Deux jours au Cirque
par Alain Lipietz

lundi 16 décembre 2013

Dans une ambiance plutôt fraternelle et enjouée, mais à l’issue d’un processus digne des Marx Brothers, le conseil fédéral, « parlement » de EELV, a pris deux décisions très importantes, ce week-end. Il a nommé, en à peine deux heures de votes, ses têtes de listes pour les élections européennes, et a pris la décision de ne pas voter le projet de budget Ayrault.

J’ai raconté il y a quinze jours comment, au Congrès de EELV à Caen, le courant CAP (ou PUCE), « hypermotion » de Cécile Duflot et Jean-Vincent Placé, avait largement perdu la majorité, mais était parvenu à se maintenir à la direction du parti, avec Emma Cosse comme secrétaire nationale, par l’alliance avec le courant Via Ecologica, attelage lui-même fragile de partisans de José Bové et de partisans de Karim Zéribi. Il était assez difficile cependant, même pour un maestro comme Jean-Vincent Placé, de maintenir pareil meccano, surtout pour distribuer des places aux élection européennes. Malheureusement pour lui, il n’avait plus assez de cartes en main, et trop d’obligés pour trop peu de prébendes.

Le premier conseil fédéral de l’ère Emma Cosse commence donc dans une ambiance toute différente de celle de l’hégémonie sans partage Duflot-Placé. Comme l’adversaire d’il y a 5 minutes peut devenir l’allié du prochain quart d’heure, c’est la grande confraternité, un peu comme au Parlement européen : bizoux transcourants, cafés dans la bonne humeur, etc. Les délégués se répartissent sagement en commissions pour préparer la synthèse des motions à voter le reste du week-end. Ainsi, un compromis se dégage assez vite entre Eva Sas, « l’économiste » des députés, courant CAP, et Gilles Lemaire, représentant de la gauche du mouvement, le courant LMP (dont je suis délégué). Ils s’en vont rédiger leur texte de synthèse.

Européennes

La nuit précédente, la Commission Nationale Électorale s’est attelée à échafauder des scénarios de têtes de listes européennes dans les « grandes régions Raffarin » (machins qui n’ont aucun sens, mais c’est la loi maintenue par Hollande pour éviter une nouvelle défaite trop flagrante du PS).

Il faut respecter les diverses règles d’équité (parité H/F sur les résultats espérés, équilibre des motions, ouvertures, renouvellements et reconductions, etc) ce qui est impossible, donc les scénarios, forcément semblables, reflètent les préférences de courants.

La proposition de LMP est simple et conforme à l’intérêt général. Elle accepte les têtes de listes qui font consensus : Yannick Jadot dans l’Ouest, Sandrine Bélier dans le Nord-Est, Pascal Durand en Ile de France, bien qu’ils se soient tous réfugiés dans l’hyper-motion CAP, plus la Jeune Écologiste Européenne Clarisse Heusquin, dans la très difficile région Centre.

Mais LMP cherche aussi :
- à reconduire Michèle Rivasi dans le Sud Est, quoique elle soit aussi CAP, contre les prétentions de Karim Zéribi (allié Via Ecologica de JV Placé),
- à affermir José Bové, coopérateur, dans le Sud-Ouest, contre la volonté de CAP de le renvoyer en seconde position (alors qu’il est censé être la tête de liste-homme du Parti Vert Européen !)
- à sécuriser Eva Joy (motion LOVE) en 2e position en Ile de France. Alors que CAP veut la « limoger » dans la région Centre (Note 1).

Pour elle-même, LMP ne demande que la tête de liste Nord-Ouest pour la « fille de Roubaix-Tourcoing », la jeune et très populaire Karima Delli. Dans la région Outre-mers, LMP propose la Réunionnaise Yvette Duchemann, que tout le monde croit sans aucune chance (ce n’est pas du tout mon avis, et je dis pourquoi en note 2 si ça vous intéresse), et obtient sans difficulté l’acquiescement général.

Les représentants des courants Objectif Terre mais surtout LOVE et Déterminés (qui ne s’étaient malheureusement pas alliés à LMP au Congrès) approuvent le scénario LMP. Le courant Avenir Écolo propose une petit variante. Le courant Via Ecologica une variante avec Zéribi. Et le courant CAP est bien embêté. Il doit soutenir Zeribi contre Rivasi pour complaire à Via Ecologica (mais risque l’hostilité de ses propres délégués) et veut éliminer Bové de la première place (à l’incompréhension générale et à la fureur de Via Écologica). Il veut aussi barrer la route à Karima Delli, et si possible envoyer Eva Joly à l’abattoir dans la région Centre. JV Placé s’en tire en multipliant les scenarios mis aux voix, espérant diviser pour régner, selon la tactique des Horaces et des Curiaces. En effet, 5 scenarios sont mis aux voix, et on élimine à chaque tour le scenario ayant fait le moins de voix, selon la procédure des « chaises musicales », le dernier retenu devant obtenir 60% au moins.

