Amertume turque, défaite ferroviaire
par Alain Lipietz

mercredi 28 septembre 2005

Semaine de session à Strasbourg.

Lundi soir, je participe à la réunion des Verts strasbourgeois qui souhaitent faire le point sur les suites du Non. Je ne peux leur cacher qu’il n’y a toujours pas de plan B, sinon, comme prévu, le plan Barroso-Blair-Bolkestein : en finir avec le rêve d’une Europe politique, bloquer définitivement l’Europe à l’état d’Union économique et monétaire. Je leur confie que le seul déblocage que j’aperçois, ce n’est pas avant 2009 : il faudrait d’ici là obtenir que le prochain Parlement européen se voit investi d’une mission de constituante. En comptant deux ans de renégociation et deux ans de ratification, nous restons bloqués dans Maastricht-Nice jusqu’en 2012 au moins.

Le lendemain, j’en discute avec le groupe Vert. Certains essaient d’accélérer le mouvement, bien que tous les gouvernements aient dorénavant bloqué le processus de ratification. La Commission constitutionnelle du Parlement s’est saisie de la question, et a confié un rapport à au Vert autrichien Johannes Voggenhuber et au lib-dém. britannique Andrew Duff. Choix judicieux : on ne peut faire ratifier un nouveau projet dans 27 pays que s’il regroupe les soutiens de la gauche et du centre-droit. J’ai lu leur tout premier avant-projet : ils proposent de franchir différentes étapes selon un calendrier échelonné jusqu’à 2009, les élections de 2009 étant plus un point d’orgue qu’un redémarrage. Je n’y crois pas trop…

En tout cas, le groupe Vert convoque pour le 1er décembre une nouvelle réunion des partis politiques et de la société civile pour réunifier Oui de gauche et Non de gauche sur un projet de déblocage.

Mardi soir, j’interviens au premier meeting national du RACORT (Rassemblement des Associations Citoyennes Originaires de Turquie), à Strasbourg. Les autres invités sont Michel Rocard, Catherine Trautmann, le professeur d’économie Ragip Ege, Pierre Boulay représentant la FIDH au Conseil de l’Europe, autour du président du Racort, Haydar Kaybaki (compagnon d’une Verte de Strasbourg…), débat animé par Jean-Claude Kiefer des Dernières nouvelles d’Alsace et Kayhan Karaca, journaliste de MTV, une chaîne turque qui couvre les sessions de Strasbourg.

La parole est d’abord aux trois eurodéputés français qui réaffirment leur soutien à l’ouverture de la négociation avec la Turquie, et leur espoir d’un aboutissement positif. J’insiste sur quatre points :

- Rejet des fausses raisons de refuser l’ouverture les négociations : la Turquie ne serait pas toute entière dans l’Europe géographique, elle serait musulmane, on y torture encore dans certains commissariats… Quand la France, en 1957, est entrée dans ce qui allait devenir l’Union européenne, elle s’étendait jusqu’à Tamanrasset, comprenait 10 millions de musulmans et on y torturait dans les commissariats !

- Il y a des raisons réelles au rejet français, mais qui n’ont rien à voir avec la Turquie : aujourd’hui, la France, comme l’Autriche, ne s’aime pas elle-même, chacun a peur de son voisin, des immigrants…

- Il y a des vraies questions à poser à la Turquie avant qu’elle n’adhère : solution à la question kurde, reconnaissance du génocide arménien, reconnaissance de Chypre. Je souligne l’inconséquence du gouvernement turc qui signe l’extension de son accord de libre-échange avec les dix nouveaux pays entrés dans l’Union européenne… et déclare parallèlement que cela ne vaut pas reconnaissance de Chypre (alors qu’il va devoir négocier tous les jours avec des représentants chypriotes de l’Union) et surtout maintient l’embargo sur les navires et les avions venus de Chypre, ce qui est typiquement une forme de protectionnisme…

