Jennar jette le masque. Bettelheim est mort.
par Alain Lipietz

dimanche 23 juillet 2006

Dans le Briançonnais, dont l’air remplit miraculeusement le poumon de Francine, je suis vaguement l’actualité écrasée par la destruction méthodique de deux pays, Gaza et le Liban, par Tsahal, dans une indifférence planétaire abyssale.

Alors deux petites nouvelles dont le rapprochement m’a fait sursauter : un article de Marc-Raoul Jennar et la mort de Charles Bettelheim.

Je m’y attendais depuis un an. C’est fait. Raoul-Marc Jennar, un des grands théoriciens du Non, vient d’expliquer dans L’Humanité du 13 juillet qu’il ne fallait plus chercher, même par une assemblée constituante, ou en donnant un pouvoir constituant au Parlement européen élu en 2009, à bâtir une nouvelle constitution. Motif : les peuples européens sont trop à droite. Faut changer de peuples.

C’était pourtant le grand argument de ceux des « Non » qui, tout en souhaitant (intérieurement !) beaucoup moins d’Europe, se présentaient comme ultra-fédéralistes, reprochant au TCE de ne pas stipuler que tout se voterait dorénavant à la majorité des 460 millions de citoyens de l’Union européenne ! Il fallait bien satisfaire une base, qui, elle, ne voulait plus, ne veut plus de l’Europe actuelle (celle de Maastricht-Nice), mais espérait qu’une autre Europe serait rendue possible par le Non. Le « Non de gauche », en tout cas celui des leaders, se démasque progressivement : c’était un vulgaire non anti-européen, nationaliste et productiviste, dont l’idéologie est bien représentée, et depuis fort longtemps, par les partis communistes (PCF et LCR), et encore plus clairement les Chevènementistes. Maastricht-Nice convient parfaitement à leur posture protestataire.

Sur ce point, leur Non ne se distingue absolument pas de celui de leurs indispensables alliés,
Front national et Villieristes, sous l’hégémonie desquels il se place d’ailleurs occasionnellement.

La contorsion de Jennar est assez misérable (mais nous connaissions le personnage, par son invraisemblable calomnie contre les Verts, censés être à l’origine de la directive Bolkestein !). Selon son article, il avait cru en 2004 que le Non permettrait d’adopter ensuite un vrai bon traité. Mais, depuis 2006, il travaille avec le Parlement européen ( en fait avec les communistes) et il a découvert, tenez-vous bien, à quel point toute l’Europe était à droite, cette droite comprenant évidemment le Parti socialiste européen. Donc, toute constitution adoptée de nos jours serait plus à droite que le TCE. Il ne faut donc pas essayer d’y revenir, restons-en… à Maastricht et Nice, jusqu’à ce que l’Europe soit majoritairement communiste !

Après tout, on pouvait, en effet, vraiment se poser la question… en 2004 !! Et je me la suis posée moi-même, en juillet 2004 : après la conférence inter-gouvernementale de juin qui fixa définitivement le texte du TCE, entérinant la Charte des droits fondamentaux et les deux parties vraiment constitutionnelles issues de la Convention, (la I et la IV), mais en châtrant l’introduction, qui était jusqu’alors magnifique, et en rajoutant l’intégralité de la troisième partie, choisissant elle-même les politiques qui resteraient adoptées à l’unanimité des gouvernements et celles qui relèveraient du régime général de la loi européenne (majorité et codécision). Cette conférence intergouvernementale avait failli me dégoûter de voter pour le Traité constitutionnel.

Mais, sitôt entré au Parlement européen nouvellement élu, j’avais fait la connaissance des quatre-vingt-dix députés dits « populistes » élus à travers l’Europe, et je m’étais rendu compte que la grande majorité appartenait à l’extrême-droite nationaliste. C’est ce qui m’avait convaincu, dès la fin du mois de juillet 2004, de voter pour le TCE… au nom même des arguments qui amènent aujourd’hui Jennar à ne plus rien tenter après le rejet du TCE. L’électorat européen apparaissait tellement à droite que les avancées du TCE tenaient du miracle. Ce miracle a un nom : la Convention qui en avait rédigé l’essentiel, et qui, elle, était composée d’élus, en co-élaboration avec les grands réseaux d’associations de la société civile... Avec un parrain : le vice-chancelier d’Allemagne, le vert Joshka Fisher. Une conjoncture qu’on ne reverra pas de si tôt.

Mon opinion sur l’honnêteté intellectuelle de Jennar n’est plus à faire. Mais je lui reconnais une grande intelligence. Il savait donc pertinemment, à la même époque, que ce serait ou bien le TCE, ou bien pire que le TCE. En choisissant le Non, il a donc volontairement et sciemment voté pour le maintien de Maastricht-Nice, le traité le plus ultra-libéral de l’histoire du monde.

Aujourd’hui, Jennar s’avoue favorable à une situation où l’Europe est gouvernée par des accords intergouvernementaux entre des gouvernements qui, à ses yeux, sont tous de droite. Je m’en doutais un peu. Mais cela va encore mieux en le disant.

Ainsi, progressivement, les électeurs du Non de gauche français vont se rendre compte qu’ils se sont fait rouler. Ils ne le diront jamais dans aucun sondage, seulement peut-être en tête-à-tête. Mais la façon, par exemple, dont, chez les Verts, les deux candidats nonistes à la candidature présidentielle se sont fait balayer en se partageant 30 % des votants, et la façon dont Dominique Voynet, l’une des rares animatrices qui se soit vraiment mouillée dans la bataille pour le oui, vient d’être élue candidate, montre l’évolution des esprits. Il en est de même au niveau national quand on compare les sondages plutôt flatteurs de Ségolène Royal à ceux plutôt désespérants (et forts justifiés) de Laurent Fabius.

