Mon prochain livre est fini !! Il sort en mars. Du coup je reviens sur le mois écoulé et deux ou trois choses intéressantes dont je dois me souvenir.
Pour Noel, ma sœur Hélène et son mari Rémi invitent chaque année toute la famille au cirque.
Cette année, c’est le cirque tsigane d’Alexandre Romanès, auquel m’avait déjà invité Politis. Petit cirque de famille, avec de remarquables trapézistes et jongleurs, accompagnés en permanence par la musique tzigane. Pour les franciliens : à ne pas manquer !
Je retrouve avec plaisir Alexandre Romanès, dont j’avais déjà aimé les deux livres précédents, et il me donne son nouveau recueil poétique d’histoires tsiganes, Un peuple de promeneurs. Il me raconte le changement d’atmosphère terrible provoqué par le discours de Sarkozy à Grenoble, contre les Roms. Depuis, des voisins déposent des ordures devant leur cirque. Sa dernière fille doit rester près d’un surveillant à l’école. Il a fallu appeler le SAMU parce que des enfants de dix ans avaient tenté de la noyer à la piscine.
Je mesure horrifié les effets d’un discours officiel raciste. Le racisme, expression comme une autre de la peur de l’autre, est sans doute inné chez l’homme, et il doit lutter, grâce à sa culture, sa raison, ses idéaux contre cette tendance animale. Mais la culture, la raison, l’idéal d’un pays se cristallisent dans un "discours officiel". Il est difficile pour l’individu moyen de diverger trop de ce qu’il se dit officiellement. C’est pourquoi les peuples sont si sensibles à un discours officiel raciste : ce discours ouvre les vannes à ce qui ne demandait qu’à surgir.
C’est la raison pour laquelle on a constaté si peu de résistance à l’antisémitisme d’état de Hitler, de Pétain, à la Radio des Mille Collines appelant au génocide des Tutsis, etc... Que le discours de Grenoble de Sarkozy ait pu produire de tels effets sur des enfants de 10 ans nous rappelle l’immense effort de la culture humaine pour museler les pulsions latentes, et la terrible responsabilité des politiciens qui, pour gagner quelques voix, n’hésitent pas à craqueler d’eux-mêmes cette carapace de normes sociales.
J’avais à l’époque du lancement du racisme d’Etat anti-Roms défendu le point de vue que tous ces mécanismes sont semblables. Je ne pensais pas, hélas, avoir si peu exagéré…
Cette année, épuisés par ce trimestre particulièrement lourd, nous avons pris, Natalie et moi, 7 jours dans le Sud Marocain.
C’est une région de sauvage splendeur, que j’aime particulièrement, et c’est la troisième fois que j’y viens : Atlas, Anti-Atlas, de Marrakech à Tiznit. Il fait beau et froid mais nettement plus chaud qu’il y a quelques années. Les amandiers sont en fleurs avant même le 1er janvier. Pas de neige sur les cols. Les habitants nous expliquent qu’il faut maintenant chercher l’eau par des pompes à 300 mètres en dessous de l’Oued Souss.
Et c’est une vraie catastrophe. Le désert progresse malgré une remarquable mobilisation de la population et de l’administration (l’Initiative de développement humain), qui multiplient les expériences de développement local et d’économie sociale et solidaire. Il y a 6 ans, on ne trouvait là que la fameuse coopérative de femmes de l’arganier, et quelques minuscules coopératives de veuves tissant des tapis de mariage. Aujourd’hui la région est couverte et quadrillée par des coopératives de femmes, y compris agricoles.
Car les hommes sont partis : à Casablanca, en France, en Allemagne... Ils se font construire de belles maisons traditionnelles au village, du désert à la montagne, et un jour, ils n’envoient plus d’argent. Ils ont pris une autre femme. Elles restent et font face, comme les « veuves noires » du Tras-os-Montes, à l’époque de la Révolution des œillets.
