De l’affaire Trichet à l’affaire "Pro-hijab"
par Alain Lipietz

mercredi 22 septembre 2004

Journée d’orages dont les développements auront occupé toute la semaine suivante (oui, j’écris ce blog avec un décalage dans le temps, qui m’autorise ce qu’Althusser appelait "l’histoire au futur antérieur !).

L’audition du président de la Banque Centrale Jean-Claude Trichet, d’abord. La réunion d’hier s’est relativement bien passée pour mon rapport, mais le retour de bâton est immédiat. Les trois grands groupes (PPE, PSE, ALDE -c’est le nom du groupe centriste, qui ne l’est pas du tout en matières économiques et sociales) de la Commission économique et monétaire se sont entendus pour ne laisser parler le 4ème groupe (nous !) qu’en douzième position. On ne prend même pas en compte le fait que je suis rapporteur sur la politique de la BCE !

J.C. Trichet fait un exposé assez classique, en anglais, et de façon surprenante redit en français un passage de son exposé : "L’excès de la masse monétaire M3 et la hausse du prix du pétrole accroissent les risques d’accélération de l’inflation, face auxquels la BCE sera particulièrement vigilante". Ce qu’on appelle un "signal" : normalement, tous les journalistes devraient sortir téléphoner que Trichet annonce la hausse des taux. Enfin, c’est ce qu’aurait provoqué la même phrase chez son collègue de la FED américaine Greenspan. Là, rien.

Le débat s’engage, presque entièrement sur la réforme du Pacte de stabilité. Trichet exprime ses réserves et explique : "On n’a pas eu le courage d’instituer une coordination budgétaire par le débat politique, donc il faut bien qu’il y ait une coordination par des règles". Ce qui est très juste ! Mais il poursuit "Aux Etats-Unis d’Amérique, il y a une discussion politique sur le solde budgétaire fédéral, donc il n’y a pas besoin de coordination par les règles du budget des États", ce qui n’a rien à voir et qui est inexact.

Au bout d’une heure et demie pendant lesquelles mes collègues des 3 "grands groupes" s’étalent, je prends enfin la parole, décidé à revenir sur l’avertissement de Jean-Claude Trichet et le nouveau cours qu’il annonce. Mais je tiens d’abord à rectifier son exemple mal choisi : "Aux États-Unis, comme en Europe, comme en France, les soldes budgétaires des autorités locales (States, Lander, Régions, Villes, etc.) sont régis par des règles, et c’est inévitable, s’agissant de dizaines de milliers de budgets décentralisés. Le problème de l’Europe, c’est qu’il n’y a pas l’équivalent du budget fédéral américain avec un fort poids macroéconomique. Il faut donc que les règles de coordination des budgets nationaux de l’UE soient elles-mêmes "intelligentes" macroéconomiquement".

Et là-dessus, la Présidente de la Commission, la "fabiusienne" Pervenche Bérès, me coupe la parole : "Mon cher collègue, vous avez épuisé votre temps de parole". Je réponds qu’en tant que rapporteur, il est regrettable que je ne puisse pas poser ma question au Président de la BCE. Je plie mes affaires, et m’en vais.

L’après-midi s’écoule entre réunions (dont l’Ambassadeur de Colombie : ce genre d’entretiens va occuper de plus en plus de temps avec mes nouvelles fonctions) et notes à rédiger. Dans les interstices, les effets de l’incident me parviennent par petits messages. Vers 16 heures, J.Cl. Trichet m’appelle sur mon portable, pour exprimer son regret de ne pas avoir pu avoir de dialogue monétaire avec le rapporteur sur la BCE. Le soir, après consultation des autres Verts, j’envoie un mail à la Présidente : les Verts envisagent de quitter la Commission et de poser le problème devant la Conférence des Présidents. Dans les autres Commissions en effet, comme en plénière, les Verts parlent en quatrième position et le rapporteur a la priorité...

