Evo à Strasbourg. Victoire à Toulouse
par Alain Lipietz

mardi 16 mai 2006

Lundi, le président bolivien, Evo Morales, sur le chemin du retour du sommet de Vienne vers La Paz, s’arrête au Parlement européen. La droite européenne, chauffée à blanc par les Espagnols du PPE, l’attend avec des mitraillettes. Son crime : il vient de nationaliser les réserves gazières et pétrolières de la Bolivie. Le PPE a poussé le culot jusqu’à proposer une motion d’urgence « pour un problème de Droits de l’homme en Bolivie ». Ces "droits de l’homme", ce sont ceux des propriétaires de puits de pétrole ! Les « victimes » sont pour moitié la Petrobras brésilienne, pour un quart, l’YPF argentine, et le reste, la Total française et la Repsol espagnole. Débouté, le PPE a demandé qu’on désinvite Morales, qui doit intervenir successivement en plénière, puis devant une réunion conjointe de la commission des Affaires étrangères et de la délégation pour les Pays andins que je préside, puis participer à un dîner officiel.

A quatre heures, le groupe Vert se prépare aux incidents qui risquent d’émailler la visite d’Evo Morales. Les copains rigolent de me voir en costume-cravate : « Mais tu sais bien qu’Evo Morales vient en pull-over ! » Je les détrompe : l’ambassadeur de Bolivie nous a bien expliqué à quel point le new look de Morales avait été étudié pour intégrer, à des vêtements de coupe moderne, des éléments aymara. Je suis donc mandaté pour observer de très près son costume.

Dès le début de la plénière de l’après-midi, Morales fait son entrée, et tout le groupe PPE se lève et sort. Evo Morales, encouragé par le discours de bienvenue du Président Borell, est absolument excellent, il joue très habilement de son double titre de syndicaliste paysan et de Président de la République. C’est encore plus net à la réunion de la commission des Affaires étrangères et de la délégation pour la Communauté andine. Là, je suis placé à côté de lui, et je constate qu’effectivement, il porte une très belle veste de cuir noir incrustée de bandes de tissus indigènes.

La veste d’Evo Morales

En introduction, je rappelle notre première entrevue, puis l’implication du Parlement européen dans l’organisation d’élections démocratiques pour sortir de la crise bolivienne, et la manière dont l’Union européenne à mis son poids dans la balance pour empêcher la droite bolivienne d’interrompre ces élections. Je dis également ma fierté d’Européen de voir enfin un indigène à la tête d’un des pays ex-colonisés.

La parole est à la salle. Immédiatement, Salafranca, le leader de la droite espagnole, attaque : « Ce n’est pas du tout correct de remettre comme ça en question, sans dialogue, des contrats qui ont été signés. C’est une violation grave de l’Etat de droit. » Du tac au tac, Evo Morales : « Je voudrais répondre au très progressiste Monsieur Salafranca, défenseur des Droits de l’homme. Quand vos ancêtres espagnols sont arrivés il y a cinq cents ans, nous n’avons pas bien compris au nom de quels contrats et de quels droits de l’homme ils se sont appropriés nos vies, nos terres, nos richesses. Il y a quelques années, invité en Espagne à une conférence universitaire, j’avais mon passeport et mes billets payés jusqu’à l’université et retour, j’ai été retenu à la frontière, soupçonné de vouloir immigrer. Alors le dialogue, oui, mais pas l’humiliation. »

Les uns après les autres, tous les groupes se prononcent, dans des interventions : très chaleureuses (Les Verts, la GUE), plutôt chaleureuses, et c’est une surprise (le PS et l’ALDE), ou en tout cas compréhensives (l’Irlandais du groupe souverainiste UEN). Le PPE est totalement isolé. Au dîner, on discute entre convives. Un Espagnol retour du sommet de Vienne me raconte que le Prmier ministre Zapatero "comprend" la nationalisation des biens de Repsol, que le Président Chirac comprend celle de Total, que le Président Lula comprend celle de la Petrobras, et donc on s’achemine vers la négociation. Bien entendu, en dehors de tous ces échanges publics, je m’active avec les conseillers boliviens pour tisser des liens afin de poursuivre non seulement la bataille des hydrocarbures, mais aussi la bataille de l’eau, ainsi que la négociation d’un accord d’association entre la Communauté Andine et l’Union européenne, dans les meilleures conditions possibles. En effet, Evo Morales est très contre la dissolution de la CAN que risque d’entraîner la décision de Chavez, et la Bolivie va assumer la présidence de la CAN à partir de juillet.

