Gaza, synagogues, etc
par Alain Lipietz

vendredi 18 juillet 2014

Feu d’artifice du 14 juillet, à Villejuif. Hassane, vieux militant de la gauche marocaine qui nous a donné un coup de main lors de la campagne électorale, me raconte atterré la manifestation pour Gaza, la veille à Paris. Une poignée de militants « pro palestiniens » a cherché à détourner des manifestants contre des synagogues. « Jamais, me dit-il, la gauche marocaine n’a lancé de slogan antisémite dans une manifestation pour la Palestine ! »

Pourtant la manif était réussie, quasi-familiale. Isabelle Hamidi, franco-palestinienne, élue de notre liste (c’est contre elle que les partisans de l’ex-maire communiste, Mme Cordillot, ont osé gronder quand elle a fait remarquer que construire une mosquée à côté d’une église copte n’était pas une bonne idée), nous la raconte. Les slogans habituels à chaque nouveau déchainement d’Israël contre le peuple palestinien, le soutien aux Gazaouis, condamnés depuis des lustres à la prison à ciel ouvert sur un territoire minuscule, etc. Pas de slogan anti-sémite autour d’elle... mais elle n’est pas restée jusqu’à la fin.

Elle était venue « en famille ». Famille exemplaire du destin tragique des Palestiniens. Son mari Mouhamad est né dans le camp de réfugiés de Yarmouk, près de Damas. Son père, communiste, y organisait des cercles de discussion. Mouhamad part faire des études en France, rencontre Isabelle. Ils reviennent s’installer en Palestine à Abou Dis, aux portes de Jérusalem. Il est prof dans les universités palestiniennes, elle institutrice à Jérusalem. La pression des colons les chasse à nouveau. Ils s’installent à Villejuif, construisent de leur main une école de langue. Mais l’équipe « communiste » de Mme Cordillot veut à nouveau les expulser pour « mettre en valeur » les réalisations de la Sadev, promoteur attitré du Parti. Isabelle organise la résistance du quartier, qui pésera d’un poids décisif dans la victoire de l’Union citoyenne... Et à ce titre elle fait partie des « 6 de Villejuif » exclus par le clan qui dirige actuellement EELV. Pendant ce temps, le reste de la famille parvient à s’exfiltrer de Yarmouk écrasé sous les bombes d’Assad ... et trouve refuge dans la maison de Villejuif menacée d’expropriation.

Isabelle, présidente de l’association du quartier, a mené une lutte au porte à porte contre toute trace de racisme dans la mobilisation des habitants. Institutrice aux Lozaits, quartier difficile où la municipalité battue a entassé les immigrés, elle répondait en souriant à une autre de nos militantes, Edwige (venue du Congo), qui se plaignait que le manque de mixité empêchait ses filles d’apprendre correctement le français, qu’en effet elle ne se sentait pas dépaysée et qu’il lui arrivait de devoir parler en arabe aux parents de ses élèves...

Pour Hassane, qui ne décolère pas, ceux qui ont entrainé des manifestants contre les synagogues sont des provocateurs payés par Israël. Hélas, pas la peine : il y a toujours des imbéciles pour tirer contre leur propre camp.

Le mot « imbéciles » est ici trop faible. Il faut pourtant souligner le caractère profondément illogique d’un comportement visant à détourner contre les Juifs restés en France une manifestation en faveur des Palestiniens opprimés par ceux des Juifs qui ont fait le choix d’aller s’installer en Israël ! On peut être farouchement antisioniste, ne pas se contenter de dénoncer l’insupportable blocus de Gaza, mettre en cause l’existence même d’Israël et le partage de la Palestine par l’Onu en 1947 : alors justement on devrait soigner, chérir, ces Juifs restés en France, ceux qui ne sont pas allés en Palestine ! Le pompon revient sans doute au criminel Merah, qui de sang froid assassina des petits enfants nés en Israël et venus étudier… en France !

Attaquer sur leur lieu de culte des Juifs de France, c’est leur envoyer le message : « Votre place n’est pas en France, votre sécurité n’est pas assurée en France. » C’est-à-dire exactement la propagande sioniste véhiculée par les ambassadeurs d’Israël en France, qui profitent de chaque acte antisémite ou supposé tel pour recruter de nouveaux colons.