Mais une autre de mes réunions du jour va m’attirer tout autant de tracas. Ma collègue verte britannique Caroline Lucas a invité au Parlement l’association "Pro-Hijab" de son pays, qui fait du lobbying contre la loi française de prohibition du voile. Elle tient à ce que les Français soient là pour défendre "leur" conception de la laïcité. Évidemment, les autres partis français ne veulent pas y aller... et les Verts français (moi en particulier) sont contre la loi sur le voile. Les eurodéputés verts français ont décidé de demander à Hélène Flautre (femme, prof, présidente de la Sous-commission des droits de l’Homme, et membre de la délégation Maghreb !) de s’y coller, mais elle ne peut pas y aller. Au pied levé, j’y vais.

Evidemment, les musulmanes anglaises (toutes sérieusement guimpées, charmantes au demeurant) ne voient dans cette loi que persécution religieuse et demandent son abrogation. Le président de l’association "15 mars et libertés" remet les pendules à l’heure : "Il n’est plus temps d’abroger la loi, on ne peut que lutter pour l’appliquer humainement. D’ailleurs, depuis la prise d’otage de l’Armée Islamique en Irak, toutes les musulmanes de France se sentent obligées d’affirmer leur loyalisme à l’égard de la République Française et retirent le foulard". Mais il détaille les dégâts psychologiques sur les filles moins politisées, contraintes de se dévoiler ou enfermées à l’écart de leurs camarades en attendant d’être renvoyées. Une lycéenne française livre en pleurant son témoignage. On propose de faire une pétition à faire signer par les eurodéputés. C’est mon tour d’intervenir.

"Avec cette loi, dis-je, les partisans de la liberté religieuse ont subi une défaite. Pour le comprendre, on doit prendre en compte 3 facteurs :

 La montée de l’islamophobie, forme "politiquement correcte" du racisme anti-maghrébin, très ancien mais revivifié par les crimes attribués aux GIA ou au Groupe Salafiste pour la Prédication et le Salut. La prise d’otage a achevé d’"enfoncer" les musulmanes qui portent le foulard.

 La vision française de la laïcité. L’école publique républicaine s’est affirmée dans une guerre contre le catholicisme. Cette guerre n’a fini qu’avec la loi Chevènement qui a définitivement institué 2 filières scolaires, une publique et une religieuse ou privée, toutes les deux financées par l’État. Les profs du public ont alors tendance à penser que celles qui veulent pratiquer leurs rites religieux "en public" n’ont qu’à aller faire ça en face.

 La question féministe. C’est vrai que, dans les banlieues populaires, les jeunes maghrébins reportent leurs frustrations sur les filles, et que la montée de l’islam de banlieue se traduit par une pression contre les jupes, pour le foulard, mais aussi contre la liberté sexuelle des filles. Ce fut une erreur de séparer la lutte pour la liberté religieuse de l’ensemble des libertés des filles, y compris l’avortement et la contraception. Toute pétition qui ne défendra pas l’ensemble de ces libertés n’aura ni ma signature ni celle d’aucun député français".

Ça jette un froid. À la sortie, la télé marocaine m’interroge : "Mais toutes les religions sont contre la contraception et l’avortement, contre la liberté sexuelle des femmes ! - C’est bien ça le problème..."

Ça n’empêchera pas Le Figaro (qui rend pourtant compte de la dernière partie de mon intervention) de m’accuser, le 23 septembre, de soutien à une réunion pro-islamiste. Accusation aussitôt relayée par tous les nationalistes, laïcards, islamophobes, anti-européens, anti-régionalistes, anti-communautaristes habituels.

Je n’étais jusqu’ici accusé que d’être le rédacteur du programme économique du FLNC et un ami des FARC et de Ben Laden. Me voici promu, "après Alima Boumediene et nos liens avec Tarik Ramadan", nouveau cheval de Troie de l’islamisme radical en Europe.

Et ils ne savent pas que j’ai serré la main du Dalaï-lama...



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