Mais pour moi, la grande affaire, c’est évidemment le procès de mardi à Toulouse. Ce procès que mon père et mon oncle ont intenté en 2001 contre l’Etat et la Sncf, pour complicité dans leur déportation et celle de leurs parents. Hélas, Papa est mort au bout de deux ans de cette procédure, et ses enfants héritent de sa plainte.

Donc, lever avant l’aube à Strasbourg pour être à 8h du matin à Toulouse, où je retrouve toute ma famille. Il y a là ma sœur Hélène, conseillère régionale Verte et son mari Rémi Rouquette, qui est notre avocat, avec deux de leurs enfants ; mon autre sœur, de garde à l’hôpital, n’a pu venir, mais est représentée par son mari… allemand et par son premier fils ; mon oncle, seul "rescapé" de la déportation de notre famille encore en vie, est là avec son fils. C’est pour la famille une occasion extrêmement émouvante.

Les enfants et petits-enfants de Georges Lipietz
Au premier plan, son gendre et avocat Rémi Rouquette

Je suis frappé par la sensibilité de la troisième génération (les petits enfants de mon père), et par la libération psychologique que ce procès apporte à mon oncle, qui était tout jeune adolescent au moment de sa déportation.

Un tribunal administratif, c’est de la procédure écrite. Mais exceptionnellement, les avocats plaident. Pour contrer la défense zigzagante de la SNCF, qui tantot plaide son caractère strictement commercial, tantot se déclare rouage de l’Etat totalement sous la coupe de Vichy voire des des allemands, Rémi exhibe des factures envoyées par la SNCF au gouvernement français (apres la Libération !).

Ces factures ont été dénichées par un ex-déporté autrichien, livré par l’armée française aux nazis (il avait cru trouver asile dans la Légion Etrangère), Monsieur Schaechter. Les travaux d’historien bénévole de cet homme et de son association ETHIC ont été décisifs, pour contraindre la direction de la SNCF à ouvrir ses archives à une équipe d’historiens : ce fut le rapport Bachelier, sur le quel s’appuie largement l’argumentaire de Rémi, par ailleurs extrêmement fouillé du point de vue juridique. Pourtant, M. Schaechter, qui tenta de porter plainte au pénal, fut débouté par la Cour d’Assise. Le combat de mon père s’inscrit dans la poursuite de l’effort de cet homme, auquel toute notre famille rend hommage. Il a permis enfin de lever le voile de vertu dont se parèrent les dirigeants de la SNCF en se réclamant de l’héroisme des cheminots de la Résistance (qu’ils avaient eux-même souvent presécutés !). Mais cette mise en cause du rôle de la direction de la SNCF fut tardive : le livre Les convois de la Honte de R. Delpard date de... 2005.

Vous trouverez sur mon site la plaidoirie de Rémi, et ma déclaration que finalement je ne lirai pas. L’avocat de l’Etat n’est pas là. L’avocat de la SNCF la défend très maladroitement, à mon avis : sur le fond, il invoque la réquisition et la totale absence d’autonomie de la SNCF… tout en affirmant que, sur la forme, la SNCF, société commerciale, ne relève pas du droit administratif.

