La fragile victoire de la gauche et l’avenir d’Europe-Écologie.
par Alain Lipietz

lundi 29 mars 2010

Quelle dégelée ! mais quelle dégelée a pris le Petit Sarkusconi aux deuxième tour des régionales ! Espérons que, ce soir, Berluscozy aura pris la même gamelle en Italie.

Lundi dernier, dans son allocution, le Président élu engueulait carrément les Français, les traitant de girouettes, que lui « garderait le cap ». Il pointait indéniablement un défaut de la démocratie : les électrices et électeurs peuvent se tromper. Mais l’avantage c’est qu’ils peuvent ensuite changer d’avis. La France aura seulement perdu 5 ans…

Je suppose qu’il va tout faire pour avancer sa réforme des collectivités territoriales et rogner les ailes à ces « contre-pouvoir régionaux » . Nous l’en empêcherons : 2012 vient avant 2014, date prévue pour la réforme qu’il concocte.

Bon. Mais passé le champagne, il faut rester lucide. La défaite de la droite ne permet pas à la gauche de pavoiser.

L’abstention reste à un haut niveau incroyable pour une élection « locale ». Or (l’exemple de l’Alsace confirme sur ce point les sondages sur le premier tour) cette abstention constitue principalement une réserve de la droite. Par ailleurs le FN remonte à ses niveaux des plus mauvais jours, vers 17 %. Sarkozy n’aura même pas servi à réduire la « dissidence frontiste », il n’aura su au contraire qu’officialiser et légitimer à droite, de lois anti-foulard en chiffons bruns « identité nationale et immigration », la lepénisation des esprits que Chirac avait longtemps tenue en lisière.

On observe d’ailleurs que toutes les troisièmes listes font dans ces eaux-là, aux deuxièmes tours en triangulaires : EE en Bretagne, Modem en Aquitaine, FdG en Limousin. Il y a un électorat qui non seulement s’abstient, mais refuse aussi bien la droite UMP que le « PS sans Ecologie », et le dit…

Enfin, si presque toutes les régions ont été gardées par la gauche avec une avance bien plus confortable qu’en 2004, une seule région a été gagnée (la Corse), une reste hors d’atteinte (Alsace) , deux sont perdues (Guyanne et La Réunion), une a changé de camp sans changer de titulaire (Languedoc-Roussillon). Pas de quoi pavoiser, vraiment.

La gauche n’a pas gagné. C’est la droite qui a perdu, des deux côtés : électorat de la droite populaire reparti au FN, électorat de la droite « intégrée » parti vers l’abstention, un peu le Modem, un peu EE, et, de là, pas beaucoup aux listes conduites par le PS…

Un mot sur les régions perdues. J’ai évoqué la Réunion la semaine dernière, de façon trop elliptique pour être bien compris. Il est dommage qu’EE n’ait pu reconduire son équipe qui avait cartonné aux européennes, je l’ai dit et je le maintiens. Mais je n’ai pas dit « à qui la faute », je ne vais pas rentrer dans ce débat difficile à évaluer de loin. Ce qui est sûr c’est que ni le PS ni EE n’ont été en mesure de bâtir une alternative au PCR et à Vergès, potentat vieillissant. Dominique Voynet avait su arracher Montreuil à Brard avant qu’il ne soit trop tard. Manifestement Martine Aubry a senti qu’il fallait déjà prendre date contre Frêche. Un peu tard dans la campagne, à contre temps (le dérapage « pas très catholique » de Frêche n’était pas le plus flagrant) et en coulant la seule alternative en ordre de marche : la liste EE de JL Roumégas…

Le cas de la Guyane est le plus dur pour nous. Non seulement au premier tour Guyane-Ecologie dépasse à peine la barre des 5% (c’est déjà bien, mais les Verts guyanais nous avait habitués à des votes bien supérieurs, aux européennes ). Mais encore la liste de gauche au second tour était emmenée par C. Taubira qui, en Métropole, faisait campagne pour EE !! Elle est battue par un dissident du PS Guyanais, tardive « prise de guerre » de Sarko. Certes Taubira + EE avaient devancé largement le PSG. Et alors ? Cette « nouvelle gauche » n’a pas convaincu.

