À l’Ouest, du nouveau : la création de la Communauté Sud-Américaine
par Alain Lipietz

mardi 7 décembre 2004

Mardi matin, nous nous envolons de Lima, au bord du Pacifique, pour Cuzco, dans la montagne péruvienne. Invité aux cérémonies de lancement de la Communauté Sud-Américaine, en tant que président de la délégation du Parlement européen pour la Communauté Andine des Nations, je n’ai pu obtenir d’être accompagné que par mon vice-président, le PPE espagnol (plus précisément canarien) Fernando Fernandez. Un homme délicieux, plutôt progressiste (il vient du parti centriste de Suarez, le chef du premier gouvernement post-franquiste, et non du franquisme autoritaire comme Aznar). Sa silhouette et son "habitus", plus « présidentiels » que les miens, nous valent quelques quiproquos : il rétablit ma préséance avec bonne humeur. Les autres membres de ma délégation restent à Lima, avec un programme de visite aux forces politiques péruviennes.

Sitôt arrivés, nous rejoignons la rencontre des députés CAN-Mercosur-Chili précédant le sommet des présidents. Ce sont les trois composantes principales de ce qui va devenir demain la "Communauté Sud Américaine des Nations" (CSAN). J’y retrouve notre amie argentine Alicia Castro, fidèle des Forums Sociaux. Elle me met rapidement au courant. L’initiative de la Communauté Sud Américaine des Nations est une surprise pour tout le monde. Clairement, Lula (Brésil) et Chavez (Venezuela) en sont les initiateurs. On ne sait toujours pas si les autres suivent.

Côté Communauté Andine : l’hôte, le président Toledo (Pérou), s’engage, sans doute pour masquer le relatif échec de sa présidence et par admiration pour Lula. L’Equatorien Gutierrez, en pleine crise à domicile, ne vient pas. Mesas, le
Bolivien, poussé par la base qui l’a mis au pouvoir, sera là, ainsi que le Colombien Uribe, pourtant si lié aux USA.

Coté Mercosur : le Paraguay et l’Uruguay (en pleine passation de pouvoir) seront représentés par des ministres. Mais le plus inquiétant est l’absence de l’Argentin Kirchner. Officiellement il ne supporte pas l’altitude (je ne tiens moi même - nous sommes à 3600 mètres - qu’à coups de maté de coca et de coramine-glucose). N’empêche. Jalousie envers Lula ? ou envers son rival péroniste Duhalde, président du Mercosur ? Quant au Chilien Lagos, il est là "pour voir", un peu comme les Anglais dans l’Union Européenne. Les Chiliens ne sont jusqu’ici dans aucun bloc commercial, et négocient en solo avec les USA comme avec l’UE. Jeudi, à la sortie du sommet, Ricardo Lagos nous confiera "Enfin fini, ce happening !".

Le doute sur la réalité de l’engagement des différents pays est la première faiblesse de cette initiative. L’unification de l’Amérique du Sud (à défaut de l’Amérique Latine) fut le rêve brisé de Simon Bolivar ("J’ai labouré la mer", dira-t-il à la fin de sa vie). Un rêve repris par Chavez. Mais le Brésil de Lula, le pays le plus puissant, pays lusitanophone à l’écart des antiques querelles des États hispanophones, pays frontalier de tous les autres (sauf l’Équateur et le Chili), en est l’indispensable locomotive, comme l’Allemagne d’Adenauer le fut pour l’Europe.

Ce rôle enfin assumé par le Brésil n’est possible que parce que sa vieille rivale, l’Argentine, ruinée, lui laisse le champ libre. (Au début du siècle dernier, l’Argentine, alors au sommet, confia la construction de son réseau ferroviaire aux Anglais, avec une seule exigence : choisir un autre écartement des voies que le Brésil !). D’ou l’inquiétude suscitée par l’absence de Kirchner.

