Mercredi après midi, retour à La Paz, canyon creusé dans l’Altiplano à 3700 mètres d’altitude. Presque toutes les réunions qui suivent vont désormais tourner autour de l’accord Europe - Communauté andine.
Le débat commence très fort : une rencontre avec le ministre adjoint du commerce extérieur, Aldo Ruiz, l’ancienne ministre adjointe des Affaires étrangères, Maria Luisa Ramos, et surtout Pablo Solon.
Pablo Solon fut le théoricien et le principal animateur de la grève de Cochabamba contre une firme nord-américaine qui avait pris le contrôle de l’eau : premier grand mouvement populaire à l’origine de la victoire d’Evo Morales. Pablo anime aussi la Fondation Solon, et a été nommé ambassadeur spécial pour les négociations avec l’Union européenne.
Je commence en exposant la position de l’Union européenne telle qu’elle a été définie par le Parlementet par la Commission : "l’Union européenne travaille à l’unité et non à la division de l’Amérique du Sud, elle négociera de bloc à bloc (c’est-à-dire avec la CAN et le Mercosur, et si possible la Communauté Sud-Américaine des Nations quand elle existera) car nous recherchons un monde multipolaire où l’on discute entre égaux, contrairement aux États-Unis qui préfèrent négocier bilatéralement de fort à faible. Dans l’accord UE - CAN, nous sommes prêts à reconnaître l’asymétrie entre les deux partenaires, et même les différences entre les pays de la Communauté andine. Cet accord d’association ne sera pas un accord de libre échange (ne serait-ce que parce que l’Europe n’acceptera pas le libre échange avec les bananes équatoriennes et colombiennes), mais un accord à trois piliers, avec des aspects commerciaux, des aspects de coopération pour le développement, des aspects de coopération politique pour des Droits de l’homme et la défense de l’environnement."
Pablo Solon prend la parole et explique très fermement : "Nous remercions l’Union européenne qui, en nous proposant un accord d’association, a sauvé la Communauté andine quand le Venezuela l’a abandonnée, et nous apprécions qu’elle nous propose une négociation de bloc à bloc. Mais la CAN est très profondément divisée entre le Pérou et la Colombie, ultra-libéraux, et l’Équateur et la Bolivie, qui recherchent un développement alternatif. Vous ne pouvez donc pas nous proposer la même chose. Quant à nous, dans cet accord, nous ne voulons discuter ni de la propriété intellectuelle, ni de la protection des investissements étrangers, ni des marchés publics, ni d’aucun des services."
Léger flottement parmi les Européens. Le socialiste Corbett s’étonne : « Mais pourquoi n’ouvrez-vous pas les négociations sur l’ensemble des chapitres, quitte à refuser de signer des articles qui vous sembleraient défavorables, puisque de toute façon nous acceptons qu’il y ait des différences entre les pays ? »
J’enchaîne de façon plus théorique : « Je comprends que la Bolivie ait une expérience récente de la lutte contre le néo-colonialisme, où la récupération des richesses naturelles nationales (comme le gaz) a joué un rôle décisif. En ce sens, le nationalisme a joué un rôle progressiste. Mais quand vous voulez vous battre contre une division du travail imposée par la globalisation, vous avez intérêt à négocier dans un cadre multilatéral. Car si le nationalisme est progressiste dans la lutte contre le néo-colonialisme, il équivaut au néo-libéralisme dans la nouvelle division internationale du travail.
Par exemple, l’appel des peuples indigènes à la Constituante vous demande de protéger leurs droits sur la propriété intellectuelle de la biodiversité. Alors, supposons que nous négociions avec les trois autres pays sur la propriété intellectuelle du savoir sur la biodiversité. Le Pérou et l’Équateur, qui ont une haute expérience de la négociation en la matière, vont certainement exiger une forte rémunération des droits d’accès à leur biodiversité et à leurs savoirs indigènes. L’Europe est sans doute prête à la leur accorder. Mais supposons que le Pérou vende à une firme pharmaceutique européenne l’accès à une plante existant aussi en Bolivie. Vous vous retrouverez écartés, de votre seul fait, de la rémunération de l’accès à cette plante.
Inversement, l’Europe est prête à négocier une conception large de l’accord de Doha sur la production de médicaments génériques par les pays du Tiers monde. L’enjeu de cette discussion n’est pas de savoir si on a le droit de produire localement, mais de savoir si un pays du Tiers monde a le droit de se fournir en médicaments génériques dans un autre pays du Tiers monde. Là encore, si vous vous tenez en dehors de l’accord, vous ne pourrez pas bénéficier des productions de médicaments sous licence obligatoire du Brésil ou de la Colombie.
