Au lycée de Clichy-sous-Bois
par Alain Lipietz

dimanche 19 décembre 2010

Lundi dernier, débat franco-américain sur « Penser la Nature autrement » à la Villa Gillet de Lyon. Environ 300 personnes.Vous trouverez ici mon texte introductif, et là l’enregistrement video. Débat passionnant.

Mais encore plus passionnante fut, mercredi, la conférence sur l’écologie politique au lycée Alfred Nobel de Clichy-sous-Bois. Clichy s’est rendu célèbre en novembre 2005 : c’est de là que sont parties les émeutes. J’y était revenu l’été dernier, aux cotés de Natalie Gandais, porte-parole des Verts d’Ile de France, pour proposer à AC le Feu (association née des évènements) de ses joindre à Europe Écologie pour les élections régionales. Et de fait un clichois d’AC le Feu est aujourd’hui conseiller régional écologiste.

Mais c’est par une autre filière que je reviens aujourd’hui à Clichy. L’association Jeune République de Sciences Po-Paris s’est engagée à organiser des conférences dans plusieurs lycées qui ont eux mêmes des filières d’accès particulières à Sciences-Po. C’est le cas de celui de Clichy, qui draine les 3 collèges de la ville, avec des sections professionnelles et générales.

Je ne confonds nullement cette tentative de sauver « l’élitisme républicain » avec une véritable politique scolaire au service de la lutte contre l’exclusion. La Révolution Française demandait aux curés de lui envoyer les petits paysans qui avaient l’air doués en calcul pour former sa nouvelle élite dans l’Ecole Polytechnique. Et mon premier beau-père est passé en deux bonds du statut de petit paysan de Saint-Pardoux-la-Rivière, qui ne connaissait pas le français en arrivant à la communale, à celui de boursier de l’école normale d’instituteurs puis de Normal Sup, et finit prof de « taupe » à Paris.

Ce système a surcreusé les inégalités sociales en fonctionnant comme une écrémeuse. Mais il est intéressant de voir s’il pourrait « continuer à fonctionner, à condition d’y mettre le prix », face à ceux qui théorisent aujourd’hui que l’origine sociale, familiale, culturelle, géographique de enfants des quartiers populaires est dorénavant si éloignée de la société française qu’il n’y faut plus songer.

Je pense au contraire que le petit immigré de Dakar se trouve dans la même situation que le petit occitan qu’était mon beau-père. C’est la société qui ne lui offre plus les mêmes chances, ni du coté de l’école, ni sur le marché du travail. La lutte pour réparer l’ascenseur scolaire contre vents et marées est donc insuffisante si elle cherche à reconstituer un modèle critiquable. Mieux vaudrait promouvoir une société plus égalitaire, valorisant tous les dons et savoir-faire, y compris l’accomplissement de soi dans les métiers manuels. Mais ceux qui au moins s’essaient à "sauver l’ascenseur scolaire" ont l’immense mérite de lutter contre la résignation. Résignation qui s’habille aujourd’hui des discours du déterminisme sociologique ou culturel (incontestable, évidemment) pour accepter la reproduction de l’exclusion, sous prétexte par exemple que la mère africaine ne sait pas élever ses enfants…

Clichy sous Bois est le symbole des villes de relégation, inscrivant l’exclusion dans la géographie. Aux journées d’été de Nantes , un militant d’AC le Feu ! expliquait qu’il lui avait fallu autant de temps pour aller de Clichy à la Gare Montparnasse que de celle-ci à Nantes. Bref, on décide avec quelques étudiants de Sciences Po d’y aller en taxi.

