Dur passage
par Alain Lipietz

mercredi 5 novembre 2008

Francine n’est toujours pas « passée ». Je mesure la portée de ce mot, sa difficulté. Nous étions tous deux partisans du « droit à mourir dignement ». À l’hôpital Saint-Antoine ils l’avaient bien compris, et nous avait demandé, séparément, « quel degré nous souhaitions » d’acharnement thérapeutique. Nous avions répondu « aucun, que des soins palliatifs de la douleur, s’il n’y a plus rien qui permette une vie digne et modérément active » (mais cela comprenait quand même une radiothérapie du cerveau, qui, sans être douloureuse, lui a refait perdre ses cheveux)

Plus d’un mois passé, la médecine n’a plus aucun soin curatif à lui proposer, Francine est rentrée à la maison, et elle vit toujours. Elle a revu tous ceux qu’elle aimait, leur a fait ses adieux. Elle a choisi entre plusieurs options proposées par Sasha la couverture de son dernier roman, Perséphone en personne et l’a fait évoluer, elle a contrôlé mon projet de « 4 de couverture », elle a réglé le détail de ses obsèques, écouté tous les messages de sympathie que je lui lis, les vôtres et ceux des lecteurs d’ILV qui reconnaissent enfin le grand écrivain qu’elle a été. Elle a fini sa tâche, sourit dans l’amour des siens, elle ne souffre pas.

Épuisée, elle veut partir… et ne part pas. Elle refuse du doigt tous les soins qui ne sont pas anti-douleur, fait la grève de la faim. Rien n’y fait. Qu’est-ce qui la retient, sinon l’inépuisable énergie de son corps décharné ? Je lis dans le chapitre 10 de Perséphone ce qu’elle doit ressentir…

Les deux docteures Catherine (ma sœur, et son médecin traitant) m’expliquent et lui proposent avec tendresse le maximum de ce qu’on a le droit de faire (ou plutôt ne pas faire) dans le cadre de la loi française. Et je n’ai aucune raison objective ni subjective de m’en écarter : elle ne souffre pas, elle baigne dans l’amour et dans la dignité. Et pourtant cette survie dans un demi-sommeil n’est pas ce qu’elle voulait. Plus complexe que les débats politiques sur les cas incontestables d’euthanasie ! Cette vie qui n’en est presque plus une reste une vie, qui n’est pas perdue. Elle « milite » encore dans sa survie.

Une aide-soignante de l’Hospitalisation À Domicile, venue la laver, et à qui elle murmure un inaudible « merci », lui répond « Mais je fais mon travail, vous n’avez pas à me remercier. Je vois à votre sourire, à l’amour qui flotte dans cette maison quand on y entre, que vous avez passé votre vie à vous occuper des autres. Et moi je suis contente de vous le rendre, et j’espère que, quand je serai comme vous, on s’occupera de moi comme je m’occupe de vous ». Cette jeune femme a parfaitement compris la notion de « réciprocité » selon Karl Polanyi, qui n’est ni l’échange ni la redistribution.

Un mot sur les appareils d’Etat de la redistribution. Tout ce que j’ai écrit sur l’hôpital public est encore plus vrai de l’HAD, car le problème est aggravé par la rupture d’unité de lieu et par la sous-traitance de la gestion du matériel. D’un côté, on vient de le voir, un personnel d’une qualité humaine exceptionnelle (l’Hôpital Paul Brousse, son port d’attache, est connu pour son unité de soins palliatifs). De l’autre, une division du travail poussée à l’ingérable et une absence criante de coordination.

On a évité de justesse le bug sur le jour du transfert entre Saint-Antoine et le domicile ( et je votais à Strasbourg). Au moins le lit anti-escarres et la pompe à oxygène sont arrivés à la maison avant Francine. Une semaine après, est livré sans qu’on ait rien demandé (mais « ça va avec ») un oxygénomètre. On a joué avec, un minuscule bijou électronique qu’on met au bout de son doigt et qui vous affiche saturation et pouls. Dans les hôpitaux fixes, cette chose (comme la pompe à perfusion) est un bloc porté par un gros mât à roulette. Les infirmières m’expliquent que, dans un hôpital, on ne miniaturise rien pour éviter les vols. La plupart des médicaments nécessaires n’étaient pas en stock à l’HAD, je suis allé les acheter moi–même à une pharmacie. Alors que Francine ne peut plus se lever du tout depuis trois jours, on livre enfin la chaise percée qui lui aurait évité d’avoir à traverser la maison la semaine précédente. La poubelle jaune semi-hermétique qui devrait être changée une fois par semaine ne l’est pas, je vide le tout dans une poubelle ordinaire, puisqu’elle ne contient rien de dangereux.

Dans n’importe quelle entreprise industrielle, avec ce niveau de coordination, un ouvrier serait chaque jour électrocuté ou renversé par un pont transbordeur.

Côté aide à domicile, la mairie communiste (donc hostile au tiers secteur) a choisi la gestion directe par le Centre communal d’action sociale, au lieu de passer contrat avec une association bi-structurante (coté familles et coté aides), comme le recommande Brigitte Croff dans Seules. Résultat assez inadapté et surtout inadaptable, malgré la grande gentillesse et la bonne volonté de tou(te)s…

Notre société a d’immenses progrès à faire pour faire face à une démographie vieillissante, avec un environnement fortement cancérigène qui entraînera des soins de plus en plus coûteux. Je sens que je vais m’inscrire au groupe « Seniors » des Verts. Ils ont là un magnifique créneau. Politique, absolument politique.

PS J’ai éteint la télé à 2 heures ce matin, quand sont tombés les premiers résultats du fuseau horaire le plus à l’Est : Virginie et Indiana gagnés, Floride, Pennsylvanie et Ohio bien partis, c’était plié. Ce matin, l’aide-soignante antillaise exulte. Quoi que fasse Barak Hussein Obama, quelques déceptions qu’il nous apporte demain, ce qu’a fait le peuple américain cette nuit est une victoire de l’Humanité. « I had a dream ». Francine et moi nous l’avons vécu, le discours de Martin Luther King et la réalisation du rêve. « Yes we can ».



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