- Stratégiquement, l’adhésion de la Turquie serait une excellente chose, non seulement pour renforcer l’Europe vis-à-vis du monde extérieur, mais pour couvrir, d’un même espace politique et social, l’espace économique déjà réalisé entre l’Europe et la Turquie qui ont déjà un accord de libre-échange

C’est alors que Ragip Ege prend la parole : « Il y a sûrement des partisans du Non dans la salle. Je m’adresse à eux. Pas aux Non de droite. Pas aux hommes de gauche qui ont appelé au Non par opportunisme. À ceux qui ont sincèrement, au nom d’une critique discutable mais généreuse des aspects économiques du TCE par rapport au traité de Nice, appelé à voter Non. Je les respecte infiniment, mais je dois vous dire : par économisme, vous avez, en toute bonne conscience, mené une campagne mesquine, xénophobe, égoïste et bornée. »

Pas un murmure. La salle est tétanisée. L’expression ravie des Turcs montre leur plaisir de voir enfin dit ce qu’ils s’étaient refusés à dire pendant la campagne : l’immense souffrance, l’immense blessure que leur a infligée la campagne du Non, toutes tendances confondues. A la sortie, beaucoup me confieront le drame de leurs enfants, jusqu’ici parfaitement intégrés dans l’espace scolaire, et qui maintenant se font chahuter par leurs petits camarades. Dans cette formidable régression nationaliste, ce qui les blesse surtout, c’est qu’elle ait été encouragée par une partie importante de la gauche. Une souffrance partagée par les anciens entrants accusés par Nikonoff de s’être fait achetés par des subventions (les Grecs, Espagnols, Portugais), les nouveaux entrants (les Polonais), les futurs entrants (Roumains et Turcs), les refusés (Maghrébins)… Mercredi soir, à Marseille, Temis, un ancien du Parti communiste grec de l’intérieur, me tiendra exactement les mêmes propos.

Un homme mûr de belle prestance m’interpelle : « Vous parlez du génocide arménien, vous demandez à la Turquie d’en débattre. Je vous pose la question : a-t-on le droit, en France, de contester le caractère génocidaire des incidents de 1915 ? » Kayhan Karaca me glisse : « C’est un ancien ministre des affaires étrangères turc ».

Je reprends alors la parole. Calmement, je raconte combien il a été difficile pour ma mère, résistante, pour mon père, déporté comme juif, d’accepter le traité de Rome de 1957. Ils l’ont fait. « La réconciliation est constitutive de l’identité de l’Union européenne. Pour cela, il a fallu des gestes forts. Nous n’avions pas besoin que Eichmann demande pardon. Le geste fort, ce fut quand un Allemand irréprochable, persécuté par les nazis et réfugié en Suède, Willy Brandt, s’agenouilla pour reconnaître les torts collectifs de la nation allemande. Et je ne nie pas les souffrances des Turcs pendant la guerre de 14-18, pas plus qu’il ne faut nier la souffrance des enfants allemands sous les bombardements de la deuxième guerre mondiale. Mais cette souffrance ne rédime pas les crimes commis par l’Etat turc. » Tonnerre d’applaudissements dans le public turc.

Mercredi midi, votes désastreux au Parlement : la droite du Parlement, maintenant totalement unifiée, refuse de ratifier le protocole additionnel à l’accord de libre-échange entre l’Europe et la Turquie tant que celle-ci n’aura pas reconnu Chypre. Nous, les Verts, pensions qu’il valait mieux ratifier ce protocole et ensuite mettre le gouvernement turc le nez dans ses contradictions.

Plus grave encore, l’ensemble du troisième paquet ferroviaire l’emporte assez facilement. Il comprend certes des directives positives, mais aussi l’accélération de l’ouverture de la concurrence aux transports de passagers. La plupart des Français (y compris dans les partis de droite) ont voté contre.

A la sortie, le socialiste français Savary nous raconte : « Les socialistes hongrois ont aussi voté pour la mise en concurrence. C’est une consigne de leur gouvernement : ils veulent revendre leurs trains à la Bundesbahn, monopole privatisé en Allemagne, mais qui — pensent-ils — a les moyens de remettre en marche les trains hongrois… ».



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