Deuxième problème, que, la veille, l’excellent Alain Bothorel, secrétaire adjoint de la délégation permanente de la Commission Européenne auprès de la CAN, m’a bien expliqué : ni la Communauté Andine des Nations, ni le Mercosur, après des décennies d’existence, ne se sont véritablement constitués en "marchés communs", modèle européen de 1975. Ils n’ont même pas de "serpent monétaire", ni bien sûr de politique agricole commune, ni un espace de libre circulation des personnes, etc. Après l’échec retentissant du projet de l’ALCA (Accord de Libre Echange des Amériques) sous l’égide des États-Unis, déjà torpillé par l’alliance Lula-Chavez, les USA ont contre-attaqué en engageant des négociations de libre échange avec chaque État, ce qui est presque pire ! Et les petits États tombent dans le panneau, le Pérou par exemple demandant à l’UE d’ouvrir des négociations bilatérales parallèles. En fait (nous expliquera le ministre péruvien du commerce), les USA négocient par petits groupes, par exemple avec le trio Pérou-Equateur-Colombie, ce qui amènera ces derniers à plus de libre échange entre eux-mêmes qu’ils n’en ont au sein de la CAN !

Dès lors, la CSAN apparaît comme un barrage improvisé face aux négociations bilatérales avec les USA. En fait, il s’agit de faire "converger les processus d’intégration de la CAN, du Mercosur et du Chili" (selon les termes de la résolution présidentielle fondatrice). Mais les deux "briques" principales (CAN et Mercosur) ne s’intègrent déjà pas elles-mêmes ! Le Brésil parviendra-t-il à attirer les uns ou les autres dans son sillage ? Cela voudrait dire la désintégration de la CAN !

Troisième problème : l’attelage Lula-Chavez tiendra-t-il ? Entre le syndicaliste opiniâtre mais pragmatique et le militaire "bolivarien", les occasions de friction ne vont pas manquer.

Quatrième problème : les opinions publiques sont-elles au courant ? Qu’en pensent-elles ? Le soir, quand nous nous promènerons dans les rues de Cuzco, Fernando me demandera :"Et tes amis altermondialistes ? Pourquoi ils ne sont pas là à manifester contre ce sommet ?". Je lui répondrai : "Parce qu’ils sont pour, probablement". Mais ils ne sont pas là non plus pour manifester "pour".

Cinquième problème sur lequel Alicia attire mon attention en me faisant remarquer qu’il n’y a pas de femmes à la tribune (pas très étonnant !) : à la tribune il n’y a surtout pas d’Amérindiens. Le Parlement des indigènes sud-américains n’a pas été invité. Or il est impensable de fonder la Communauté Sud Américaine comme un pur espace créole, dans le déni des "premières nations" – comme disent les Canadiens qui, lors de leur rupture définitive d’avec la couronne britannique, ont su explicitement affronter le problème.

La cérémonie de clôture commence. On m’appelle à la tribune. En ma personne, l’Union européenne vient parrainer la naissance de la CSAN ! Ni aujourd’hui, ni demain, il n’y aura d’autres invités que nous : ni les USA, ni la Chine, ni le Japon ne sont invités ; seuls, en observateurs, le Mexique et Panama, et, en marraine bienveillante, la vieille Europe…

J’improvise un discours. Je dis ma fierté et ma joie de parrainer cette union. J’évoque 1957, la naissance de l’Europe, la réconciliation franco-allemande. Je rappelle qu’il y avait à l’origine trois blocs commerciaux aussi en Europe (Marché Commun, Zone Européenne de Libre Echange entre le Royaume Uni et la Scandinavie, Comecon), sans compter les pays méditerranéens. Il nous a fallu 50 ans pour en arriver à l’UE, il faut de la patience et de la persévérance. Je salue malicieusement la fondation de la CSAN fondée sur "la démocratie et l’Etat de Droit, l’égalité des femmes et des hommes, la reconnaissance des droits des peuples indigènes et des Premières Nations". Sur ce dernier point, le lendemain allait me réserver des surprises.



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=26 (Retour au format normal)