Comme nous bavardons, le chauffeur du taxi, un jeune beur, comprend ce que nous allons faire et intervient dans la conversation. Il trouve très bien ce type d’initiatives, il a un copain ancien lascar du 93 comme lui, qui est aujourd’hui à l’ENA. Lui s’est noyé en première année d’AES. Il nous présente une géographie de l’Ile de France , de son point de vue d’ex-caillera. « Dans le 92, il y a de l’argent : on fait du bizeness. Dans le 94 ; c’est les braquages, il y a des armes partout. Dans le 93, pas beaucoup d’armes, on fait n’importe quoi, on casse, sans but. Notre problème, c’est l’accent, toujours agressif. En fac il m’a fallu des mois pour apprendre à adresser la parole à quelqu’un sur un ton normal. Dommage que j’aie mon taxi : je serais bien allé vous écouter. »

À l’entrée du lycée on voit tout de suite le problème. Majorité d’origine sub-saharienne, minorité maghrébine, traces de blanc homéopathiques. Le proviseur nous reçoit une petite heure avec quelques enseignants. C’est une équipe pédagogique super-engagée, fière de son travail, décidée à montrer que quand on veut, on peut. Les résultats sont là : 84% de réussite au bac en section ES. Mais je m’inquiète pour le coté « culture scientifique et technique » : Clchy est juste au nord de la Cité Descartes de Marne-la-Vallée, avec l’Ecole des Ponts et Chaussées, un IUT ? Justement : ces établissements du sud–93 et la Région IdF étaient d’accord pour soutenir la création d’une antenne d’IUT et d’une section de lycée professionnel « nouvelles technologies de l’environnement » à Clichy-sous-Bois. Par deux fois le rectorat a bloqué. La volonté sarkozyste de passer la banlieue au karcher n’est pas qu’un vain mot…

Je fais ma conférence devant un amphi visiblement passionné (vous avez ici le lien vers l’enregistrement video). Les lycéen(ne)s ont préparé des questions extrêmement pertinentes. Nous sommes rejoints par un équipe de retraités bien mis, de l’association "Réussir aujourd’hui" qui font du soutien scolaire et culturel dans le lycée. Profs, étudiants de Sciences Po, retraités, sans compter les lycéens et leurs parents : ici on s’accroche, contre la fracture scolaire…

Nous déjeunons au réfectoire. Le professeur d’économie nous sert des petits plats "écologiquement corrects", préparés la veille pour une fête de l’établissement avec le personnel de la cantine. Ils ont visiblement compris qu’en banlieue l’écologie commence par le lien alimentation-santé…

Je m’adresse à Stéphanie, professeur d’histoire-géo très impliquée dans cette collaboration, et dont la vivacité, le sourire, le charisme doivent faire un malheur auprès des élèves, pour l’interroger sur le téléfilm La fracture. Tiré de l’ultime et désespéré roman de Thierry Jonquet Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, il vient de passer sur la 2. C’est la totale des « évènements de banlieue » de ces dernières années…

Stéphanie a préféré le livre, parce qu’il insistait autant sur l’hôpital que sur l’école, en tant que services publics face aux quartiers défavorisés (un thème sur lequel j’avais organisé un colloque après les émeutes de 2005). Toute la tablée trouve que le film est nettement exagéré, même si les problèmes des jeunes profs sont bien vus. Stéphanie fait remarquer que nous sommes ici dans un lycée, c’est déjà une sélection par rapport aux collèges. La partie « lycée professionnel » est d’ailleurs plus dure que la partie « lycée d’enseignement général », elle reproduit l’exclusion scolaire des CES de la ville, parce que les prof et les parents considèrent que se retrouver aiguillé vers ces sections, c’est un échec. Ce qui pose des problèmes quand des enfants de la même fratrie se retrouvent dans les deux parties du lycée.

« Mais comment est-il possible que ça arrive ? » demande en souriant un des convives, sans doute inconditionnel des théories de la reproduction. Je réponds en rigolant : « C’est la part irréductible de liberté qui subsiste en chaque individu. » Stéphanie approuve : « Nous suivons depuis des années les fratries qui nous arrivent des 3 CES. Il y a plus de différences entre les enfants d’une même famille qu’il n’y a de différence entre les familles ».

Avis extrêmement précieux, qui ne remet pas en cause le fait qu’il existe statistiquement des déterminismes sociologiques ou culturels (de même que le réchauffement climatique peut sembler dérisoire par rapport aux différences de températures entre les heures, les saisons).

