes à Paris).

J’y suis, j’y reste

Le PS est bizarrement absent. Je regrette aussi l’absence des chrétiens, dont les leaders semblent vouloir se mobiliser avec fermeté, et ont rencontré Sarkozy le matin même. Car cette nouvelle loi va au-delà des pires vilenies à la Stoléru-Pasqua-Debré-Chevènement. Elle met de sérieux bâtons dans les roues et du droit de se marier (oui, je sais, les Français ont voté contre, avec le TCE, parce qu’il ne « constitutionnalisait » pas aussi le droit à l’avortement) et au droit de vivre en famille.

Libre circulation politiquement correcte

Elle organise le pillage sélectif des cerveaux du tiers-monde : on va voler des médecins à l’Afrique, espérant sans doute la faire disparaître de la carte du monde ? C’est d’autant plus absurde que les sans-papiers que j’accompagne parfois occupent le plus souvent des emplois peu qualifiés (même s’ils sont, eux, très qualifiés).

Deux jours plus tard, 1er mai sous la bruine. Une manifestation d’importance moyenne (long week-end, manif du samedi et toutes les autres avant), mais de style totalement inattendu. Bien sûr, on retrouve les énormes cortèges des communautés immigrées et politisées, en particulier les Kurdes, Turcs, et Eelam-Tamouls en costume !

Les Tamouls de La Courneuve

Mais à part ça, tout le reste de la manifestation se présente comme une soupe colorée , d’où émergent quelques grumeaux des cortèges organisés de la CGT et des collectifs de sans-papiers. L’écrasante majorité du cortège est une joyeuse pagaille où se mêlent, parfois sur le même rang, tous les drapeaux à la fois, des plus modérés (l’Unsa) aux plus radicaux (Sud, les anars), des syndicalistes aux associations citoyennes. Les jeunes y sont pour une fois très présents (suite du CPE aidant), y compris avec de notables délégations punk, tekno etc.

Même combat !

À regarder de plus près cette soupe bariolée, on observe la présence d’une foule de petits comités locaux, survivants parfois depuis un ou deux ans, nés d’une injustice quelconque, contre l’expulsion ou l’arrestation de lycéens, contre une bavure policière, etc. Manifestement, quelque chose bouge à nouveau dans la société, revitalisant les vieilles formes d’organisation (le syndicalisme…), mais qui, dans sa grande majorité, se cherche des formes d’expression plus à sa main…

Mardi, un saut à Bruxelles pour recevoir une délégation de L’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (qui m’invite à un colloque à Paris à la rentrée d’automne), et une délégation d’opposants et victimes de la répression cubains.

Déjà, un entrefilet étant paru dans Le Parisien sur le procès de Papa, RMC me fait intervenir dans l’émission Les grandes gueules. De père en fils ?

Les auditeurs qui appellent ne sont pas très impressionnés par le fait de chercher à obtenir la reconnaissance judiciaire de la culpabilité de l’Etat français : ils approuvent chaleureusement, pour eux ça va de soi. Mais la SNCF ? Ne va-t-on pas stigmatiser des gens qui n’y sont pour rien, et une institution qui devait de toute façon obéir à l’Etat vichyste ? J’explique que je suis moi-même fonctionnaire, que nous attaquons une institution (pour qu’à l’avenir on puisse moins facilement plaider l’irresponsabilité du « système »). Et quant à la SNCF, j’évoque les manoeuvres de retardement des trains réalisées par des cheminots résistants, j’explique que nous aurions volontiers été co-plaignants avec elle contre l’Etat, que c’est elle qui, de manière ahurissante, ne plaide même pas l’ordre donné, mais au contraire le caractère strictement commercial de sa fonction (comme si commettre un crime contre l’humanité « seulement pour l’argent » était une excuse), qu’en plus elle n’exhibe aucune archive lui donnant la consigne de transporter les juifs dans des conditions inhumaines.

J’ai appris à cette occasion qu’alors même que les armées de la Libération venues de Normandie et de Provence opéraient leur jonction, la SNCF a réussi à faufiler des trains de déportation à travers les lignes alliées ! Chef d’œuvre technique : la « banalité du mal », crime de bureau, de technocrate…



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