Il est vain d’évoquer les provocations de la Ligue de défense juive ou de certains rabbins. Ce sont appels à la bagarre ritualisée entre militants, comme dans ma jeunesse entre militants d’extrême gauche et d’extrême droite. Mais attaquer un lieu de culte est tout autre chose : on passe de l’infantilisme à, au mieux, l’imbécilité. Quand on milite pour la cause palestinienne, on invite les Juifs français à se sentir en sécurité en France. Ceux qui attaquent les Juifs en tant que Juifs (c’est à dire sur leurs lieux de culte) en France ne font donc que traduire le fond de leur motivation : l’antisémitisme, plus précisément la judéophobie (les Arabes ayant plus de raisons à se dire sémites...). C’est pourquoi il ne s’agit pas seulement d’imbécilité (sauf à reprendre l’analyse un peu datée d’August Bebel : « L’antisémitisme est le socialisme des imbéciles. »)

Il est malheureusement clair que la confusion entre antisémitisme et antisionisme est très largement répandue chez les jeunes issus de l’immigration maghrébine ou plus généralement musulmane. Et il est facile d’en pointer la cause : la complicité d’une bonne partie de la classe politique et de la presse avec ceux, les sionistes, dont l’engagement politique consiste précisément à soutenir que « la place des Juifs est en Israël, pas en France ».

Qui prend encore aujourd’hui la peine d’expliquer à ces jeunes que la plus grande partie des Juifs ayant survécu à la Shoah n’a pas rallié Israël en sortant de leur cachette ou en revenant des camps ? Qu’ils sont restés en France en revendiquant le droit de vivre en France avec leur religion ou leurs traditions ? Qui prend la peine de rappeler qu’après-guerre une bonne partie de ces Juifs ou de leurs enfants se sont engagés dans les forces de gauche, d’extrême gauche, ou les associations antiracistes pour militer en France contre le racisme et l’antisémitisme ? Qui prend la peine de rappeler qu’une partie importante de l’opinion israélienne (celle qui avait élu Yitzhak Rabin) était « pour la paix contre les territoires », et que ce sont d’autres Israéliens qui ont tué l’espoir de paix en tuant Rabin ? Qui parmi les enseignants affronte encore la difficulté de démentir, devant les enfants, ceux des rabbins ou des représentants de la communauté juive qui assimilent pourtant abusivement Israël à la patrie des Juifs ?

Quand donc un vieil écologiste, Pierre Minnaert, lance sur un tweet la boutade « Quand une synagogue se comporte comme une ambassade, il ne faut pas s’étonner que des manifestants la traite comme une ambassade », il ne fait qu’exprimer un moment indéniable d’un raisonnement qui demanderait justement à ne pas être traité dans un tweet (message internet de 140 signes). Mais quand Le Canard enchaîné révèle les pressions d’une partie de la direction d’EELV pour obtenir sa démission, y compris de l’emploi qu’il occupe à la région Île-de-France, on comprend qu’il s’agit de bien autre chose que de lui reprocher d’aborder la question par Twitter. En réalité, Pierre Minnaert a beaucoup aidé les actuels dirigeants de EELV à s’emparer du parti. Et maintenant que son esprit critique ne les sert plus et se retourne contre leurs reniements, on le jette à la première occasion. Ibn Khaldoun, dans sa Muqaddima, explique fort bien comment le clan vainqueur doit commencer par se débarrasser de ceux qui l’ont porté au pouvoir...

Mais l’imbécilité et l’antisémitisme qui désolent Hassane ne doivent pas nous effrayer. Il appartient aux femmes et aux hommes qui prennent l’initiative des manifestations de solidarité, y compris ceux qui se réclamant de la tradition juive (à l’instar de l’UJFP ou de Une_autre_voix_juive), à celles et ceux qui militent pour une paix juste au Proche-Orient, et non à un Préfet, de veiller au bon ordre des manifestations. À eux de tirer un ruban protecteur contre ceux qui, par imbécillité ou judéophobie, tentent de détourner la solidarité envers les Palestiniens contre les lieux de culte des Juifs de France.



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