Quant aux services, je comprends très bien qu’après votre expérience, vous refusiez absolument de négocier sur l’eau. Mais sur d’autres services publics comme la santé, vous auriez intérêt à négocier un accord de coopération avec l’Europe." Maria Luisa intervient : "Mais la santé n’est pas un service, c’est un Droit de l’Homme. - Certes, mais un droit qui n’est pas garanti par un service public reste un droit abstrait. Vous auriez intérêt à négocier, au chapitre de la coopération, une aide au développement du service public de santé".
Nos interlocuteurs, qui me connaissent et respectent mon engagement tiers mondiste, sont un peu ébranlés. Pablo Solon me dit : "Je suis totalement d’accord, théoriquement, avec toi, Alain, mais nous craignons d’être embarqués dans une négociation où les deux pays libéraux (Pérou et Colombie) nous mettront devant le fait accompli et nous obligeront à signer des choses avec lesquelles nous serions en désaccord. Surtout que l’Union européenne exige un négociateur unique". Je réponds : "Mais vous n’aurez pas avant longtemps de meilleurs alliés que le Secrétaire général actuel de la CAN, Freddy Ehlers, et la ministre actuelle des affaires étrangères de l’Équateur. Je vous le répète, puisque l’Union européenne respecte les différences à l’intérieur de la CAN, vous pourrez toujours, en fin de négociation, émettre des restrictions sur tel ou tel chapitre".
Le lendemain, nous rencontrons la contrepartie "mouvements sociaux" du discours de la veille, justement au siège de la Fondation Solon. Là se réunit la coordination de toutes les associations altermondialistes du pays : le « Mouvement Bolivien pour la Souveraineté et l’Intégration Solidaire des Peuples » (ouf !), qui s’assigne pour but de « protéger la Constituante contre les Accords de Libre-Échange ». Ils tiennent exactement le discours de Solon, en encore plus radicalisé, critiquant même les subventions « aux vaches européennes ». Je leur réponds point par point, comme j’avais répondu la veille à Pablo, que leur intérêt est bien de discuter avec l’Union européenne de bloc à bloc. Quant aux subventions de la PAC, j’explique qu’il ne s’agit pas de subventions aux vaches, mais au revenu paysan, et que, en tant que défenseur de la souveraineté alimentaire, je ne vois pas de député européen progressiste qui pourrait s’y opposer. Nous nous battons contre les subventions à l’exportation, pas contre la stabilisation des revenus paysans. Là encore, mes explications rencontrent un certain acquiescement, avec un point dur parfaitement compréhensible, celui de l’eau.
J’apprendrai pendant le séjour, en discutant avec des membres du corps diplomatique européen, que cette méfiance prend son origine dans la diffusion d’un premier brouillon du mandat de négociation de l’Union européenne avec la CAN qui prévoyait... la privatisation du service de l’eau ! Et ce texte semble avoir été diffusé la semaine même où la Suez, chassée de La Paz et d’El Alto par le mouvement social, quittait la Bolivie. Pas très malin.
Le mercredi soir justement, rencontre avec le corps diplomatique européen. Beaucoup d’ambassadeurs, y compris leur président en exercice, c’est-à-dire l’Allemand, semblent sous le charme d’Evo Morales et du mouvement social dans le pays. L’attachée de coopération danoise est particulièrement chaleureuse et intelligente dans sa défense du mouvement indigène. Les deux sceptiques sont curieusement l’Espagnol et plus naturellement l’Anglais. Ils ont des doutes sur la réussite de la Constituante, mais aussi sur la dynamique d’isolement dans lequel la Bolivie risque de s’enfermer. Elle proclame sa volonté de faire la Communauté sud-américaine, et c’est vrai que depuis la conférence de Cochabamba pour la relance du processus initié à Cusco, elle assume la présidence du groupe de travail pour la relance de la Communauté sud-américaine. Mais à force de demander des exemptions partout, au nom de sa souveraineté, elle fait le jeu du morcellement de l’Amérique latine entre petits pays négociant des accords avec les grandes puissances, anciennes (États-Unis, Europe) ou émergentes (Chine, Inde).
Le Britannique est particulièrement sceptique envers le petit jeu que mène la présidente chilienne Michèle Bachelet à l’égard du Pérou au sujet de l’accès de la Bolivie à la mer. Selon lui, le Chili « ballade » la Bolivie.
