Evita Chavez ?
par Alain Lipietz

mardi 19 mars 2013

Le débat sur le bilan de Chavez et l’élection d’un pape argentin braquent brusquement l’attention de la gauche française sur les particularités, « l’idiosyncrasie » des débats politiques en Amérique Latine. En particulier : sur le catholicisme latino et sur le péronisme argentin, deux étiquettes qui ont recouvert - et en même temps ! - la quasi-totalité du champ politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche.

Chavez ne manquait pas de proclamer son catholicisme, inscrit dès la première phrase dans sa Constitution bolivarienne du Venezuela (lors même qu’à l’entendre je me demandais parfois s’il n’avait pas viré secrètement pentecôtiste). Quant au jésuite Bergoglio, il a été très proche, comme la plupart des Argentins, du péronisme, variante centre-droit, mais il faut toujours rappeler que les foules (péronistes d’extrême gauche), qui allaient accueillir le retour de Juan Domingo Perón et de sa nouvelle femme Isabela, ont été massacrées par d’autres péronistes à l’aéroport d’Ezeiza en 1973… puis réprimées et torturées par les généraux du putsch de 1976, qui maintenaient un rapport idéologique au péronisme.

Une responsable de EELV qui connait bien l’Amérique Latine, Agnès Michel, a esquissé, sur une liste interne, une comparaison entre Chavez et la première femme de Juan Perón : Eva Perón, « Evita » (morte d’un cancer en 1952), qui fut et reste pour le petit peuple argentin l’équivalent de la Sainte Vierge, tant est resté présent le souvenir de son engagement dans la politique sociale en faveur des plus démunis.

J’ai donné mon bilan grossier de Chavez, peu avant sa mort, ici et, peu après, . J’ai rappelé aussi 2 ou 3 choses que je savais de l’église latino-américaine. Et sur une liste interne j’ai un peu creusé l’idée d’une comparaison entre Chavez et Evita Perón. Comme j’avais envoyé ce texte à un vieil ami, à mes yeux l’un des plus grand connaisseurs de l’Amérique Latine (et du chavisme), Marc Saint-Upéry, il m’a fait l’honneur d’engager un dialogue que, d’un commun accord, nous souhaitons ouvrir à d’autres en le rendant public. Voici donc mes premières considérations.

***

Que fut le péronisme, celui de la première période (de 1943 à 1955) ?

Ce fut le point extrême du « développementisme » (desarollismo) : développement économique par substitution aux importations, et institutionnalisation du compromis entre bourgeoisie nationale et aristocratie ouvrière.
Ce développementisme synthétise la réponse à la crise mondiale du « vieux libéralisme », celle des années 30, réponse qui, dans les pays développés, se divisait en trois options : fascisme, stalinisme et sociale-démocratie. Perón parvint à évoquer les 3 en même temps, tout en se référant à la doctrine sociale de l’Église, le corporatisme (Encyclique Quadragesimo Anno) !

Mais, avec des variantes, le « desarollismo » a concerné presque toute l’Amérique Latine à partir des années 30 et de la seconde guerre mondiale (Lazaro Cardenas au Mexique, Getulio Vargas au Brésil)…

Je pense - et c’est ma critique fondamentale à la politique sociale de Chavez - qu’il n’a fait au fond que du Eva Perón, et que la ferveur populaire en sa faveur est très proche de l’amour voué à Evita. Le problème, c’est que dans le même temps Juan Perón, lui, faisait de l’industrialisation et du corporatisme super-institutionnalisé (énormes institutions syndicales, paritarisme poussé, fonction publique très développée, importante réforme agraire), à l’intention d’une aristocratie ouvrière et d’une nouvelle classe moyenne du secteur de « substitution aux importations ». Eva, quant à elle, s’occupait des programmes sociaux compassionnels envers les descaminados (les sans-chemise, le secteur informel et marginalisé). C’est le soutien des masses marginalisées qui a permis à Perón de reprendre le pouvoir après le coup d’État militaire de 1945, tandis que les communistes et la social-démocratie le traitaient de fasciste. Comme pour Chavez à l’origine…

Pourquoi Chavez n’a-t-il pas su faire du « péronisme complet » (= Juan + Eva) ?

