CNIR noir. Migrations en Mode 4.
par Alain Lipietz

mercredi 21 janvier 2009

Week-end très dur au Cnir des Verts, pour ratifier l’accord sur les premières places dans le rassemblement Europe-Écologie. Puis semaine à Bruxelles : débats et votes intéressants en commissions, habituelle confrontation avec Jean-claude Trichet, préparation du voyage à Belem pour le Forum Social Mondial (à la fin de cette semaine, et la semaine suivante), de notre mission au Venezuela fin février, des prochaines initiatives de l’intergroupe Développement soutenable… Je cours d’un bout à l’autre du bâtiment , ou plutôt des bâtiments, car l’élargissement de l’Union s’est traduite par la construction de nouveaux lieux de travail, qui ouvrent leur portes cette semaine à la ronde infernale de nos réunions. Et il y a des gens qui se battent pour être éligibles !

Cnir

Selon l’échéancier que s’étaient donné les Verts, la ratification des négociations sur les premières places avec nos partenaires du rassemblement Europe-Écologie devaient suivre le vote de consultation des militants Verts eux-mêmes. Malheureusement, un accord préalable était intervenu entre la secrétaire nationale des Verts, Dany Cohn-Bendit et un non-vert du COCA (le comité gérant provisoirement Europe-Écologie), et ce dès le 19 décembre. Or, la consultation des Verts avait lieu début janvier ! Dans l’esprit de tous les Verts attachés à un minimum de forme démocratique (sans même parler du fond dont on va dire un mot), il y avait là quelque chose d’assez choquant. Le Conseil National Interrégional des Verts avait donc voté un ordre du jour en deux parties : samedi après-midi sur le quitus ou non pour les négociateurs Verts, dimanche matin, discussion sur les scénarios de têtes de listes.

Hélas, au moment où, le samedi après-midi, on s’inscrit pour le premier débat, la secrétaire nationale l’interrompt pour convoquer d’urgence une réunion du collège exécutif. On patiente. Elle revient avec une motion prenant acte d’un coup de tout ce qui s’est passé dans les négociations, y compris le scénario ébauché pour les têtes de listes. Fureur et tohu-bohu. La secrétaire nationale et les dirigeants de sa tendance s’accrochent à la tribune, accusent ceux qui veulent discuter de ce qui se passe afin d’améliorer le scénario de vouloir « saboter le rassemblement », jouent la montre pour empêcher tout débat, jusqu’à la fin de l’heure officielle de la réunion du samedi. Heureusement, le dimanche matin, le débat a quand même lieu.

J’interviens au nom de mon courant (Ouverture, Audace, Imagination) en expliquant en substance ce qui suit :

« Je suis de ceux qui ne se représentent pas au Parlement européen, malgré « d’amicales pressions » venues non seulement d’Europe (Suisse comprise...) mais d’Amérique latine. Et cela, entre autres raisons, pour faciliter la réalisation de ce Rassemblement.

- Ce rassemblement, pour lequel je me suis battu en réalité depuis 2003, traduit aujourd’hui le fait majeur que les associatifs, après avoir cru qu’une pression/négociation avec le pouvoir quel qu’il soit suffisait (comme les syndicalistes négocient avec leur patron sans avoir besoin qu’il soit lui-même syndicaliste !), et après avoir cru au Grenelle, ont constaté que, sans relais politique, on ne pourrait rien faire face aux crises écologiques de plus en plus urgentes. Une partie d’entre eux acceptent donc « d’entrer en politique » à nos côtés ! Et pas n’importe qui : l’ancien directeur de Greenpeace, l’ancienne directrice fédérale de France Nature Environnement, le « directeur politique » de la Fondation Nicolas Hulot, et le porte parole de Via Campesina. Bref, une occasion historique à ne pas manquer.

- Dans ces conditions, quelle était la tâche des Verts ? Aider, par l’exemple de notre travail et la justesse de nos propositions, ces associatifs à rejoindre des propositions élaborées souvent depuis belle lurette, par des femmes et des hommes qui avaient tout simplement fait le même parcours qu’eux... dans les années antérieures.

- La toute première valeur pour laquelle nous devions nous battre au sein du rassemblement était la démocratie : que les mandataires rendent compte et obtiennent l’assentiment de leur mandants. Comment pouvons nous demander à Jadot, Bélier, Besset, de convaincre les militants de Greenpeace, FNE, ou de la Fondation Hulot de soutenir le rassemblement Europe-Écologie, si nous-même, qui disposons de structures de débat, n’avons aucun contrôle sur la formation de ces listes ?

- Plus profondément, le message que nous devions faire passer est qu’il n’y aura pas de solution aux crises environnementales sans un sursaut de la solidarité entre les humains. On ne peut séparer la défense de l’environnement du social et de la solidarité internationale. L’écologie politique offre des solutions à la grande crise sociale, écologique et financière actuelle. Encore faut-il qu’elle les proclame à haute voix, et cette élection européenne est l’occasion ou jamais de conquérir la majorité culturelle autour de ces solutions, et même d’avancer dans la conquête de la majorité politique.

