Cahuzac
par Alain Lipietz

jeudi 4 avril 2013

L’affaire Cahuzac est un coup terrible contre la démocratie, au moment où elle en avait le moins besoin. On se prend à penser « Heureusement encore qu’il n’était ni Juif ni Musulman ! »

Que l’homme en charge d’orchestrer au budget la répudiation expresse de tant de promesses économiques et fiscales du candidat Hollande, et de l’accord programmatique PS-EELV qui fondait théoriquement le contenu de la politique du gouvernement, ait été lui-même un riche fraudeur fiscal, achève de ruiner la possibilité de croire en la démocratie représentative. La porte est hélas grande ouverte au « Tous pourris ! », grand classique des mobilisations fascisantes en période de crise nationale. Et il est regrettable que le Parti de Gauche tombe en plein dans le panneau de la convergence avec le discours FN, comme le Parti Communiste Allemand au pire moment de la République de Weimar, en 1932, y compris dans le choix des mots : « Du balai l’oligarchie. Du balai la Ve République ».

Oui, la tentation est grande de crier « Du balai ! qu’ils s’en aillent tous. » Mais c’est justement l’idée du « balai » et du « tous » qui constituent la grande erreur. Tout regroupement humain, y compris les disciples du Christ, a ses pommes pourries. Nous, Europe Écologie, avons eu notre « affaire Lamblin ». La seule vraie question est de savoir « Que fait tel ou tel parti pour détecter ces éléments là, et éviter qu’ils aient trop de poids dans la conduite des affaires publiques ». Avec cette difficulté que ces personnalités ont tendance à occuper justement les postes où il vaudrait mieux pas : Judas était le trésorier des Apôtres.

On peut déjà poser la question par le petit bout de la lorgnette : « Que savaient les supérieurs de Cahuzac : Moscovici, Ayrault, Hollande ? ». Globalement : ils ont suivi la justice, sans délais, sans l’entraver apparemment, et ont été trompés par un menteur particulièrement retors. C’est donc aussi poser la question du traitement infligé par la quasi-totalité de la classe politico-médiatique à Mediapart, y compris par Le Canard enchainé.

Presque par hasard, j’ai cru tout de suite Mediapart. Non que je croie aveuglément l’équipe et les méthodes de Edwy Plenel : je garde le souvenir cuisant du lynchage médiatique fondé sur une fausse info lancée contre moi par Le Monde, alors journal de Plenel.
Non, simplement j’avais envie que Mediapart ait raison (je n’aimais pas la politique de Cahuzac, même si je savais qu’il ne faisait que suivre les instructions de Hollande, y compris d’ailleurs pour des réformes « de gauche », comme la fiscalité des revenus du capital… déclaré !). Mais surtout Le canard enchainé, en soulignant la mansuétude des services de Cahuzac à l’égard d’Eric Woerth, m’avait mis la puce à l’oreille : « Ils le tiennent, mais comment ? » La réponse est venu quand Mediapart a déroulé ses preuves : depuis 1992, un notable de l’UMP, Gonelle, avait le fameux enregistrement téléphonique, la preuve ! L’UMP savait, et jusqu’au plus haut niveau probablement. Les certificats de « confiance » des uns et des autres hiérarques du PS, la prudence même de l’UMP ne me rassuraient donc pas du tout, et encore moins le soutien public d’une des personnalités les plus contestées de EELV.

Et naturellement le FN savait aussi qu’il y avait quelque chose : c’est un proche de Marine Le Pen et de Cahuzac qui a ouvert le compte en Suisse. Leurs dénégations d’aujourd’hui font sourire.

En gros : on ne cherchait pas à savoir, car dès lors que l’intéressé démentait avec un tel aplomb, il aurait fallu, pour pousser les investigations, faire sauter le tabou sur des mœurs aujourd’hui couramment acceptées bien au delà de « l’oligarchie financière » (apatride), pour parler comme le PdG. Ce que Mediapart pouvait et devait se permettre, mais en s’isolant lui-même de la classe politico-médiatique (FN et PdG compris, et même un petit peu EELV). On en arrivait à y critiquer (jusque dans EELV) le puritanisme nordique d’Eva Joly, la seule à avoir dénoncé, inlassablement, jusqu’en sa campagne présidentielle et dans l’hostilité générale, la corruption de l’esprit public par l’argent et les paradis fiscaux.