Cette montée du « nouveau pouvoir féminin » débouchera-t-il sur une laïcisation, comme le basculement des femmes de l’Ouest français dans les années 1970, sous l’effet de la salarisation ? Ce n’est pas encore très sensible dans la laïcisation vestimentaire des femmes berbères du Sud Marocain (les Chleuhs), toujours aussi couvertes mais, me semble-t-il, de plus en plus souriantes et accueillantes aux visiteurs. C’est la rude terre d’où ont surgi les Almohades…
Au fait : je profite de l’ambiance pour lire la Muqqadima de Ibn Khaldoun. Premier livre de sociologie ou d’anthropologie moderne de l’histoire occidentale. Le Marx de la civilisation de son temps. Mais c’est du XIVe siècle !
Incroyable justesse et modernité des analyses. Bien sûr, quelques bouffées de foi musulmane quand il n’arrive pas à boucler sa démonstration. Une tendance à confondre sa civilisation avec toute civilisation possible. Mais un tas de développements parfaitement universels.
Si j’ai le temps, je vous copierai de succulents développements valables pour toutes les sociétés tribales, comme… les partis politiques. Par exemple : pourquoi un dirigeant parvenu au sommet grâce à l’esprit de corps de son clan doit virer tous ceux–celles qui l’ont soutenu, et se reconstruire un nouveau réseau d’affidés qui ne sont pas de son clan d’origine. Pourquoi il est mauvais qu’un chef soit trop intelligent : comme il voit plus loin que son groupe, il exige trop de lui et manque de « douceur ». Etc.
Il y a dix jours, ma co-grand-mère est morte.
Je ne sais pas comment on dit, c’était la mère de Jean-Jacques, le mari de Judith, ma fille ainée.
Le père, Robert, était un collègue de mon père. Je l’ai connu dans les années 70. Il avait dans sa jeunesse participé à la fondation du Parti communiste égyptien (un des… ) et, quand Nasser avait rompu avec les communistes, il s’était retrouvé apatride et avait travaillé au Liban, puis longtemps en Afrique, puis en France… C’était l’un des rares ingénieurs, collègues de mon père et d’extrême gauche. Il m’avait téléphoné un jour pour réquisitionner le service d’ordre de mon groupuscule, pour encadrer l’enterrement de Henri Curiel… Vingt ans après, Judith avait connu son fils alors qu’elle travaillait dans l’industrie, ils se sont plu, ont eu deux enfants et se sont mariés.
J’avais donc connu aussi la mère dans les années 7O, à des déjeuners chez mes parents. Une femme grande, intelligente, mais elle était tombée malade et , lorsque nos familles se sont rejointes, elle était déjà dans un établissement de retraite spécialisé et je ne l’ai pas revue. Je la connaissais aussi peu que mon autre co-grand-mère, de Sarajevo, la mère de Sacha, mari de Barbara, Bosniaque.
C’est dans cette maison de retraite qu’a lieu la cérémonie. Jean-Jacques lit son histoire puis nous projette des photos. Je suis émerveillé.
Stacha (Stanislawska : Stéphanie, comme ma grand-mère polonaise) est née à Cendras entre Alès et la Grand-combe, dans le basin houiller des Cévennes. Dans ce village minier, on parlait polonais, de l’épicier au curé, on était catholique et on votait communiste. Son instituteur la repéra (comme mon beau père, petit paysan de Saint-Pardoux-la-Rivière qui ne parlait qu’occitan en arrivant à l’école), poussa ses parents à la soutenir dans de longues études, et son frère alla à la mine. Elle fit de brillantes études et devint physicienne nucléaire, comme Marie Slodowska-Curie. Et épousa un juif égyptien, Robert.
Elle eut trois enfants, un sur chaque continent. Et elle, athée, leur fit enseigner les trois religions du Livre, « pour qu’ils puissent choisir ».
Je songe en écoutant Jean-Jacques à cette histoire de la formation du peuple de mon pays. Et à cette parfaite réussie de l’école de la République, qui lui a même enseigné la vraie laïcité. Non pas la préférence pour la majorité chrétienne ou déchristianisée, mais la neutralité envers toutes les religions du peuple. Quand Eva Joly reprend la proposition consensuelle de la commission Stasi d’établir deux fêtes fériées pour des minorités religieuses importantes, je suis abasourdi de voir des « laïcs » lui tomber dessus, sans se poser la question des 6 fêtes fériées... chrétiennes !
Aujourd’hui, même chez les athées et laïcs, on peut être aussi tranquillement islamophobe qu’on était antisémite en 1930.