Dialogue à La Havane
par Alain Lipietz

dimanche 19 février 2006

En route pour la Colombie où je conduis une délégation officielle du Parlement européen, je fais un crochet par La Havane. Francisco Galan m’a en effet téléphoné pour m’inviter à y rencontrer le numéro 1 de l’ELN, Antonio Garcia, à l’occasion des discussions ouvertes entre cette guérilla et le gouvernement colombien, à Cuba.

Nous avions rencontré Francisco Galan en novembre dernier, à Medellin. Ce guérillero, prisonnier depuis 1993, porte parole de la seconde guérilla de Colombie, créée par le prêtre Camillo Torres, avait été chargé par le président Uribe d’ouvrir une consultation générale de la société civile dans laquelle pourrait s’inscrire un accord de paix avec l’ELN. La rencontre de La Havane marque une nouvelle étape dans la concrétisation de ce projet. Le chef militaire de l’ELN y rencontre Luis Carlos Restrepo, le Haut commissaire à la paix d’Uribe, sous le parrainage de représentants de la société civile et de l’église colombiennes, ainsi que de la communauté internationale : les pays “facilitateurs” (Suisse, Norvège, Espagne)... et moi.

Avant de partir, j’avais interrogé mes vices-présidents (de droite et socialiste) sur mon statut à La Havane. Ils m’avaient répondu : « Alain, tu y vas à titre personnel. N’oublie pas que l’ELN est sur la liste des groupes terroristes. Derrière l’ELN, il y a donc le Hamas. - Comment ça, le Hamas ? - Oui, la façon dont l’ELN sera sortie de la liste constituera un précédent pour sortir le Hamas de la liste ! » Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle…

Dimanche matin à La Havane, j’ai donc deux heures de discussion avec Antonio Garcia et Francisco Galan. Antonio est beaucoup moins poète que Francisco. Même s’il perçoit mal les changements dans la réalité du monde, il est néanmoins très ouvert intellectuellement. Il m’explique que la paix (entre l’ELN et le gouvernement) ne peut être utile que si elle est l’occasion d’une reconstruction du rapport entre l’Etat et la société civile en Colombie. Je suis assez d’accord : la faiblesse des mouvements sociaux en Colombie est très liée à l’existence des guérillas accaparant sous une forme militaire la représentation de l’opposition sociale. Or ces guérillas, ayant perdu toute légitimité par leur pratique du narcotrafic, des enlèvements, des agressions contre des communautés rurales, ont rendu difficile l’expression politique de mouvements sociaux explicitement « de gauche », comme le mouvement syndical. Mais Antonio Garcia n’a pas l’air de bien comprendre qu’il existe d’autres mouvements sociaux qui, eux, sont particulièrement développés en Colombie : notamment les associations de Droits de l’Homme... qui les critiquent au même titre qu’elles combattent les violations gouvernementales des droits de l’Homme.

J’objecte à son discours qu’on ne peut ainsi faire l’éloge de la société civile tout en poursuivant contre elle la pire des agressions (à mon avis éthiquement bien plus grave que le narcotrafic, en ce sens que la société victime n’y est pour strictement rien) : les prises d’otages. Suit une discussion passablement jésuitique sur les limites entre l’impôt, le racket et les kidnappings...

Antonio Garcia me demande si le Parlement européen peut parrainer la mise en oeuvre de la suggestion que j’avais faite à Francisco Galan il y a trois mois : un dialogue des sociétés civiles colombienne et européennes à propos de la drogue. Je lui réponds que ça dépendra d’abord d’Uribe.

Les ELNistes repartent négocier avec les gouvernementaux. Il me reste quelques heures avant l’avion. Dans l’hôtel où errent les “parrains” et “marraines”, je bavarde avec Elisabeth Reusse-Decrey, ex-présidente du parlement de Genève, aujourd’hui présidente de l’Appel de Genève (il s’agit d’un appel aux groupes armés illégaux pour qu’ils observent le bannissement des mines anti-personnelles, et plus généralement le droit humanitaire international), et Mehmet Balci qui suit plus particulièrement la Colombie. Elle est assez impressionnante, en relation avec plus de 40 groupes guerilleristes ou “terroristes”. Selon elle, la sortie de la “liste des groupes terroristes” de l’Union européenne n’est pas un énorme problème : il y a déjà le cas de la Ligue des Tigres de Tamil-Eelam, sortis de la liste à l’occasion du tsunami et de la reprise des négociations avec le pouvoir Sri-Lankais...

Pendant le long vol La Havane - Bogota via Panama, je potasse mon dossier Colombie, remplis ma liste de vote sur la soixantaine d’amendements proposés sur mon rapport sur la concurrence, et retourne enfin à mes chères études sur Mallarmé, auxquelles je m’astreins depuis la rentrée de septembre dernier pour ne pas devenir polar de la politique. Avant de partir, j’avais enfin pu mettre sur mon site une mise à jour majeure de mon essai... avec des pages esquissées à Hong-Kong pendant les nuits d’insomnie de la conférence de l’OMC. Ce rythme de travail (écrire quelques heures par mois, sur un sujet que j’étudie plusieurs heures par semaine et auquel je réfléchis un peu tous les jours), qui contraste tant avec mon ancien métier de chercheur, ne me satisfait pas du tout, mais enfin...



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