Dans l’antre du Non
par Alain Lipietz

jeudi 5 mai 2005

Désormais, la grande affaire de la semaine, et sans doute jusqu’au 29 mai, c’est le débat sur le TCE. À Aurillac, à Paris XIXe, et deux fois mercredi, à Toulouse et à Ramonville, je défends le Oui face à une assistance très largement partagée, où les Non viennent de bonne grâce m’apporter la contradiction. À quelques exceptions près, ceux qui dans la salle sont partisans du Oui n’interviennent pas, c’est donc maintenant un dialogue bien rôdé entre les “Non” et moi.

Je constate avec satisfaction que le dialogue avance, et que les partisans du Non sont de moins en moins sûrs de leur position. Ils n’hésitent même plus à me le dire à la fin des débats. On a l’impression qu’ils cherchent de bonnes raisons et une bonne échappatoire pour changer de position. Je dois donc faire assez attention à la façon de polémiquer avec eux.

Ce n’est pas partout le cas, il est vrai. À Ramonville, près de Toulouse, j’ai entendu des horreurs : “Voter Oui, c’est voter pour l’ultralibéralisme qui a fait 37 morts avec l’explosion d’AZF”. J’aurais pu répondre “Garder Nice, ça veut dire garder le libéralisme qui a fait 37 morts à AZF”, mais je me rends de plus en plus compte du doigté nécessaire pour faire passer le thème “Non = Nice”. La difficulté, c’est que mes contradicteurs savent très bien que voter Non c’est garder Nice, au moins pour un certain temps qui risque d’être très long, que tous ne préfèrent pas Nice (certains, si), mais qu’ils ont besoin, d’un besoin presque éthique, de se persuader très fort qu’en votant Non, ils votent contre le traité de Nice. J’ai de plus en plus l’impression d’arriver avec mes gros sabots dans un problème de conscience qui les déchire. Je dois d’une part leur rappeler que Non = Nice, pour ne pas les laisser s’arranger à trop bon marché avec leur conscience (car la « direction d’intention », comme disaient les Jésuites dont se moquait Pascal, ne change rien à l’affaire : en votant Non, ils condamnent 450 millions d’Européens qui ne leur ont rien fait à en rester à Nice). Et je dois d’autre part prendre en compte la bonne volonté militante qu’ils mettent dans leur Non. On ne réveille pas impunément un Croisé.

Surprise : alors qu’on me fait le déjà vieux coup de la page 32 du Livre Blanc sur les SIEG ("les SIEG n’ont rien à voir avec les services publics"), un jeune homme, de la salle, répond impeccablement. Il m’enverra plus tard l’adresse de son site, un site de présentation remaquable du TCE et de ses avancées, avec réfutation des pricipaux hoax anti-TCE. La démocratie du houèbe engendre aussi ses bons génies !

Mais Toulouse est aussi l’un des hauts lieux du vote argumenté (et donc, à mes yeux, mal argumenté) contre le TCE. Je dois justement faire à l’heure du déjeuner une conférence-débat pour le Oui dans la fac du Mirail... qui vient, la veille, de se mettre en grève avec occupation. Les grévistes me laissent entrer pour faire ma conférence, mais il n’y a plus beaucoup d’étudiants sur le campus. Le grand amphi n’est qu’à moitié plein.

Dans l’amphi, les militants de la LCR ont bien fait les choses. Ils ont mis sur tous les bancs des tracts reprennant un passage de mon article du Monde de décembre 2000 contre le traité de Nice et sa Charte :

« Que la Charte soit médiocre, cela ne fait aucun doute. Cinquante ans après les Grandes Chartes de l’ONU et du Conseil de l’Europe, elle réduit le célèbre " droit au travail " à un " droit à l’accès à un bureau de placement gratuit ", et résume un demi-siècle de lutte des femmes pour le droit au divorce et le droit sur leur propre corps à un " droit de se marier et de fonder une famille. " Mais c’est justement la règle de l’unanimité, le droit de blocage accordé aux gouvernements les plus conservateurs qui en est responsable ! »

Je suppose qu’ils croyaient me mettre en contradiction avec les charmes nouveaux que je découvre jour après jour à cette Charte ! Mais ils m’offrent en fait une introduction à mon exposé : la dernière phrase est en effet au cœur de mon opposition à Nice et de mon choix pour le TCE, bond en avant vers la supranationalité ! Je suis devant un public « averti », j’entame sur la critique du souverainisme « niçois » comme fourrier du libéralisme. Si le Oui au TCE y est encore libérale parce que l’harmonisation y reste difficile, alors le Non est ultra-libéral parce que dans Nice elle est presque impossible.

Mais le vrai débat n’est pas avec la LCR. Le vrai débat est cleui que j’espérais : dans l’assistance, il y a Geneviève Azam et ses étudiants.

