Dans les décombres du Non : UE, CAN, Verts français…
par Alain Lipietz

vendredi 21 avril 2006

Comme il n’y a pas beaucoup de députés Verts cette semaine à Bruxelles (beaucoup sont en route pour le vingtième anniversaire de Tchernobyl, à propos duquel est organisée une épouvantable exposition dans les couloirs du Parlement, montrant des photos d’enfants ravagés par les séquelles de l’accident), je dois cavaler entre les différentes commissions auxquelles je participe, pour voter dans les unes ou dans les autres.

J’ai déjà parlé du vote en commission Economique sur la candidature de Monsieur Stark à la Banque centrale. Mais curieusement la même commission vote un très bon rapport pour une Europe économe en énergie. Souvent, sur ces problèmes, on peut compter sur l’appui des libéraux-démocrates, et ils font pencher la balance.

Les débats de la Commission du Commerce international (INTA) sont amusants et compliqués, et tout aussi instructifs. Par exemple, nous votons sur le rapport pour avis à la commission des Affaires sociales à propos de « l’avenir du modèle social européen ». Ces débats d’amendements pour un avis envoyé à une autre commission qui n’a aucune raison d’en tenir compte dans son propre rapport, rapport qui lui-même sera modifié en plénière, pour aboutir à un texte final dont personne ne tiendra aucun compte (dans le cadre intergouvernementaliste de Maastricht-Nice), n’ont strictement aucune importance, mais ils indiquent assez bien les positionnements.

Par exemple, un premier amendement a été déposé sur ce rapport par le parti socialiste. Je vous le lis : il « appelle la Commission à s’assurer que, dans sa politique de Commerce international, elle promeut et défend les valeurs européennes, telles que définies à l’article I-3 du traité établissant une Constitution pour l’Europe qui n’est pas encore en vigueur, en particulier une « économie sociale de marché, visant au plein emploi, au progrès social, à un haut niveau de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement, promouvant le progrès scientifique et technique, combattant l’exclusion sociale et les discriminations, promouvant l’égalité entre hommes et femmes, la protection des droits de l’enfant, le renforcement des services publics, une agriculture multi fonctionnelle et la diversité culturelle ». On reconnaît là le fameux article 3 qui avait le malheur de commencer par la petite phrase « L’Union européenne offre un espace où la concurrence est libre et non faussée, et un espace de liberté et de sécurité intérieure ». Phrase qui ne signifiait rien d’autre que « Le TCE fusionne le Traité établissant la Communauté européenne et le Traité établissant l’Union européenne, » c’est-à-dire fusionne les « trois piliers », tout en remplaçant la définition actuelle « concurrence libre et ouverte » par « concurrence libre et non faussée ». Aujourd’hui, si vous discutez avec un noniste convaincu, il vous dira que c’est à cause de cet article 3 qu’il a voté Non à la Constitution.

Donc, sur ce fameux article 3, le PPE (la droite conservatrice) et la GUE (communistes) ont demandé un vote séparé (split vote), entre la référence à l’article 3 (passage en italiques) et l’énumération de son contenu. J’aurais compris que le split de vote soit sur le mot « encore », que les nonistes auraient légitimement pu rejeter car il aurait signifié que l’on souhaitait cette entrée en vigueur. Mais non, le split porte sur la référence au TCE dans l’énumération des objectifs.

On passe au vote. Le PC vote contre la référence à l’article 3, ce qui est normal… mais la plus grande partie du PPE aussi vote contre. Comme les libéraux-démocrates votent pour, avec les Verts et le PS, la référence passe. La deuxième partie (le contenu) passe également, cette fois sans problème. Moralité : si un jour se rouvre le débat sur la Constitution, le PC votera peut-être le contenu de l’article 3, mais une partie de la droite n’est plus prête à gober ce compromis !

Quant à l’application de ces valeurs dans le commerce international, on a très vite une occasion de vérifier l’engagement des libéraux-démocrates. Les Verts ont en effet déposé un autre amendement : « Après la phrase du rapport :se félicite de la mise en place du système SPG+ qui fournit des incitations au renforcement des normes sociales et environnementales et souhaite que cette approche soit étendue aux accords commerciaux bilatéraux , ajouter : invite la Commission à veiller à ce que les Etats bénéficiant du système SPG+ respectent rigoureusement les droits et normes sociaux et environnementaux auxquels ils ont souscrit et à ne pas hésiter à exclure des Etats du système SPG+ s’il s’avère que ceux-ci enfreignent systématiquement ces droits et ces normes ».

Vous vous souvenez de ce qu’est le SPG+ ? Ce Régime spécial d’encouragement en faveur du développement durable et de la bonne gouvernance offre, aux pays du Tiers-monde ayant souscrit la plupart des conventions internationales en matière de protection sociale et environnementale, un accès privilégié aux marchés de l’Union européenne. C’est la seule forme mondialement existante de clauses sociales et environnementales appliquées au commerce international !

Eh bien, notre amendement est repoussé… En revanche, un amendement socialiste est, lui, accepté. Il dit platement : « juge nécessaire que la Commission contrôle étroitement la mise en œuvre du SPG+ afin de veiller au respect de ces normes ».

