Vacances à l’ombre du Non
par Alain Lipietz

samedi 26 mars 2005

Comme vous avez pu le remarquer, j’ai pris quelques jours de vacances : sports d’hiver à Serre-Chevallier, ça fait du bien ! Mais la politique ne me lâche pas.

D’abord, je passe mes nuits jusqu’à deux heures du matin à rattraper mon retard de blog, à rédiger mes articles, à répondre à des mails personnels sur le referendum. Je m’y applique car je sais que chaque voix compte. Beaucoup de mails sont de bonne volonté, et cherchent sincèrement à éclairer un point, d’autres qui feignent de s’enquérir sont de parti pris inamovible, malheureusement je ne m’en aperçois qu’au bout de deux ou trois échanges.

Ainsi, vous avez pu lire avec 15 jours de retard :
- mes débats à Mornant, Saint Lo et Sciences-Po Paris
- le récit de Guéret,
- le débat de Cachan,
- le débat des Violons de la Baleine blanche et ma réponse détaillée à Alain Lecourieux (d’ATTAC),
- le débat dans Politis avec JL Mélenchon,
- ma lettre à la commission juridique du Parlement sur l’inconstitutionnalité de la directive Bolkestein.

Mais il n’y a pas que le TCE ! Le 22 mars, ARTE a diffusé une soirée sur l’offensive masculiniste. J’apparais dans l’émission de Myriam Tolenotto sur les lobbys genre SOS-Papa. Elle s’était souvenu de mon article contre « La carte postale la plus répugnante du siècle », qui demandait aux députés de promouvoir le droit des géniteurs de s’opposer à l’avortement voulu par la femme. Dès le lendemain, j’ai déjà plusieurs mails, manifestement spontanés et de bonne volonté (sur le problème de pères n’ayant, injustement, pas bénéficié de la garde alternée). Mais les lobbys se déchainent. Sur le site d’SOS-Papa, la consigne est donnée :

« Alain Lipietz, présenté sur Arte comme "Vert" [ce qui est faux, je suis présenté comme député européen A.L.], a eu une position on ne peut + anti-hommes alors que l’émission aurait dû porter seulement sur les enfants et leurs pères ou mères. Cet homme politique m’a donné l’impression d’exercer une vengeance personnelle (qui peut me dire pourquoi ?) au lieu de traiter des problèmes collectifs, et Arte lui a donné une tribune pour ce faire. Il lui manquait un minimum de hauteur de vue, comme à l’émission elle-même. Je propose que nous envoyions tous un mail ou une lettre au parti politique Vert en France (ou ailleurs) avec la simple question suivante : "Les propos et l’attitude d’Alain Lipietz sur Arte le 22 mars 2005 reflètent-ils la position des Verts ?" »

Ouf ! ça ne tombera pas dans ma boîte postale. De toute façon, je suis habitué. Mais ces lobbies qui nous démarchent en tant que députés s’indignent quand on raconte au grand public qu’ils le font !

Jusque sur les pistes, la politique me poursuit. Un jour, c’est Le Monde qui m’appelle pour éclairer les changements dans la comitologie introduite par le TCE (ne me demandez pas ce que ça veut dire, au niveau où en est actuellement le débat, ça ne sert à rien. Disons que, comme d’habitude, le TCE introduit un plus grand contrôle du Parlement européen sur les exécutifs nationaux). J’ai dû interrompre la conversation, au bout d’un quart d’heure au bord d’une piste. Un autre jour, la BBC m’intercepte sur un télésiège. Je suis en effet un des rares députés français qui baragouine à peu près l’anglais. La journaliste veut absolument une interview sur la Bolkestein. J’arrive en haut du télésiège, le portable collé à l’oreille, je lâche un bâton, me penche pour le rattraper, le siège manque m’écraser, je dois me coucher dans la boue (toujours portable collé à l’oreille) pour le laisser passer au-dessus de moi… Je ne sais si la BBC a retransmis mes jurons (en français dans le texte).

La nouveauté, c’est bien sûr que les sondages donnent maintenant la majorité au Non. Une situation qui, à deux mois du vote, n’est pas pour me déplaire : je n’ai pas pour habitude d’être dans une vaste et molle majorité. Ce qui m’intéresse en politique, c’est la conquête de la majorité ! Nous avions échoué de peu en 1992 contre Maastricht, je ferai tout pour que l’on gagne, même de peu, contre ceux qui veulent nous maintenir dans Maastricht-Nice en nous faisant rejeter le TCE. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes. Incroyable, le nombre de partisans du Non qui avaient voté Oui à Maastricht. Une fois, c’est peut-être une erreur, deux fois (comme Fabius), c’est une ligne.

Car la grosse différence entre le débat sur Maastricht et le débat sur le TCE, c’est qu’on ne peut plus dire, comme Alain Touraine en 1992, que le Non n’est que le Non de la France d’en bas. Le Non des ouvriers et des petits employés contre Maastricht était rationnel : un mauvais coup que leur réservait l’Europe. Aujourd’hui, ce « Non du désepoir » existe toujours, et je ne peux pas grand chose contre lui. À un chômeur qui a perdu son boulot à cause d’un libéralisme orchestré par Maastricht-Nice, je peux dire « Mais l’Europe que vous critiquez, c’est justement celle dont vous vous éloignerez en votant Oui, celle que vous garderez en votant Non », je ne le convaincrai pas. On lui a trop menti : le TCE paie aujourd’hui l’addition des mensonges de Mitterrand et Jospin sur Maastricht et sur Nice. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que le Non pouvait gagner.