Le cas de Dominique est plus intéressant : elle, elle avait su d’emblée se battre contre Maastricht, contre Nice, et, en votant Oui au TCE, elle continuait notre combat pour une autre Europe possible.

Que le TCE ait été le maximum de ce que les Européens pouvaient accepter comme structures fédératives communes, à l’orée du vingt et unième siècle, était à peu près clair pour tous les fédéralistes européens. Tous ? Non, car il aura fallu qu’une partie des pro-européens sincères rallie l’étrange mais pas très nouvelle coalition rouge et brune de l’extrême droite et de l’extrême gauche nonistes. On estime en effet que, dans les 55 % du non français, 25 % venaient de la droite et 30 % venaient de la gauche. Or, la somme des communistes, trotskistes et chevènementistes est loin de faire 30 %. Il y a donc eu des électeurs de gauche
pro-européens qui, trompés par les hommes auxquels ils faisaient confiance (des leaders du syndicalisme de gauche, des socialistes comme Montebourg ou Généreux), ont cru bien faire en votant Non. C’est-à-dire : voter pour un très prochain traité bien meilleur. Alors qu’en fait, ils bloquaient l’Europe dans l’ultra-libérale constitution de Maastricht-Nice, pour au moins une demi-génération. (Je dis « une demi-génération » parce que je suis un optimiste invétéré).

De tels européens trompés, j’en ai rencontrés pendant la campagne !! Je pense à Bernard Dréano , Gustave Massiah, au regretté Gilbert Wasserman, etc... Je leur avais dit à l’époque : « Vous rompez avec vos meilleurs amis politiques pour vous jeter dans les bras de vos adversaires de toujours ». Leur terrible mésaventure au congrès d’ATTAC, désormais totalement contrôlé par des communistes ou ex-communistes, national-productivistes et anti-européens, semble m’avoir tristement donné raison.

On annonce par ailleurs que Charles Bettelheim est décédé. Charles qui ? Bettelheim. Le grand économiste « althussérien ». C’est par lui, par son livre décisif Calcul économique et formes de propriété, que je suis devenu le marxiste que j’ai été, qu’ont germé les approches « régulationnistes », que je suis ensuite passé (grâce à René Dumont) à l’écologie.

Et que disait ce livre ? Que la propriété juridique des entreprises, des unités économiques, n’était pas si importante. Que l’essentiel résidait dans les rapports sociaux noués entre producteurs, dirigeants et usagers. Que même la planification centralisée n’abolissait pas le caractère marchand de l’économie, si producteurs et destinataires restaient étrangers les uns aux autres, le travail des uns pour les autres passant par la médiation d’une puissance placée au dessus d’eux, et non par le débat démocratique sur la définition et la répartition de ce travail social et de ses produits. Que donc la propriété d’Etat et la planification soviétiques ne représentaient pas un dépassement du capitalisme. Qu’inversement une chose pouvait avoir un prix sans que cela en fasse une marchandise, si ce prix représentait par exemple un droit « politique » sur l’accès à l’environnement…

Fort de cette leçon, je rédigeais en 1971 mon premier vrai grand travail de recherche, Circulation du capital et propriété foncière dans la production du cadre bâti. Mais Bettelheim (que je n’avais jamais vu) m’intimidait trop pour que j’osasse le lui proposer pour sa prestige collection chez Maspéro. J’essayais d’abord un autre éditeur : refus. En désespoir de cause, j’envoyais donc le manuscrit à Bettelheim. Il m’invita aussitôt chez lui, et de sa voix si douce, de ses yeux émerveillés, me fit mille compliments, me prodigua mille conseils : le manuscrit devint Le tribut foncier urbain.

Mais je restais tout aussi intimidé par lui. Du coup, pour le second livre, même jeu : je le proposais d’abord à un autre éditeur : refus, puis à une autre collection de Maspéro : rerefus, puis à Bettelheim : même accueil enthousiaste. Ce fut Le Capital et son espace.

À l’époque, j’étais très peu sûr de moi et de mes capacités. Contrairement aux apparences, je le suis resté. La différence, c’est que je ne trouve plus tellement de grands hommes pour m’intimider (plus de femmes peut-être ?). Je raconterai un jour peut-être qui furent et qui restent les Grands Hommes et Grandes Dames qui m’ont terrorisé. Mais bon, je savais désormais que j’avais un juge bienveillant, et ce furent Crise et inflation : pourquoi ? et surtout Le monde enchanté qui l’enthousiasmèrent littéralement… Puis, tout en continuant à suivre de loin mon travail (en particulier Mirages et miracles, il s’était retiré près d’Auxerre, dans ce Morvan où, comme ma mère, pendant la Résistance, il avait été « passeur ». C’est là que je l’ai rencontré pour la dernière fois…

Bon, et quel rapport avec Jennar ? Que justement il n’y a plus de marxisme en France, et que les Jennar ont remplacé les Bettelheim, et que cela contribue à expliquer que l’on ait pu faire gober à une partie de la gauche française que le TCE était plus libéral que Maastricht-Nice, qu’en fait les mots « libéralisme » et « marchandise » soient devenus n’importe quoi. J’imagine comment, de sa voix douce et avec ses mots précis, le Grand Charles aurait jadis su expliquer que l’article 122, même et surtout « sans préjudice de l’article 166 », était une considérable avancée anti-libérale…



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