J’aime beaucoup Geneviève comme militante mais je suis quand même un peu étonné du degré d’imprécision et d’affirmations erronées qu’elle entretient dans le débat sur le TCE. D’autant qu’elle se réclame de son autorité de professeure pour asséner “ses” vérités. Elle m’interpelle :

- Alain, nous sommes dans une université où nous devons diffuser la vérité et les connaissances. Alors, il faut répondre clairement, par oui ou par non. Tu dis que le principe pollueur-payeur est introduit dans cette Constitution, contrairement à la Constitution française. Alors je te demande, par oui ou par non, quel pouvoir avez-vous, vous, députés européens, de contrôler l’application de ce principe ? car le libéralisme etc etc etc

Et là elle se tourne vers ses étudiants, plus du tout vers moi, et continue par un flots de questions et d’affirmations. J’ai du mal à noter tout ce qu’elle demande. Elle évoque aussi le pacte de stabilité. Je lui réponds de manière détaillée sur le droit des députés (que nous avons déjà) à co-décider une loi en matière d’environnement, et notamment de définir et d’appliquer le principe pollueur-payeur. Je raconte l’histoire de la directive “Responsabilité des entreprises en matière environnementale”, dont j’étais rapporteur pour la Commission économique et monétaire. Geneviève me lance alors :

- Le Parlement n’a pas compétence sur ces sujets. En effet, les écotaxes sont exclues du domaine de la co-décision (article 234-2). Vous n’avez rendu qu’un avis.

- Mais Geneviève, veux-tu dire que je suis un député si lamentable que je crois voter en co-décision alors que je ne vote qu’un avis ? Ou crois-tu que le principe pollueur-payeur n’existe que sous la forme des écotaxes ? Je peux si tu veux revenir faire une conférence à tes étudiants sur l’économie politique des écotaxes : il ne faut les confondre ni avec les indemnisations en cas de dommage, ni avec les redevances pour rémunérer un service d’épuration. Elles relèvent plutôt du principe de prévention, puisqu’elles visent à changer les comportements. La directive “Responsabilité” établit, sur la base du principe pollueur-payeur, un régime de responsabilité civile totale du pollueur. J’ai tenté de faire valoir le régime de la responsabilité solidaire et partagée, et l’obligation de s’assurer, afin d’empêcher les pollueurs d’organiser leur insolvabilité ou de diluer leur responsabilité dans une chaîne de sous-traitants. Mais ce sont les gouvernements français et anglais qui s’y sont opposés.

Même incident un peu plus tard, cette fois sur la date d’entrée en vigueur du TCE et de son principal acquis, la généralisation du vote à la majorité et de la co-décision.

- Mais Alain, tu sais bien que cela n’interviendra qu’en 2009 ! Nous avons le temps de renégocier !

- Non Geneviève, ce qui interviendra en 2009, c’est le changement des règles de définition de la majorité qualifiée.

- Mais pas du tout, c’est le vote à la majorité lui-même qui n’intervient qu’ en 2009, Nice est valable jusqu’en 2009 !

Je suis un peu désemparé. Il me reste un fond de solidarité d’enseignant : je ne peux pas aller trop loin pour démonter devant des étudiants l’erreur de leur professeur. D’autant que l’enjeu presque académique de ce dialogue est évident.

À un moment, répondant à une question sur le pacte de stabilité, et la possibilité de le modifier à l’unanimité par l’article 445, je rappelle que ce pacte est composé d’un article de la Constitution (inchangé par rapport au traité de Nice) prohibant les déficits excessifs, d’un protocole additionnel (lui aussi intégré à la constitution) fixant à 3% le niveau de ces déficits, et de deux règlements (hors Constitution et hors traité) expliquant comment sont décidées les sanctions et quels sont leurs montants. Je raconte comment, en mars, les gouvernements ont déjà décidé, à l’unanimité !, d’abolir de fait ces sanctions, en retranchant de la liste des déficits toute une série de dépenses d’investissement et en inversant le calendrier des sanctions pour rendre le pacte “contracyclique”. J’explique que la même unanimité en Conseil aurait pu porter sur la définition même du pacte si l’article 445 avait été en vigueur. Mais, un moment plus tard, je dis (pour aller plus vite ) : “l’abolition du pacte de stabilité, il y a un mois...” Geneviève se lève alors, et apostrophant ses étudiants, leur lance : “Je ne veux voir dans aucune copie que le pacte de stabilité a été aboli !”

Dans mes interventions suivantes, je prends bien garde de répéter “l’abolition des sanctions du pacte de stabilité”. Je ne veux quand même pas faire rater leur examen à ces pauvres étudiants, même pour faire avancer la cause du Oui !



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