Le vote commence en fin d’après-midi. Dès le 1er tour, le scenario LMP est très largement en tête. L’anecdotique scenario de division présenté par l’homme-lige de JV Placé au sein de la motion Déterminés obtient un score ridicule et est éliminé. Plus important : le scénario Via Ecologica (avec Zeribi dans le Sud-Ouest) obtient un score plutôt faible. Or Karim Zéribi (avec qui je venais de partager un excellent et intéressant dîner en tête à tête) vient de déclarer en tribune que « même s’il était second, il ferait loyalement campagne dans le Sud-est). Intelligemment, Via Ecologica retire son scenario. N’en reste 3.

Au second tour, le scenario de Avenir Ecolo est éliminé, or ce courant est aussi un allié de LMP, qui a encore creusé son avance et approche des fatidiques 60%. Le scénario CAP n’a plus aucune chance. Et intelligemment se retire, appelant à voter pour notre scénario. Le scenario LMP est mis au vote final et fait 80 % ! Chelem.

Ambiance… La puissante « Firme » de C. Duflot et JV. Placé vient de remporter une défaite magistrale. Emma Cosse parle de démissionner, la salle, hilare, scande « Tous ensemble ! Tous ensemble ! ». L’exubérante Karima Delli trépigne d’enthousiasme et embrasse tout le monde. Michèle Rivasi pleure d’émotion et embrasse celles et ceux qui l’ont soutenue (en particulier dans les autres courants)… C’est alors que Karima emporte les heureux élus dans une sarabande qui happe Emma au passage et l’entraine à la tribune, rassérénée. José était retenu par une discrète discussion avec un très illustre, influent et respecté écologiste et Eva Joly, comme d’hab, à l’autre bout du monde. Image surréaliste : à cette tribune il n’y a que des « Cap » sauf Karima, et les chefs de la Firme, effondrés, font la gueule à ses pieds. Il est désormais clair qu’on ne peut plus confondre le courant CAP et « la Firme », sa petite oligarchie dirigeante.

Groupe

Karima, toujours déchaînée, entraine toute la salle sur le Bd de Belleville pour fêter ce vote exceptionnellement unanime. On s’entasse dans un café, champagne pour tout le monde, tout le monde trinque sans souci des clans, ambiance 2009. La campagne commence bien !

Budget

Le lendemain, retour à la politique nationale. Gilles présente le texte rédigé avec Eva Sas, qui précise que les parlementaires EELV ne peuvent que « désapprouver » les actuelles orientations budgétaires.

Là-dessus Yves Contassot, l’un des porte-paroles traditionnels de La Firme, monte à la tribune et, dans une envolée lyrique de tribun des années 70, propose un large amendement proposant de « tout faire » pour modifier cette orientation, avec Comités de liaisons des forces progressistes modèle 1934 (rappelons que le vote final a lieu dans quelques jours et que nous sommes à 10 jours de Noël).

Quand Yves Contassot se lance dans des envolées de gauche, les habitués dressent l’oreille et repèrent immédiatement le lézard : sous l’amendement « fera tout pour modifier », le mot « désapprouve » a disparu ! Bataille de chiffonniers pour définir exactement le périmètre de l’amendement Contassot. Les chefs capistes refusent la formulation de Gilles « les parlementaires EELV désapprouveront les orientation budgétaires et mettront tout en œuvre pour la modifier, etc ».

En fait la bataille est sur « désapprouvent " ou pas. Considérant que, dans une assemblée de ce niveau, il convient de faire fi de l’adage mitterrandien « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses propres dépens », je monte à la tribune pour préciser, sous les ricanements de la Firme, que la manière de désapprouver (si on ne "modifie" pas) sera à l’appréciation de nos parlementaires (vote non, abstention, ou détour par la buvette). Y. Contassot n’ose pas dire que « mettre tout en œuvre » signifiera « approuver quand même » si dans quelques jours on ne parvient pas à « modifier ». Mais tout le monde à compris.