- Un des éléments de la sortie de la crise, avec le partage du travail et des richesses, et une réorientation générale des techniques vers la lutte pour la décroissance de l’empreinte écologique, est la mise en place d’autres manières de vivre et de travailler, en particulier le tiers-secteur d’économie sociale et solidaire. Or les têtes de listes, dans le scénario que vous cherchez imposer, ne font actuellement aucune place à des représentants illustres de l’économie sociale et solidaire, qu’ils ou elles soient verts ou non-verts.

- De même, les négociateurs Verts, s’ils ont mis leur veto dans Europe-Écologie à l’entrée d’un groupuscule lié au pouvoir actuel (Génération écologie), ont invité à y participer un autre groupuscule soit-disant ni droite ni gauche (c’est à dire, selon un théorème célèbre, de droite en réalité).

- Mais comme nous ne souhaitons pas qu’un vote de sanction morale contre la direction soit interprété comme une condamnation du processus d’Europe-Écologie auquel nous tenons par dessus tout, nous ne participerons pas à ce vote. »

Résultat : 40% (ce qu’on peut considérer comme la gauche) du Conseil national ne prend pas part au vote. Le reste, unanimement, donne quitus aux négociateurs et donc valide le schéma résultant des négociations de décembre.

Ce vote a pour effet d’exclure un schéma alternatif qui aurait mis Jean-Philippe Magnen, l’animateur des extraordinaires Écossolies de Nantes en tête de la liste de la région Grand-Ouest. Mais la chasse au tiers-secteur et les gifles aux militants (qui dans la circonscription de l’Ouest avaient nettement choisi Jean-Philippe pour tête de liste) ne sont pas finies. Même chose dans le Sud-Est : Philippe Chesneau, remarquable vice-président de la région PACA en charge de l’emploi et des politiques territoriales, donc de l’économie sociale et solidaire, lui aussi largement placé en tête par les militants de la circonscription Sud-Est, est éliminé. De même est éliminée dans l’Ouest la femme largement arrivée en tête dans le vote des militants, spécialiste de la pêche et du littoral et suivant depuis longtemps ces dossiers auprès de Bruxelles, Jeannick Moriceau. Yannick Jadot, dont l’image Greenpeace ne va pas trop faire plaisir aux pêcheurs, aurait pourtant eu bien besoin d’être accompagné par elle à la seconde place !

Bref, pour faire passer ses amis, non seulement la direction s’est assise sur le vote des militants, mais met en péril le succès d’Europe-Écologie. Bon, sur le second point, ce n’est pas trop grave : de toute façon, le vote pour le rassemblement Europe-Écologie sera beaucoup plus idéologique que fondé sur le choix des personnalités candidates. Sauf qu’il ne suffit pas d’être élu, il faut siéger utilement, et c’est une toute autre paire de manche.

++++Mode 4

Cette « semaine de commissions » à Bruxelles est en effet extrêmement dense et « technique », que ce soit en commission du Commerce international (INTA) ou en commission Économique et monétaire (EMAC). « Technique » ne veut pas dire que ce ne soit pas politique. Au contraire, ces débats accompagnent, mais de manière fragmentée, la crise mondiale. L’Union européenne ne négocie pas an bloc un New Deal, ni au plan interne, ni au plan externe (une grande partie de la réunion de la commission INTA est consacrée au débat sur les Accords de Partenariat Economique avec les pays du Sud). Qui pourrait négocier ou même proposer une telle chose ? Certainement pas Barroso ni la présidence tchèque. Mais les nouvelles directives qui entrent actuellement en discussion, remettant parfois en cause des votes acquis il y a à peine six mois, trahissent la grande et récente ouverture des débats et des esprits.

C’est pour moi une période relativement heureuse (en fin de mandat...) car, après 10 ans où j’ai semblé opposer une critique idéologique (en l’occurrence écologiste) à des collègues qui m’opposaient des arguments techniques, « réalistes », c’est moi maintenant qui représente le réalisme et la compétence technique (les solutions régulationistes écologistes), face auxquelles mes collègues les plus libéraux paraissent ne pouvoir opposer que des professions de foi idéologiquement libérales. C’est le cas par exemple de John Purvis, qui, en Commission économique, se sachant désormais très minoritaire, marmonne son refus de toute régulation et même de tout contrôle de la mourante économie-casino. Même Jean-Claude Trichet, président de la Banque Centrale, acquiesce quand je lui fait observer que, puisque la « relance par les banques » a échoué (les banquiers empochent la monnaie que leur offre la BCE en échange de leurs titres pourris, mais ne prêtent pas à l’économie), la BCE ferait mieux de refinancer un vaste programme de prêts directs de la Banque Européenne d’Investissement aux entreprises et aux collectivités pour un New Deal vert.