J’en discuterai avec d’autres diplomates. Ils sont un peu plus optimistes. Le Chili semble vraiment vouloir échanger un accès de la Bolivie à la mer contre... des territoires boliviens riches en eau douce, échange qui n’est peut-être pas très favorable à la Bolivie, mais celle-ci y tient ! Ce qui est sûr, c’est que la haine du Chili encore virulente il y a trois ans s’est considérablement estompée, un peu comme aujourd’hui entre la Grèce et la Turquie... Ce vendredi sera justement célébré le "Jour de la mer", c’est-à-dire la fête nationale célébrant la perte de l’accès à l’océan lors de la Guerre du Pacifique et la volonté de le récupérer. Eh bien, à cette occasion, Chiliens et Boliviens feront des cérémonies communes !
La rencontre avec le président du Sénat (opposition de droite) nous replongera dans les débats bolivo-boliviens sur la Constituante. Mais celle que nous avons avec le président MASiste de la Chambre des députés, Edmundo Nodillo, accompagné du président de la commission des affaires étrangères (l’ancien candidat à la présidence du MNR, Michiacki Nagatani) et de la vice-présidente de l’intergroupe des affaires indigènes, est beaucoup plus intéressante. Avec Nodillo (un personnage modeste et sympathique, au verbe clair et à la pensée précise, et dont on murmure qu’il pourrait très bien être le successeur de Morales), les choses se précisent. Oui, ils veulent un accord Union européenne-CAN, différencié mais à partir de bases communes, et finalement, le seul problème sur lequel il faut s’attendre à des réserves de la part de la Bolivie, c’est bien sûr l’eau.
La discussion avec le ministre des relations extérieures et du culte, David Choquehuanca, confirme largement cette impression. Mais le plus surprenant dans cette rencontre est que c’est l’aspect "ministre du culte" qui va dominer ! David Choquehuenca nous explique avec passion que la Bolivie cherche un modèle de développement rétablissant l’harmonie avec la Pachamama (la Terre-Mère). "Vous voulez un modèle qui vous permette de vivre mieux, nous, nous voulons un modèle qui nous permette de vivre bien". Phrase magnifique, mais j’objecte malicieusement : "La mine Mutùn, c’est une façon de vivre bien ou de vivre mieux ?" La mine Mutùn est cette montagne de fer, tout à fait au Sud de la Bolivie, à l’entrée du Pantanal, concédée à une firme indienne. L’ouverture de cette mine fait évidement courir des risques écologiques formidables à la région. David marque un moment d’hésitation, et concède qu’aussi bien les mines que le tourisme doivent respecter la Pachamama.
Facile à dire... Je sais bien que dans toute la zone andine, la grande richesse, c’est l’exploitation minière, et la hausse du prix des matières premières qui a quasiment triplé le revenu par tête au Pérou. C’est elle aussi qui provoque des luttes incessantes de la population contre ces mines. Le jour même d’ailleurs, le président de l’Équateur, Rafael Correa, vient de "mettre en garde le pays contre une guerre civile entre la population et les entreprises minières".
Or, il est de plus en plus clair que la gauche bolivienne est, encore plus nettement qu’au Venezuela, déchirée entre une tendance indigéniste et respectueuse de l’environnement, et une tendance productiviste exportatrice, visant à l’enrichissement du pays et à la redistribution vers les classes populaires de la rente minière selon le modèle vénézuélien. D’ores et déjà, la "nationalisation sans expropriation" - comme ils l’appellent - du gaz bolivien, qui se solde par une appropriation de quelque 80% de la rente gazière par l’État, contre seulement 20% auparavant (sans qu’aucune entreprise ne quitte le pays), a provoqué un soudain enrichissement de l’État qui ne parvient même plus à dépenser son argent (7% d’excédent budgétaire !). La Bolivie, comme le Pérou, se désendette financièrement, mais ne court-elle pas le risque de s’endetter à l’égard des générations futures ? Seule justement cette sagesse indigéniste peut mettre un frein aux tentations productivistes.
A propos de mines, nous avons tenu à rencontrer les représentants des coopératives minières de la région de Huanani (région d’Oruro). C’est là qu’à eu lieu l’an dernier un terrible affrontement, avec des morts, qui a fait un moment chuter la popularité d’Evo Morales.
Ces mineurs que nous avons en face de nous ont longtemps fait partie de l’aristocratie ouvrière salariée de la Bolivie. Avec les privatisations de la décennie précédente, ils sont devenus une sorte de classe errante de quelques 50000 mineurs coopérateurs, un peu comme les mineurs du moyen âge japonais du film Princesse Mononoke de Miyazaki. Il y a même une sous-classe représentée ici : les femmes, pour la plupart veuves ou répudiées, qui errent de mine en mine, offrant leurs services d’auxiliaires. Ces mineurs nous exposent leur douloureuse situation, et expliquent les causes de l’affrontement par leur volonté d’accroître la part de terrain qui leur est concédée face à la part exploitée par l’entreprise d’État. C’est une autre dimension des problèmes que la Bolivie devra affronter dans son développement minier : réintégrera-t-elle dans les grandes entreprises minières cette classe de mineurs coopérateurs, ou bien négociera-t-elle avec eux une part du gâteau ? Et si les mines se terminent ou en tout cas se mécanisent, que faire d’eux ?