Le grand moment arrive : les "conclusions du Commissaire du gouvernement », c’est-à-dire le réquisitoire du procureur devant le tribunal administratif, homme dont et la plume et la parole sont libres. En général, le tribunal suit ses conclusions. Donc en fait, nous allons avoir presque tout de suite le résultat. C’est un homme en gris, plutôt jeune, l’air très sérieux, le front dégagé, qui va lire à toute vitesse une énorme liasse de papier. Il commence en s’excusant devant les victimes du caractère très technique de sa plaidoirie, mais dit-il, c’est la règle en droit administratif.

Il commence par régler le compte de la SNCF. Oui, celle-ci accomplissait bien un terrible service public administratif de déportation. Oui, malgré l’existence de la Résistance cheminote, la direction de la SNCF a fait pire que ce que lui demandait Vichy, qui faisait pire que ce que lui demandaient les nazis. Impitoyablement, il rappelle que c’est bien la SNCF qui choisissait d’entasser les déportés dans les wagons à bestiaux en les privant d’eau et d’hygiène. Il enfonce le clou : la SNCF a fait preuve d’autonomie pour défendre ses intérêts financiers, facturant à la République, au tarif de la 3ème classe, les wagons à bestiaux "8 chevaux en long" fournis à Vichy, et maintenant elle ne peut se déclarer serve quand il s’agissait de choisir les conditions de transport des déportés.

Donc, la SNCF relève des même règles que l’Etat, et là, problème, y a t-il prescription ? Selon lui, l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ne vaut que pour les condamnations pénales d’individus déterminés. Or ici, contrairement à l’affaire Papon, il n’y a pas eu de condamnation au pénal précédant la demande de dommages adressée en justice administrative (et en effet, mon père a voulu faire condamner Vichy et l’organisation SNCF, non tel ou tel de ses cadres, car il s’agit bien de crimes bureaucratiques, oeuvre d’un système, même si des individus y avaient des responsabilités particulières).

Donc, on ne peut invoquer l’imprescriptibilité. Et la loi qui s’applique est la loi de 1831 fixant à 4 ans le délai de prescription des dettes de l’Etat ! La famille est blême. Cette loi de 1831 a été pondue par Louis-Philippe pour répudier les dettes que la Révolution Française avait contractée en achetant du blé à l’Algérie…

Mais, poursuit le Commissaire, à partir de quel moment court cette prescription ? Selon la jurisprudence, à partir du moment où les victimes ont conscience qu’elles peuvent porter plainte, c’est-à-dire une fois levée « l’ignorance légitime » de la possibilité de se retourner contre l’Etat. Et le Commissaire de s’interroger longuement sur la possibilité de porter plainte… pendant la déportation et le régime de Vichy.

Quel intérêt, puisque, de toute façon, 1944 + 4 = 1948 ? En fait, le jeune Commissaire nous offre là, pendant une dizaine de minutes, une démolition en règle du comportement de la justice administrative pendant l’occupation et le régime de Vichy, démontrant sa servilité et les dénis de justice que les TA et le Conseil d’Etat ont laissé passer. Ma sœur, avocate de sans-papiers, me souffle que, dans 60 ans, on pourra en dire autant des procès actuels pour refus de papiers par les préfectures !

Puis le Commissaire enchaîne : avait-on conscience qu’il était possible de porter plainte, après la Libération ? Non. Le mythe construit non seulement par De Gaulle, mais par le grand René Cassin (principal rédacteur de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme) était que la République n’avait jamais été abolie et que Vichy n’avait jamais existé. Bien sûr, cette fiction juridique était utile (je pense par exemple à l’instauration du droit de vote des femmes par le gouvernement provisoire d’Alger). Mais la conséquence excessive qu’en a aussitôt tiré la jurisprudence administrative, c’est que les "actes dits lois" et décrets de Vichy étant inexistants, la République n’avait pas à réparer les dommages imposés aux administrés par la mise en œuvre de ces lois.