1. D’abord ce n’est plus de saison (voir mon histoire de la politique sociale en Amérique Latine. En fait il s’agit d’une synthèse pour un livre de la CEPAL, à paraitre).

Le « péronisme complet », comme tout le « développementisme » de l’après-guerre, a disparu avec le virage néo-libéral mondial expérimenté par les « dictatures gorilles » latinos des années 1970 (son dernier sursaut aura été le vélasquisme péruvien). Et les missiones de Chavez représentent la version riche (grâce au pétrole) de la « politique sociale du libéralisme » : des subsides aux pauvres, parfois organisés en ONG, mais pas d’institution d’intégration sociale. Bref, plutôt ce que faisait Eva Peron que Juan Domingo Perón.

Pourtant, au Venezuela comme en Argentine aujourd’hui, il y a des tendances à l’auto-organisation non clientéliste des salariés ou des quartiers, initialement parfois soutenues puis cassées par Chavez comme par les Kirchner.

2. Ensuite, il y a le fait que justement le Chavisme s’est construit en concurrence contre les « péronistes vénézuéliens », ceux de la vieille gauche, c’est à dire Accion Democratica, fondée (comme au Pérou l’APRA) par Haya de la Torre, et qui est passée jadis au pouvoir avec Andrès Perez. Les chauffeurs de taxis de Caracas m’expliquaient que beaucoup de « chemises rouges » chavistes, ceux qui rappliquent en camion pour les manif de soutien, étaient d’anciens ADcistes. Surtout les secteurs marginaux, ceux des bidonvilles du haut de la montagne de Caracas. Mais le syndicalisme traditionnel CTV, qui représente les ouvriers survivants du petit secteur de substitution aux importation, et surtout ceux de l’industrie pétrolière, bref l’aristocratie ouvrière, a été d’emblée dans l’opposition, plus par rivalité partidaire que par incompatibilité idéologique, d’ailleurs.

Même chose pour les ex-communistes du Movimiento Al Socialismo : eux aussi sont passés par le gouvernement Andres Perez en sortant de la guérilla, et pour une partie significative d’entre eux, avec des scissions et des va et vient, sont restés ennemis de Chavez.

Cette haine de la « vieille gauche » contre Chavez, qui l’a poussée dans les bras de la droite, l’a coulée dans l’opinion publique. Elle l’était déjà, avec le discrédit de Andrès Perez, tombé pour corruption et pour conversion au libéralisme autoritaire, comme Alan Garcia au Pérou, mais elle s’est « enfoncée » avec cette alliance sans principe anti-Chavez.

3. Enfin, il ne faut jamais oublier la coloration raciste de l’antichavisme. Les chefs de la droite, mais aussi de l’AD ou du MAS sont des blancs, Chavez et les chavistes des métis, ce qui a renforcé la coupure entre aristocratie syndicale et vieux intellectuels de gauche d’une part, secteurs populaires précaires de l’autre, et a rejeté les premiers du coté de la droite.

Cette rupture est profonde. L’image « Ken et ses Barbies » du candidat de toute l’opposition vénézuelienne, Capriles, omniprésent dans les medias privés (eux-mêmes largement dominants) souvent entouré de jolies femmes tournant autour de ce gendre idéal , aurait dû faire un malheur dans un pays où le concours de beauté Miss America est plus important que la coupe du monde de football. Mais c’était des blanc(he)s des beaux quartiers...

Du coup, la contestation écologiste et de gauche de Chavez se développe à partir du chavisme lui-même, dans une alliance inévitable contre la droite, et de plus en plus en conflit et sous la répression de la part du secteur officiel du chavisme (cf mon reportage sur le FSM de Caracas ). Et je crains fort que cela ne s’aggrave.

Comme dans l’histoire (1973) du péronisme, en somme : quand les Montoneros (gauche péroniste), qui avaient soutenu le retour au pouvoir de Peron et de sa « nouvelle Eva » (Isabelita), se firent massacrer à Ezeiza…



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=481 (Retour au format normal)