Il faut donc remonter plus loin, dans la psychologie collective, et dans le temps. Significativement, les « anciens » Verts qui prennent position (Jacques Archimbaud, Jacques Boutault) évoquent systématiquement la période Mitterrand. Non pas tant l’homme, mais la période des années 80. Celle du passage du « fordisme », de l’économie dirigée par de hauts fonctionnaires certes corruptibles, au néo-libéralisme. Plus précisément au social-libéralisme.

Car des « affaires », la période gaulliste en avait été émaillée, et encore plus la période Giscard. Mais c’était normal : les partis de droite défendent les possédants, les partis de gauche peuvent tout au plus pomper un peu dans l’argent public. Tout change avec les années 80 : même pour les socialistes, l’argent devient « bien ». Et on peut se permettre des entorses à la loi pour conserver son bien : fraudes diverses, conflits et prises illégales d’intérêt, paradis fiscaux, grasses rémunérations accordées à soi-même etc. Le cinéma de l’époque traduit cette évolution, avec les bourgeois chaleureux et sympathiques, payant leurs fantaisies en liquide, incarnés par Yves Montand dans les films de Sautet.

Chaleureux et sympathique, Cahuzac l’était (et j’espère le redeviendra), parait-il. On en apprend sur lui tous les jours (signe que la classe politico-médiatique en savait déjà beaucoup, comme sur DSK sans doute) : qu’il a pantouflé directement du cabinet de la Santé à l’industrie pharmaceutique, qu’à la fin des années 90 il payait 120 000 euros d’impôts, soit avec 3 enfants un demi-million de revenus déclarés, que ses meilleurs copains, avec qui il jouait au golf à Vaucresson et montait des coups financiers (pas seulement le compte en Suisse) étaient des anciens du GUD proches de la direction du Front National…

Tout le monde le savait, et le Président socialiste de la République irréprochable lui confie le ministère du budget ? La fortune n’est pas un péché, Engels était industriel et de gauche, mais il ne jouait pas au golf, ne montait pas des coups avec des copains de l’extrême droite de son temps. On se demande ce qu’un personnage tel que Cahuzac pouvait encore avoir de « socialiste » , en quoi il était qualifié pour conduire par exemple une réforme fiscale socialiste... Puisqu’il était sportif, qu’on lui confie le ministère des sports, pourquoi pas, comme les Chasses de la République à François de Grossouvre, mais le ministère de la « rigueur juste » ???

Et bien tout simplement parce que ça n’avait plus d’importance. Ça n’a plus d’importance aux yeux des hiérarques socialistes. ÇA : non pas la fraude fiscale, mais un certain style de vie, certaines amitiés, un choix de vie, totalement étranger à la cause où ils se sont inscrits, et peut-être même à ce que leurs talents leur avait promis de plus beau. Ça n’avait plus d’importance pour François de Grossouvre, ni pour Jean-Charles Naouri, ni pour DSK, ni pour Cahuzac. Ni pour beaucoup de leurs amis.

L’indignation de socialistes comme Gérard Filoche ou Martine Aubry sonne juste, parce qu’ils-elles ne sont pas « tous » comme ça, même en tolèrant de partager le même parti. Et il est inutile de rêver d’un « coup de balai » : c’est la société qui est largement comme ça. « Le cadavre du capitalisme, on ne peut pas le clouer dans un cercueil et le jeter à l’eau. Il est là, il se décompose au milieu de nous, il nous corrompt… » disait… qui ça déjà ?

Mais tous les capitalismes ne se valent pas. Sortir de notre crise exige de nous de profondes réformes structurelles. Pour les mener il faudra sans doute aussi une profonde refondation intellectuelle et morale. Pour le PS comme pour EELV.



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