De la guerre au Sahel
par Alain Lipietz

mardi 22 janvier 2013

Je n’ai pas réagi tout de suite, sur mon blog, à l’intervention française au Mali, tant la nécessité de bloquer l’avancée des groupes islamistes vers le sud me paraissait une évidence, même pas contestée par Politis (voir l’excellent édito de Denis Sieffert). J’avais tort : les Fêtes, le travail de plus en plus prenant de Europe Écologie à Villejuif et au sein des Ateliers pour l’Avenir à Villejuif, la lutte pour une autre politique de santé, et même la mort de notre chatte, m’avaient distrait d’une affaire finalement plus controversée que je ne l’avais perçue. Elle a occupé une bonne part des débats du Conseil fédéral de EELV, ce dernier week-end.

Certes, nous avions approuvé l’intervention française au secours de la révolution libyenne (intervention dix fois plus importante, en termes de matériel militaire et de troupes engagées, que l’opération au Mali), certes Noel Mamère recevait régulièrement des tonnerres d’applaudissement en prêchant l’intervention au secours de la révolution syrienne, certes, personne n’avait moufté quand, quelques jours auparavant, une intervention française, bras armé d’une force « africaine » mandatée par l’Onu, avait bloqué l’avancée de la rébellion Seleka en Centre-Afrique. EELV n’est donc pas dogmatiquement « anti-interventionniste ». Mais là, je me suis aperçu avec étonnement que ça coinçait. Parce que nous entrions en guerre, directement, contre la redoutable Al Qaeda ? Bigre : ça peut nous retomber sur le dos, et l’Algérie vient de s’en apercevoir.

Le débat en Conseil fédéral a commencé par un défilé de porte-paroles des mouvements progressistes et écologistes maliens, d’ici et de là-bas : URD, Parena-Sadi, etc. (J’ai calculé d’après Wikipedia : environ les 40 % « anti-libéraux » des dernières élections maliennes étaient représentés). Toutes et tous exprimaient avec chaleur leur reconnaissance envers la France, mais cachaient mal leur ressentiment envers les incessantes insurrections touaregs, tout en parlant de « réconciliation nationale ».

Le Bureau exécutif avait proposé pour ce Conseil fédéral un texte déjà fort satisfaisant, dont les attendus justifiaient largement une intervention, brusquée par l’offensive des djihadistes sur les villes charnières entre le nord et le sud malien. Mais la résolution proposée brodait surtout sur les causes structurelles de la crise malienne, et les missions de paix et de reconstruction incombant à l’aide internationale.

Insistons sur ce détail : dans une guerre, l’adversaire aussi prend des initiatives, et c’est cela qui détermine les mouvements des autres parties. L’offensive djihadiste inattendue menaçait de faire tomber Bamako, alors que la communauté diplomatique savait que la force internationale à noyau africain (la MISMA) sensée reconquérir le nord malien ne serait pas prête avant de nombreux mois, voire après la mousson. Sauf que les djihadistes ne sont pas idiots, et – c’est pas de jeu ! - avaient décidé de passer à l’offensive avant que cette force ne soit prête. On admirera à ce sujet la naïveté de la résolution 2085 de l’ONU, qui, dans son article 11, semble avoir tout son temps devant elle, face à un adversaire-potiche. Et seule la France avait la capacité de se projeter en 24 heures, n’importe où en Afrique occidentale ou équatoriale.

Or, dès la veille du débat, je constatais que justement c’est ce qui est reproché à la France : être présente dans le coin, bien sûr du fait de son passé colonial (la « Françafrique »). Personne ne souhaitait sans doute la victoire des islamistes, mais, puisque la décision était déjà prise, alors on pouvait se laisser aller aux chipotages, avertissements, récriminations, regrets. Bien d’accord pour insister sur la nécessité de faire attention au respect des conventions de Genève, des droits de l’Homme, et aux réformes nécessaires, je souhaitais intervenir sur deux points.

D’abord , parler explicitement de la nécessité, pour l’Union européenne, de se mobiliser contre la crise alimentaire, de rendre au Mali sa souveraineté alimentaire. On sait que les mots « crise alimentaire » hérissent la direction actuelle des Verts. Même notre ministre en charge de la faim dans le monde, Pascal Canfin, dans son interview par Libération, évite d’en parler ! Or, s’il est un point où le colonialisme, les puissances dominantes, l’Union européenne, l’OMC, le capitalisme mondialisé, ont des responsabilités écrasantes, c’est bien dans la famine au Sahel, et cela dès les années 70 (où je militais dans les Comités Sahel, autour des thèses de Jean-Pierre Olivier de Sardan) : imposition de la monoculture du coton dans le bassin du Niger, dérégulation forcée des formes d’organisation et des greniers de l’agriculture de subsistance sahélienne, destruction par l’UE des régulations coutumières ou étatiques des marchés agricoles dans le cadre de ses « accords de partenariat », etc. Malgré une petite opposition (« Mais on en parle plus loin ! » : eh ben non), je fis passer cet amendement sans difficulté.