Je reviens en taxi avec un ancien du lycée, aujourd’hui à Sciences-Po, arrivé de Cote d’Ivoire à l’age de 10 ans. Il me dit son admiration pour le corps enseignant et Stéphanie en particulier (« Elle ne restait pas dans la salle des prof à la récréation , elle sortait bavarder avec les élèves »). Il me confirme son analyse : « Le corps enseignant est très fort ici parce qu’il suit les fratries sur une dizaine d’années. Les prof et les mères (sic) peuvent donc dirent aux garçons « Si tu ne travailles pas mieux, tu finiras comme ton frère ! » Nous partons tous avec des difficultés, mais nous avons tous les moyens de comprendre que, même si les études ne garantissent pas de réussir dans la vie, si nous ne travaillons pas nous n’aurons rien du tout. »

Ce qui, évidemment, représente un processus assez coûteux d’adaptation familiale à l’élitisme républicain. Mais ce processus existe, quoi qu’on en dise. Même si le lycée de Clichy est déjà une sélection des collégiens de Clichy, même si tous ne feront pas Sciences-Po, l’acharnement des enseignants expédie déjà presque tous ses élèves au niveau de la fac. Une autre école est donc possible, mais elle est en germe dans celle-ci…

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À part ça ? quelques nouvelles du monde extérieur.

A Cancun, ça s’est mieux passé que prévu. L’essentiel est que le processus de négociation multilatéral est sauvé. Le « modèle Kyoto » n’est plus répudié et l’objectif (devenu de plus en plus illusoire au fur et à mesure que les années passent) de limiter le réchauffement climatique à +2°. Comme je le répète depuis toujours, le déblocage passait par un préalable : l’engagement de solidarité (déjà prévu à Rio en 1992 !) du Nord envers le Sud pour l’aider à adapter son système économique. Car le fond du problème est là : on ne peut demander aux pays qui commencent leur industrialisation (ou ne l’ont pas encore commencé) les mêmes contraintes qu’à ceux qui polluent l’atmosphère depuis deux siècles, qu’en soldant d’abord la « dette écologique ».

Bien sûr on va se désespérer de la minceur des résultats de Cancun. On en est maintenant à célébrer par contraste l’esprit de Kyoto et celui de Rio. À l’époque, les mêmes esprits critiques n’avaient que dédain pour les résultats de Kyoto et de Rio. Pourtant les USA et la Chine étaient déjà pour « laisser faire » et n’ont que très légèrement bougé. Ce qui a changé c’est que l’européisme (la volonté et la pratique d’une Union agissant comme une fédération sur la scène diplomatique mondiale) a été liquidée par le « nonisme ». La vérité, c’est que des dirigeants nationalistes qui n’ont rien d’écolo sont appelés à sauver la planète. Ca prendra du temps, un temps que l’on n’a pas, mais une partie des censeurs « très à gauche » n’étaient pas non plus écolos il y a seulement 10 ans…

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La sortie de Marine Le Pen (« Les musulmans qui prient dans la rue, c’est comme l’occupation allemande »), par son énormité, rappelle la nature fondamentale du Front National : un parti populiste raciste, anti-immigrés. Ce qui est intellectuellement positif dans l’affaire , c’est qu’aujourd’hui est dit noir sur blanc qu’une certaine conception de la laïcité « fermée » a trop longtemps servi de feuille de vigne « politiquement correcte » à l’islamophobie, voire à l’arabophobie dans la gauche. Sans aller jusqu’aux délires de Riposte Laïque, on a trop souvent confondu la laïcité comme refus d’une « religion d’Etat »,comme reconnaissance de la liberté religieuse (y compris de « pratiquer les rites en public comme en privé » , selon l’article 18 de la Déclaration Universelle des droits de la personne humaine), avec une sorte d’athéisme d’Etat, tactiquement tolérant envers la religion majoritaire, le catholicisme.

Au delà, le fait qu’une religion ait si peu de lieux de culte (islam de France : 600 000 mètres carrés pour 850 000 pratiquants) que les cérémonies débordent dans la rue, souligne une difficulté de la Loi de séparation des Églises et de l’État. Les églises catholiques ont été financées depuis le Moyen-age par l’impôt et la corvée, puis attribuées gratuitement en 1905 aux communautés catholiques, avec obligation faites aux municipalités d’en assurer l’entretien. Privilège extravagant. Un rééquilibrage s’impose en faveur des autres religions.



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