Jeudi tombe la grave et mauvaise nouvelle : le sortie du Vénézuela de la Communauté Andine (CAN). Je m’y attendais depuis un an, depuis ma dernière entrevue avec Chavez. Les responsables du Parlandino, les Colombiens, et même la nouvelle équipe bolivienne d’Evo Morales considéraient depuis quelque temps que c’était inévitable, les uns pour feindre de s’en désoler, les autres pour s’en désoler vraiment.

À tous points de vue, c’est une mauvaise nouvelle. Terrible coup pour la jeune présidence d’Evo Morales (qui assumera aussi la présidence de CAN à partir de juillet). Coup décisif contre l’intégration politique de l’Amérique Bolivarienne. Retour à la fragmentation que ne compense aucun progrès dans le démarrage de la Communauté Sud-Américaine des Nations (CSAN). Abandon de la CAN à l’hégémonie de la Colombie d’Uribe.

Bien sûr, Hugo Chavez peut rejeter la faute sur « les autres », les Colombiens et les Péruviens qui ont signé un Traité de Libre Echange avec les USA. Mais le futur président péruvien ne le ratifiera pas forcément, l’Equateur a rejeté le projet d’accord, la Bolivie n’a aucune intention de s’y intéresser. Et surtout qu’a-t-il fait, en un an de présidence de la CAN, pour empêcher cette division, par exemple en décembre quand les négociations avec les USA étaient rompues ?

Le fond du problème, je le sais depuis le début, c’est que Chavez ne s’intéresse pas à la patiente construction institutionnelle des choses. La référence de l’unification sud-américaine était l’Union européenne, bonne fée appelée sur le berceau de Cuzco. Mais, en rejetant la constitution, l’Europe a rompu sa propre dynamique d’unification, discréditant ainsi, non seulement pour elle-même, mais aux yeux du Tiers Monde qui l’avait prise pour modèle, l’idée d’édification supranationale. En fait, Chavez veut l’unité sud-américaine « au feeling », entre présidents qui s’entendent (Castro, Lula, Kirchner…). D’où son choix de quitter la CAN pour le Mercosur. Si demain Lula est battu au Brésil et si la gauche l’emporte au Pérou et en Equateur, Chavez aura l’air malin d’avoir choisi le Mercosur ! D’ailleurs, le Mercosur n’est qu’une zone de libre-échange sans contrôle parlementaire, contrairement à la CAN.

En fait, de plus en plus, la diplomatie vénézuelienne s’aligne sur les intérêts productivistes de l’industrie pétrolière. Et là, elle entre en contradiction avec les intérêts progressistes, écologistes et altermondialistes. C’était déjà flagrant au FSM de Caracas (voir mon blog et surtout le commentaire de Chente sur son forum). La victoire d’Evo a précipité les choses. Significativement, la rupture a été annoncée par Chavez à Asuncion (Paraguay : le plus à droite des gouvernements du Mercosur) dans une conférence de négociation sur le gazoduc en projet entre le Venezuela et le Cône Sud, à travers l’Amazonie. Des milliers de kilomètres de conflits programmés avec le peuples indigènes et les écolo. Et tout ça pour quoi ? Pour offrir au Brésil et à l’Argentine une alternative au gaz bolivien, et donc un moyen de pression contre les prétentions de la gauche bolivienne à re-nationaliser son industrie des hydrocarbures… donc à écorner les intérêts de la Petrobras, la compagnie d’Etat brésilienne !!

Bon, dimanche soir, rencontre en Autriche des parlementaires latino-américains et européens, j’en saurai plus.

Autre nouvelle de la soirée de jeudi : les résultats de la primaire chez les Verts français. Voynet et Cochet restent seuls en lice. Bien sûr, les premiers commentaires triomphalistes y voient un « tournant pragmatique » des Verts : depuis mes 51 % de 2001, la gauche des Verts serait descendue à 36 % , 25 %, et maintenant 23 %, score de Cécile Duflot…

C’est une lecture possible, mais contestable. Moi je vois surtout que les deux candidats « nonistes » ne totalisent que 30 %. Si on tient compte que des Ouiouistes on voté pour Cécile (pour « renouveler les générations », argument bizarre pour le parti des héritiers de la candidature Dumont), c’est d’abord et avant tout le Non qui s’est effondré chez les Verts.

Bien sûr , très peu de Verts ex-nonistes disent publiquement « j’ai voté non, contre le libéralisme de l’Europe actuelle, je me suis fait rouler, fallait faire l’inverse ». Mais ils se méfie désormais des sirènes du Non. Cécile, candidate « noniste de gauche », a bien tenté de proclamer sa foi fédéraliste européenne, mais en réaffirmant qu’elle avait voté Non en sachant que cela voulait dire qu’on resterait à Nice et que, pour la suite, elle comptait sur une conférence intergouvernementale ! Et une stratégie aussi abracadabrante, chez les Verts, qui suivent de près ces questions, ça prend pas.

Une candidature « Ouiouiste de gauche » l’aurait sans doute emporté, contrairement à ce que croit la presse. Mais il n’y en avait pas.

Bon, si la même prise de conscience a lieu dans les bases de la CGT, Thibault a son congrès gagné .



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