Il explique comment, dans les années cinquante, les juges administratifs, embarrassés par la profonde injustice qu’entraînait cette jurisprudence, avaient commencé à « détacher », de "l’inexistence" des lois raciales, les abus et les fautes de services commis par les agents de l’Etat pendant la déportation. Autrement dit, on ne pouvait pas se retourner contre l’Etat français pour la déportation, mais on pouvait se retourner contre l’Etat pour mauvais traitements infligés par des fonctionnaires pendant la déportation ! Or, ce n’est pas ce que mon père et mon oncle avaient attaqué (et les mémoires de Rémi étaient tout à fait clairs sur ce point), mais le principe même de la participation de l’Etat et de la SNCF à la déportation.

La conscience, poursuit-il, que les citoyens pouvaient se retourner, devant la juridiction administrative de la République, contre les fautes commises par Vichy, n’est donc apparue que très tardivement, à l’occasion du procès Papon, de la déclaration Chirac (« La France a commis l’irréparable »), et enfin du premier arrêt du Conseil d’Etat sanctionnant et dédommageant les crimes de Vichy. C’est-à-dire… en 2002. Mon père et mon oncle ayant porté plainte en 2001, leur plainte est parfaitement recevable. Et le Commissaire de détailler une proposition d’indemnisation : un tiers à charge de la SNCF, deux tiers à charge de la préfecture de Haute-Garonne.

Pendant la lecture de ce texte aride, j’oscille entre la joie de nous voir donner raison sur le fond, et la honte que m’inspire, en tant que Français et en tant que haut fonctionnaire, les turpitudes de l’Etat et de son appareil judiciaire, qu’égrène impitoyablement le Commissaire. Ma nièce est très émue par les horreurs qu’elle entend. Je mesure qu’on peut être aujourd’hui aussi horrifié par le camouflage juridique d’un crime que par le crime lui-même. Je comprends mieux la sensibilité qu’éprouvait mon père face à l’hypocrisie, et pas seulement à la méchanceté.

Nous nous levons soulagés. Malgré la technicité de la plaidoirie, tout le monde (famille, étudiants, très nombreux journalistes) a compris. Nouvelle rafale d’interviews dans tous les medias. Bien entendu, tout n’est pas gagné, il faut encore attendre le jugement définitif dans trois semaines, et peut-être que l’Etat et la SNCF auront encore le culot de faire appel.

Sur le fond, j’aurais préféré que le Commissaire retienne simplement l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité en droit administratif. Mais, en s’en tenant strictement au droit actuel, par son argumentation subtile, il a articulé d’une manière à la fois originale, sensible et rationnelle la formation du droit positif (la jurisprudence) et l’évolution des mentalités. Si des complicités de crime ne sont reconnues dans leur honte que tardivement, alors la prescription dont bénéficient ces crimes ne court qu’à partir du moment où la possiblité de demander justice est reconnue… Cela ne laisse plus que quelques mois aux survivants de la Résistance, aux juifs, aux tziganes, homosexuels et autres victimes de la déportation pour porter plainte. Mais peut-être ce principe est-il encore plus utile que celui de l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Pour qu’on n’ose plus jamais demander aux victimes "pourquoi si tard ?" lorsqu’elles osent enfin rompre le silence de l’amnésie.

A cette réserve près, qui n’est peut-être pas justifiée, et si le Tribunal le suit, le Commissaire du Gouvernement Jean-Christophe Truilhé a donc prononcé un réquisitoire dont l’importance historique et juridique égale l’humanisme. Sur le fond, il a condamné la complicité de crime contre l’humanité de l’Etat français (pas seulement de Papon ou de tel ou tel pétainiste) et de la SNCF. Sur la procédure, il a réaffirmé le caractère de service public qu’a, dans certains cas, la SNCF, et innové largement sur la "présomption d’ignorance" (on ne peut se plaindre si on ne sait pas qu’on en a le droit). Pour l’histoire, il a relativisé la jurisprudence d’après 1944 en rappelant que Vichy et la France Libre sont les deux parents de la France moderne, et que René Cassin a dû procéder à des fictions qui n’étaient pas sans coût.

Un grand discours, reproduit sur le site d’Hélène. Jugement dans 3 semaines.



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