À part ça, un débat a fait rage, sur les listes vertes et ma page Facebook, à propos de mon billet de la semaine dernière et de mes hypothèses sur les listes régionales vertes qui ont le plus régressé par rapport aux européennes : Bretagne, Aquitaine, Provence-Côte-d’Azur, Franche Comté, Lorraine, Ile-de-France. Le cas breton s’est éclairci : poids de la scission « Bretagne Ecologie » vers le PS, mais surtout une liste concurrente, bretonnante, celle du maire de Carhaix, 2e sur la liste verte en 2004, qui ne passe pas la barre du premier tour (4,3 %), mais soutient EE au second tour contre le PS « hégémoniste » qui a refusé la fusion.

Sur l’Aquitaine, c’est bizarre. Tous les mails que je lis confirment le rôle des luttes intestines aux Verts, dont l’affaire Marie B. n’aura été que le prétexte : derrière son père, Noel Mamère aussi était visé… Bravo ! Retour à 2001 ? Je ne suis pas sûr. Sur ce fond de chikaias internes, le Modem a pu jouer d’un excellent candidat, ne l’oublions pas ! Un gadin, il est certes toujours plus utile de considérer que c’est de notre faute, mais il faut concéder que ce peut être aussi la succès d’un autre. C’est pourquoi il faut veiller à être soi-même très bon, donc apprendre à prendre sur soi dans l’intérêt général.

Bon, mais revenons à cette insuccès relatif de la gauche (oui, oui, je sais, je suis trrrès exigeant).

Nous l’avons vu avec le sondage Opinion Way que j’ai analysé la semaine dernière, et les sondages CSA et Opinion Way sur le second tour le confirment : les déçus de Sarko se sont d’abord abstenus. 42 % de ceux qui ont voté Sarkozy au premier tour de 2007 se sont abstenus au second tour de 2010. L’Alsace est donc une exception. D’ailleurs, une étude réalisée par un Vert du Val de Marne, Claude Grasland (précieux géographe politique que je remercie !!) montre que dans les communes de notre département « équilibré », plus il y avait eu d’abstention au premier tour, plus la gauche progresse au second. Ainsi, même au second tour, l’électorat de droite a continué à bouder.

L’abstention 2010 est largement un vote politique, à égalité avec le désintérêt pour la politique . Les passages explicites de droite à gauche sont plus rares : 15 % des électeurs Sarkozy du premier tour 2007 ont voté à gauche le 21 mars, ce qui est quand même le double des « retournés au FN » (8 %).

Il faut bien se mettre ça dans la tête : Sarkozy a battu Ségolène de 8 % des exprimés, et ce qui est le plus utile à la gauche est aujourd’hui de savoir « comment les lui reprendre ? », sans se contenter d’espérer qu’ils s‘abstiendront, faute de quoi ça se passera en 2012 comme en Alsace, Réunion et Guyane : victoire surprise de la droite au second tour.

Or il est assez clair que le vote EE est à la fois le plus attractif pour ces « nouveaux convertis de la droite vers la gauche » et plus fragile quand il s’agit de se reporter sur une liste PS (et non verte) au second tour. Cette leçon, que j’avais tirée des deux expériences chimiques des législatives des Yvelines (voir mes billets de blog ici et ), se trouve confirmée par les études sur les deux premiers tours (Opinion Way et CSA). Au premier tour en effet les « sarkozystes déçus » ont voté à 7% pour le PS, 5 % pour EE, 8% pour le FN… et 1 % pour le Modem. Le Modem ne sert plus à rien comme vote-passage. Mais EE apparaît comme presque aussi attrctif que le PS alors qu’il est deux fois plus petit ! Inversement (et malheureusement) cet électorat EE de premier tour est celui qui se reporte le moins (mais quand même à un haut niveau) sur les liste de gauche au second : 20 % s’abstiennent, et sur ceux qui votent, 12 % reviennent à droite.

L’écologie est donc dorénavant le canal privilégié mais fragile de la fameuse « alternance ».
Ce fait a suscité de la part d’un correspondant, sur le forum de mon précédent billet, le jugement sans doute partagé : « C’est suspect ». Il faut approfondir ce point, car on voit qu’il serait aussi valable pour tout autre parti. Le parti qui attirera le plus d’électeurs venus de la droite, donc celui qui contribuera le plus à la victoire (espérée !) de la gauche en 2012, sera ipso facto suspecté d’être impur, centriste, pas vraiment de gauche.