Je reviendrais sur tous ces débats quand ils auront un peu mûri. Je ne raconterai ici que l’intéressante petite audition, en commission du Commerce international, sur les négociations à l’OMC sur les services en « mode 4 ».

Le « mode 4 » est une des formes du commerce international des services, dans la classification du volet AGCS (accord général sur le commerce relatif aux services) de l’OMC : il s’agit des services délivrés physiquement par une entreprise dans un autre pays que le sien, par des salariés de son pays d’origine. Autrement dit, « le mouvement transfrontières des personnes pour la fourniture de services ». Or, il est bien évident que, si ce « mode 4 » a beaucoup à voir avec l’immigration, d’abord, c’est une forme temporaire de migration (les travailleurs qui se rendent dans un autre pays le temps d’un contrat sont en « détachement » ou en « mission »).

C’est une chose qui a été longuement discutée au moment de la directive Bolkestein : relèvent-ils du droit social du pays d’origine ou du pays de leur activité ? Entre pays de l’Union, le compromis fixé par la « directive détachement » est qu’ils obéissent à toutes les lois sociales du pays d’activité, à l’exception des congés payés et de la retraite, s’ils restent moins de 5 jours par semaine dans le pays d’accueil. C’est pourquoi on voit des travailleurs polonais faire des aller-venues en avion pour travailler 5 jours dans un autre pays. Idem pour les femmes de service slovaques qui vont travailler en bus à Vienne.

Evidemment, ces petites ruses seraient trop coûteuses dans le « mode 4 » à l’échelle intercontinentale, et l’alternative entre mode 4 et migration économique y est beaucoup plus tranchée.

Le représentant du Forum des Entreprises de Services (patronal), Pascal Kerneis, nous rappelle pourtant qu’en 2050, la main d’oeuvre disponible aura diminué de 25% en Europe, et qu’alors nous aurons absolument besoin de dizaines de millions de nouveaux immigrés, et que l’Union européenne est « beaucoup moins compétitive » que les USA, le Canada ou la Suisse pour attirer les « migrations choisies » (traduction : on ne traite pas assez bien les immigrés, ici !) Il se plaint également qu’à l’inverse, des pays comme l’Inde, la Chine ou la Corée soient rigoureusement fermés à nos missions de travailleurs qualifiés.

Je lui pose la question : « Mais j’ai visité, à Malte et aux Canaries, les camps de rétention de boat people cherchant à immigrer en Europe. C’est la crème de l’élite du Tiers-monde : des gens extrêmement courageux, et souvent très qualifiés, sur lesquels le village ou la famille ont investi de grosses sommes d’argent pour qu’ils puissent traverser les déserts et les mers. Si ceux-là, qui sont prêts à perdre la vie pour venir travailler en Europe, ne vous paraissent pas « assez bons », quels sont ces travailleurs dont vous vous plaignez que l’Union ne soit pas assez compétitive pour les attirer ? Si vous voulez des travailleurs mieux qu’eux, ne pensez-vous pas que cela reviendra à du brain drain, à du « drainage des cerveaux » et des qualifications existantes en Afrique ou en Amérique latine ? »

Pascal Kerneis répond que, dans le cas du mode 4, il y a obligation de retour à la fin du contrat et que c’est n’est donc pas un brain drain. Réponse qui fait un peu sourire l’assistance : n’importe quelle société d’intérim peut organiser une rotation dans laquelle les travailleurs qu’elle fait migrer sont en permanence en « mode 4 ». Or, l’Europe, qui s’arc-boute contre l’immigration, multiplie les obstacles du genre « pour entrer en mode 4, il faut avoir 3 ans d’ancienneté dans la qualification ».

Mike Waghorne, de la Confédération européenne des syndicats, souligne au contraire que les risques de brain drain sont réels (dans le débat, on signale le problème d’îles des Caraïbes où il n’y a plus d’anesthésistes parce qu’ils sont passés dans des pays où ils était mieux payés). Il répond que la seule façon de lutter conter le brain drain est de supprimer l’incitation à partir, c’est à dire la pauvreté dans les pays d’émigration. Pour lui, il n’existe pas de syndicats nationaux anti-immigrants.

Mais de toutes façons, la représentante de l’OMC, Madame Antonia Carzaniga, clôt le débat en rappelant que l’accord de Doha étant bloqué par les questions agricoles, il est hors de question pour l’OMC d’aller plus loin et de discuter de l’AGCS et du mode 4.

J’allais oublier de vous dire : le second roman de Francine, Perséphone en personne, moins noir, plus onirique, tout aussi beau que La femme à la fenêtre, est paru chez ILV-Edition, à nouveau avec une magnifique couverture composée par Sasha Vidakovic à partir d’un tableau de Francine. Vous pouvez le commander ici.



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