Le mandataire de Via Ecologica annonce que son courant ne prendra pas part au vote. Nous le savions depuis la veille : VE a décidé de se venger de son allié CAP, qui n’a défendu ni Karim Zéribi, ni José Bové, et de le laisser se débrouiller face à son opposition. En outre, Via Ecologica est sans doute divisé sur le fond. Son coordinateur, le sénateur Jean Desessard, a tenu à rappeler, dans le débat, que les sénateurs EELV avaient voté Abstention en première lecture du budget Ayrault et que la Terre n’avait pas cessé de tourner… Traduction : refuser de voter le budget c’est seulement un cran de plus pour « changer de cap », ce n’est pas forcément voter le départ du gouvernement. Vous pouvez y aller, âmes pusillanimes.

On passe au vote nominal : nette victoire de la formulation de Gilles. Reste à voter la motion dans son ensemble, ainsi amendée. Le courant CAP demande une suspension de séance. On les observe s’engueuler à un bout de la salle. Et finalement ils annoncent… qu’ils voteront blanc ! Dans ces conditions, les carottes sont cuites : à la quasi unanimité des plus de 60% d’exprimés (pas mal de CAP ou Via Ecologica votant finalement avec nous), le Conseil fédéral vote en réalité la position de LMP et de ses alliés (le « DALLO »)

Ainsi , cour sur coup, la « minorité » du congres d’il y a quinze jours vient de gagner deux votes décisifs, à 80 % et presque 100%, tandis que la « majorité » de Caen vient de se diviser entre « ne prend pas part au vote » et « vote blanc », sur une question aussi mineure ;-) que le vote d’un budget proposé par un gouvernement dont son parti est l’une des deux composantes.

Difficile d’imaginer plus loufoque ! J’ai vécu ma vie politique souvent minoritaire et j’ai appris à composer avec des majorités qui ne me plaisaient pas. J’avoue que je n’avais encore jamais vu ça : la victoire totale de la minorité, par disparition pure et simple de la direction majoritaire. Problème : cela signifie qu’en ce moment décisif de la crise, le parti de l’écologie politique n’a plus de direction. Ou plutôt il adopte la direction d’une de ses tendances, LMP… qui n’est pas dans la salle des commandes.

Bon, c’est pas tout ça ; il faut rentrer dare-dare à Villejuif pour distribuer dans les boites aux lettres les tracts de l’Avenir à Villejuif, dont, en tant que retraité le plus valide, je suis l’un des principaux postiers. En chemin, ma fille Judith m’envoie un Sms. Elle de cette semaine (p.38) présente « La famille écolo dysfonctinnelle » et me place en médaillon dans le rôle du « Grand père consterné ».

Oh, pas tant que ça, finalement…

Notes

1) La « grande région » Centre comprend la région Centre et les deux régions plus eurosceptiques, Auvergne et Limousin. Elle n’offre que 5 postes. EELV n’y espère pas d’élus, quoique, si le PS s’y effondre…

2) Rappelons d’abord la règle du jeu particulière à la grande région DOM-TOM. Cette grande région Outre-mers n’a que 3 eurodéputés répartis en 3 océans (Pacifique, avec la Nouvelle Calédonie, Indien, avec La Réunion, Atlantique, avec les Antilles et la Guyane. Le parti arrivé en tête dans la grande région choisit son océan, puis le second parti choisit parmi les deux restants, etc. Ainsi les 3 océans sont obligatoirement représentés.

Il faut ensuite savoir que les « domtomiens » votent préférentiellement pour un parti ayant présenté une tête de liste de leur propre dom-tom. Or La Réunion pèse autant que tous les autres réunis. Donc il faut que la tête de liste soit de La Réunion : c’est là que se joue l’élection réelle, y compris pour la Guadeloupe (ce que n’avait pas compris Harry Durimel, que je suppliais la dernière fois de se mettre derrière une Réunionnaise : il avait recueilli la moitié des votes de la Guadeloupe, mais trop peu à la Réunion, et n’avait pas été élu).

Il faut savoir enfin que le Parti communiste réunionnais, qui a longtemps dominé l’Ile, est en crise et ne représentera pas son vieux leader, Paul Vergès et que le PS y est très faible. Si Yvette arrive en seconde position derrière l’UMP et si l’UMP choisit la Nouvelle Calédonie (où il y a le pognon), alors Yvette est élue. Si l’une de ces conditions n’est pas réalisée, la liste EELV pourra encore faire élire son candidat des Antilles…



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