Raisonner ainsi, c’est supposer qu’il existe un axe sur le quel ranger (de droite à gauche) : le FN, l’UMP, le Modem, le PS, le FdG, le NPA… EE serait une sorte de Modem bis, entre le vote à droite et le vote à gauche. Ainsi, Europe-Ecologie, le mouvement appelant l’électeur à modifier le plus ses habitudes de confort s’il veut être digne de son bulletin de vote, serait ravalé au rang d’un « centrisme de substitution » à la place du Modem, qui avait pourtant l’avantage de ne demander aucun effort, pas même fiscal, de la part de l’électeur !

Or tel n’est pas le statut de l’écologie politique. Elle représetne un autre « paradigme », une autre échelle de valeurs, une autre conception du progrès, qui ne se rangent pas sur cet axe ansien. Sa conception de la solidarité ne se réduit pas à la redistribution mais se fonde sur la réciprocité, sa conception de l’autonomie n’est pas l’individualisme, sa conception de la responsabilité à l’égard de l’écosystème et des génération futures est ignorée par les autres forces. Des électeurs ayant voté jadis à droite peuvent donc être séduits par cette offre politique, alors qu’ils ne le seraient pas par le PS !

Dans la campagne des Yvelines, j’ai apprécié comment les maires apolitiques de la Vallée de la Mauldre et la secrétaire de leur association, qui se disait ouvertement de droite, déclaraient posément : « Nous vous soutenons [Anny Poursinoff et moi] pour sauver notre vallée, et nous accpetons pour cela que vous souteniez la gauche au second tour ». Reste évidemment la question de la justice sociale. L ‘écologie a une autre clef pour y amener que les « alliances de classes » : la solidarité, le Bien Commun.

Et… me direz vous, les autres ? Les fragments du très ancien peuple de gauche qui n’est plus de gauche ou ne l’a jamais été, les vieux ouvriers écœurés ou les jeunes chômeurs révoltés, ceux qui depuis longtemps ne votent ni PS ni Sarkozy mais s’abstiennent ou pire, votent FN ? On en parlera une autre fois car (c’est aussi une des leçons des Yvelines) on ne les regagnera plus sur de belles paroles et promesses, même vertes, mais plutôt sur des réalisations. C’est du « long terme », faut pas trop espérer de résultats d’ici 2012.

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Et à par ça ? Semaine occupée par la bataille pour que le triple succès d’Europe-Ecologie (européennes, législatives 78, régionales) se stabilise dans un dépassement des Verts. Ce fut l’appel de Dany le lundi et, le lendemain, un appel plus précis avec calendrier, que nous présentons à la presse. Le reste de la semaine, ces propositions sont très démocratiquement débattues dans le mouvement, sur les listes et réseaux sociaux, ce qui est déjà un progrès par rapport à la « diplomatie secrète » avec ses motions surprises présentées au dernier moment qui règnent depuis des mois.

Quelques réticences s’étant manifestées sur ces forums, j’ai essayé d’apporter quelques réponses ici. Le Conseil National des Verts approuve le calendrier ce dernier week-end à la quasi-unanimité. Mon texte, comme la motion du CNIR, sont loin d’épuiser le sujet ! Mais nous y reviendrons.

Enfin, j’ai préparé pendant la semaine mon débat avec André Gérin dans le cadre du Forum Libération à Rennes. J’ai interrogé par exemple ma fille Barbara qui fait des enquêtes dans les quartiers populaires de Londres auprès de femmes du Bengladesh en niqab, ou encore déjeuné avec la directrice d’une Mission locale pour l’emploi. Vous trouverez mes positions de départ ici.

Le débat se passe très bien. Finalement, au-delà même de la laïcité, le fond de la question se réduit à l’usage de la loi. Je dis « Je hais la burqa, je hais le FN, mais on ne combat pas le FN en l’interdisant ». André me répond : « Moi je suis pour l’interdiction du FN. » Deux visions de la liberté et de la démocratie. À la fin du débat, deux jeune filles en (simple) foulard viennent me voir pour nous remercier d’un débat de cette tenue. Vous pouvez l’entendre ici (mais pas le débat avec la salle, malheureusement, qui fut très riche).



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