Plus épineux était mon premier amendement. Le texte de la motion (après les considérants) commençait par « EELV prend acte de l’intervention française au Mali » et poursuivait en détaillant les précautions humanitaires et mesures « structurelles » à prendre, conformément aux attendus. Je fis observer le caractère faux-cul de cette expression : il faut d’abord, avant de détailler les mises en garde, dire si on est pour ou contre. Un contradicteur expliqua à la tribune que, bien que lui soit « plutôt pour », il fallait adoucir pour tenir compte des avis de ceux qui étaient contre. Je lui répondis qu’il confondait « prendre acte » et « donner acte ». Prendre acte est un euphémisme pour « Je suis contre ce que vous faites, je ne peux pas m’y opposer, mais je vous garde un chien de ma chienne ». Donner acte signifie : « Je dois bien dire que je suis d’accord avec ce que vous faites, et ça m’étonne de votre part ». Si on est pour, et surtout quand on juge que c’est « le moindre mal », on ose le dire.

Nous intervenons au Mali parce que c’était nécessaire, qu’il n’y avait que nous (à ce moment-là) en mesure de le faire, et compte tenu de toutes nos fautes passée à l’égard du Mali, nous lui devions bien ça : le sauver des djihadistes.

Il a fallu encore combattre un amendement appelant au « cessez le feu immédiat et à l’ouverture des négociations ». Amendement d’autant plus incongru que ceux qui le défendaient en appelaient à la légalité de l’ONU et à sa résolution unanime 2085 de décembre dernier. Celle-ci en effet n’appelait certes pas la France à agir seule, mais appelait « tous les pays membres » (de l’ONU) à envoyer des contingents au secours du Mali dans le cadre d’une force internationale « sous direction africaine »… mais pour bouter les djihadistes hors du nord Mali (article 9), et pas pour geler la « ligne de front », ni pour « négocier » avec eux ! Les seules négociations en cours (à Ouagadougou ou à Alger), jusqu’en décembre dernier, et qu’appuyait cette résolution, c’était d’une part pour la réconciliation, au sud, avec les militaires putschistes de Amadou Haya Sanogo (opposé à l’intervention de l’Onu), et d’autre part des négociations pour convaincre les rebelles Touaregs, au nord, d’entrer en guerre… contre les djihadistes !

Car (venons-en enfin au fond), de quelle négociation saurait-il être question avec les djihadistes ? Que leur proposent les partisans de la négociation ? D’aller jouer ailleurs ? au Soudan ? en Somalie ? Je me suis farouchement opposé à l’intervention en Irak en 1991, car il y avait une négociation en cours, avec des mesures de blocus, pour que les troupes irakiennes rentrent « chez elles ». Mais là, « cessez le feu », ça veut dire quoi ? On vous laisse martyriser Tombouctou et Gao ?

Ou alors « On vous propose de vous laisser appliquer un peu de Charia » ? 10 % ? 50 % de la Charia ? Amputer, mais pas lapider ? J’ai souvent exprimé ma sympathie ou ma compréhension pour les mouvements régionalistes ou nationalitaires (des Corses aux Sahraouis et aux Touaregs, en passant par les indigènes des Andes), pour tous les mouvements de résistance à une oppression. J’ai négocié avec les Farc et l’ELN colombiens. Mais il y avait quelque chose à négocier : la libération des otages civils, dont Ingrid, en échange de la sortie des Farc de la liste des « groupes terroristes », la paix en échange de réformes sociales ! Au Mali, les djihadistes de l’Aqmi, du Mujao et d’Ansar Ed-Dine ne représentent pas des mouvements populaires, d’aucun peuple malien, même pas les Touaregs : au contraire, ce sont eux qui ont écrasé, dans le nord, le seul mouvement insurrectionnel à vocation nationaliste touareg, le Mouvement National de Libération de l’Azawa !