Autre discussion, en marge de cette journée surchargée, avec notre ami Edgar Arce Rudon, que nous avions rencontré en 2005, à propos de la coca. Le débat n’a pas beaucoup avancé, mais il est clair qu’un compromis s’esquisse entre Evo et sa base sociale originelle, les cultivateurs de coca du Chiapare, dont il fut jadis le dirigeant syndical. Il consisterait en ceci : une fois garanti aux cocaleros actuels le droit de cultiver un certain quota de feuilles de coca, on pourrait les associer à la lutte contre le développement des cultures illégales à la solde des narco-trafiquants. Reste une question : que faire de cette production de feuilles de coca manifestement en excès par rapport à la consommation intérieure de maté de coca (l’excellente boisson traditionnelle, qui permet de supporter l’altitude) ? Là, l’Union européenne pourrait sans doute aider, avec son expérience de la gestion des stocks en excédent de sa politique agricole ! Finalement, cela coûterait moins cher à l’État et la communauté internationale de racheter ce quota et de faire n’importe quoi de ces excédents (l’OMS travaille à chercher quoi…), voire de les détruire, que de s’acharner en politiques d’éradication totalement inefficaces.
Et pour finir, la rencontre officielle avec le président Evo Morales. Il est accompagné de son vice président et idéologue Alvaro Garcia Linera, qui ne dira rien, et d’un jeune membre de sa cellule diplomatique, Olivier Fontan... prêté par le corps diplomatique français !
Evo, veste et cheveux de mieux en mieux coupés, nous accueille avec une joie quasi enfantine. Il nous avoue que pour lui, la visite au Parlement européen fut la consécration presque définitive, et que notre visite vient la confirmer. Je lui rappelle tout de même que nous n’avions pas attendu son élection pour nous intéresser à lui, et que je l’avais déjà rencontré à Cuenca. Le discours d’Evo Morales semble aussi chaleureux et décousu que celui d’Hugo Chavez. Mais au milieu de mille anecdotes (souvenirs de son enfance et de ses luttes, premières visites des médecins cubains qui opèrent les paysans de la cataracte…) émergent deux thèmes précis : 1) Nous négocierons aussi longtemps que possible au sein de la Constituante pour arriver à un consensus à 2/3 des députés, mais, faute de consensus, nous soumettrons la question au peuple ; 2) Nous voulons négocier avec l’Europe de bloc à bloc (sans aucune allusion à quelque opt-out que ce soit de la part de la Bolivie).
De toutes les discussions, il semble donc ressortir une véritable volonté de la Bolivie d’aider à la promotion de l’unité sud-américaine en s’appuyant sur la sympathie de l’Europe et sur sa double participation à la Communauté andine et au Mercosur. Les réserves qu’émettra la Bolivie portent essentiellement sur des questions de souveraineté nationale tournant autour de la gestion des richesses naturelles, eau et gaz.
A défaut, la Bolivie se repliera sur l’accord à trois avec l’Équateur et le Venezuela, dans le cadre de l’ALBA (Alliance bolivarienne des Amériques). Et encore ! Les diplomates boliviens ne nous cachent pas leur agacement à l’égard de l’Équateur, où la pratique des hauts fonctionnaires ne suit guère les discours du président et de la ministre des affaires étrangères. Quant au Venezuela, jeudi, il vient de décider qu’il n’importerait plus de produits qui pourraient être fournis par l’économie vénézuélienne elle-même ! Et les producteurs agricoles boliviens sont parmi les principales victimes de cette mesure protectionniste.
La gauche sud-américaine, et en particulier son aile la plus radicale, est décidément au carrefour : écartelée entre la reprise pure et simple du discours développementiste des années cinquante, (aujourd’hui incarné par Cuba et le Venezuela : exportation des matières premières + substitution d’importations) et le choix, enfin, de construire l’unité économique et politique du continent, comme l’a fait l’Union européenne il y a un demi siècle. Evo Morales, du haut de son petit pays perché sur le toit du monde, pourra-t-il jouer le rôle d’un Paul-Henri Spaak sud-américain ? Encore faudrait-il qu’il trouve au Brésil, au Venezuela, en Argentine et au Pérou, des Jean Monnet, des Alcide de Gasperi et des Konrad Adenauer...