La nouveauté, c’est que le Non au TCE est très largement un Non de la France d’en haut. Pas seulement le Non traditionnel des souverainistes de droite. Pas seulement celui de la base de la FNSEA qui se bat pour maintenir un système de subventions agricoles qui l’a copieusement engraissée jusqu’ici, et que le droit de regard enfin donné aux élus européens pourrait écorner. Mais surtout, et c’est étrange et nouveau, un Non des élites de la petite et moyenne bourgeoisie salariée. C’est extrêmement frappant quand on voit le Non presque à égalité avec le Oui dans l’électorat du parti socialiste, et qui monte en flèche dans les rangs de la droite (sondage de Marianne)

Reprenant une expression d’Emmanuel Terray à propos du débat sur le voile (« une hystérie politique »), on pourrait dire que le Non exprime une frustration de ces couches sociales qui avaient jusqu’ici aveuglément soutenu le cours libéral de la construction européenne depuis 1986 et l’Acte unique. Mitterand, Rocard et Fabius leur avaient fait avaler Maastricht, Jospin leur avait fait avaler Amsterdam, Jospin et Fabius leur avait fait avaler Nice, mais ce n’est pas Hollande qui les empêchera de dire Non ! Les arguments les plus illogiques, les arguties les plus improbables, les mensonges les plus flagrants sur les textes mêmes, ne sont que l’habillage de leur volonté primordiale de dire Non.

Ce vote Non est un Non à l’Europe telle qu’elle s’est construite, non pas exactement sans eux, mais sans un débat leur permettant, à eux qui en France tiennent le haut du pavé intellectuel, de s’en approprier toutes les dimensions. C’est pourquoi, leur montrer la conséquence du Non, c’est-à-dire le oui au maintien du traité actuel, celui de Nice, leur fait pousser des hauts cris. Mais il y a deux attitudes différentes dans cette dénégation.

Pour une partie des partisans du Non, il s’agit bel et bien « d’en rester là », c’est-à-dire d’en rester à Nice. Nice, victoire de l’inter-gouvernementalité sur le fédéralisme, c’est exactement l’Europe qu’ils veulent, une Europe où chaque pays garde le droit de veto sur toutes les décisions qui pourraient recueillir la majorité de tous les autres, et tant pis s’il s’agit d’avancées sociales et environnementales. L’Europe des nations, en somme, une Europe qui laisse la France à sa gloire fanée d’ancienne mère des arts, des armes et des lois. D’où leurs poses avantageuses sur les mots « constitution », « laïcité », comme si la France avait inventé la démocratie, le féminisme et la liberté religieuse. Inutile de leur souligner que ce principe d’inter-gouvernementalité implique le désarment du pouvoir politique par rapport aux forces du marché : sociaux-libéraux pour la plupart, ils s’en fichent. Leur Non est plus ou moins consciemment un Non au fédéralisme et un Oui à Nice, mais ils savent que ce n’est pas politiquement très correct.

D’autres, au contraire, croient en votant Non voter en même temps contre Nice. Jusqu’à présent, l’argumentation des partisans du Oui contre cette idée fantasmagorique promettant « de tout remettre à plat » était restée sans effet. Il ne servait à rien de leur démontrer qu’ils ne trouveraient aucun allié, ni en Europe, ni en France, pour négocier en position majoritaire un meilleur traité en cas de victoire du Non en France, puisque la grande majorité des partisans du Non en Europe est souverainiste de droite, et la grande majorité des fédéralistes progressistes est pour le Oui... En effet, ils vivaient leur Non comme un « message » contre l’Europe libérale, et pas vraiment comme une « décision » concrète du peuple souverain pour bloquer un nouveau traité permettant de sortir de Maastrich-Nice. En somme, ils pratiquaient un vote « fun », s’abritant derrière la quasi-certitude de la victoire du Oui pour se permettre un gros vilain Non sans conséquence politique, ou s’enfermaient dans un rêve imaginant une Europe à l’image de la gauche française.

Significativement, alors que les partisans du Oui à gauche énoncent déjà les étapes suivantes, ce Non-là, en six mois, n’a produit aucun scénario de sortie par en haut de son hypothétique victoire.

Aujourd’hui, les partisans du Non sont placés devant leurs responsabilités. Ils sont en position d’empêcher la France de ratifier le TCE. Ou bien ils ne veulent absolument pas que leur Non signifie « en rester à Nice », et c’est maintenant à eux d’expliquer comment leur victoire devenue plausible permettra d’éviter ce qui en est l’implacable conséquence juridique. Ou bien ils assument clairement leur choix en faveur de Nice, et c’est maintenant à eux de défendre ce traité par rapport au TCE.

Mon intime conviction est que le véritable débat étant maintenant en place, la victoire du Non n’est plus aussi assurée que l’indiquent les sondages... Il nous reste deux mois.



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