Je ne pense d’ailleurs pas que le MNLA soit « le représentant authentique » du peuple Touareg, ni même que les Touaregs soient propriétaires de l’Azawa, de Gao ou Tombouctou , ville internationale et capitale culturelle depuis des siècles, perle du désert, peuplée aussi de Songhaï (anciens esclaves des Touaregs) , de Peuls et même d’Arabes. Les Touaregs sont un peuple nomade et non territorialisé, et c’est là leur problème dans le monde actuel. C’est pourquoi la résolution de l’ONU leur demande de se dissocier nettement des djihadistes, et s’en tient à l’intégrité du Mali dans ses frontières actuelles. Cela dit, le ressentiment des autres peuples maliens à l’égard des Touaregs, accusés de « collaboration » avec les occupants djihadistes, est maintenant immense, et grosse de risques de pogroms. Sur les deux rives du Sahara, les « Noirs » sont souvent les anciens esclaves des « Peaux clairs », Arabes, Maures ou Touaregs : ça n’arrange rien.

Les djihadistes de Al Qaeda (raccourci pour « La Base du Front islamique contre les Juifs et les Croisés ») et de ses alliés ne sont pas des « camarades » qui se trompent dans leur juste lutte contre l’impérialisme, mais des adversaires farouches de tout ce pour quoi nous militons : les droits de l’Homme (et surtout des femmes), la démocratie, la laïcité et la tolérance religieuse, la résolution pacifique des tensions, la diversité culturelle et le respect des minorités, l’écologie. Ils sont « terroristes » par leur méthodes, mais pire encore sont leurs buts de guerre. Ils ne sont pas de simples bandits, contrebandiers et pirates des sables. Des bandits n’auraient pas détruit les mausolés des 333 Saints de Tombouctou et ses bibliothèques musulmanes inestimables, en tant qu’expression d’un islam populaire ou lettré différent du leur. Ils sont ennemis de ce par quoi nous sommes humains : nos cultures (y compris celles du Mali et de l’Islam), notre liberté, nos droits. Je l’ai dit dès le 11 septembre 2001 et je n’ai pas changé d’avis.

Bien sûr, nous aurions aimé que l’Europe s’engage avec nous autrement que par des moyens logistiques. Mais c’est un débat à mener par les Verts allemands ou britanniques, à l’égard de leurs gouvernements, par nos eurodéputés à l’égard de Lady Ashton et de Barroso. Bien sûr, la France défend aussi son accès à l’uranium nigérien. Eh alors ? « Donc », les djihadistes avaient le droit d’imposer leur dictature au Mali ?

Bien sûr, quoi qu’en dise Fabius, la France n’agit pas dans le cadre de la résolution 2058 mais à la demande du chef de l’État malien (ce qui est aussi conforme à la légalité onusienne), et ce chef est « issu d’un putsch ». Sauf que justement il est là parce que l’Onu a contraint le putschiste à rendre le pouvoir aux civils, et que ce Président était le remplaçant constitutionnel de son prédécesseur, « ATT ». La légalité de l’intervention française n’est contestée par personne à l’Onu, et même la Russie (c’est dire !) propose ses Antonov.

Bien sûr, nous aurions préféré que les Africains fassent le boulot. Mais l’Algérie avait cru pouvoir se débarrasser de l’Aqmi (ex Groupe salafiste pour la prédication et le combat, qui avait combattu le pouvoir algérien … et fut pas mal infiltré par sa Sécurité militaire) en lui concédant le territoire de ses voisins du sud saharien, pour ne plus avoir d’ennui sur son propre sol. Elle a récolté à In Amas une sévère leçon. Ceux des chefs africains qui se précipitent goulument au secours du Mali (comme Idriss Deby, du Tchad) sont souvent les pires dictateurs ou seigneurs de la guerre. Et j’ai du mal à voir en quoi ce sera un progrès, en particulier pour le respect des conventions de Genève. Un soldat français a horrifié, à juste titre, les âmes sensibles par son foulard à tête de mort. Ces âmes sensibles ont-elle déjà vu déambuler les soldats africains ?

Bien sûr, les succès des djihadistes dans leurs recrutements expriment aussi le sentiment d’abandon, la frustration des déshérités africains ou des banlieues françaises, comme le vote nazi exprimait la frustration d’une partie des ouvriers et chômeurs allemands. Il faudra, il faut immédiatement reconstruire au Mali les bases d’une économie et d’une démocratie soutenables, en particulier sa souveraineté alimentaire…

Mais ça, la résolution finalement adoptée par le Conseil fédéral d’EELV le dit de long en large.



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