Sur le succès d’Eva Joly
par Alain Lipietz

vendredi 1er juillet 2011

Blogs 1 et 2

Ainsi, Eva Joly manque d’un cheveu l’élection dès le premier tour de la primaire des écologistes pour désigner leur candidat présidentiel. Sans la concurrence de Henri Stoll et de Stéphane Lhomme, Eva Joly aurait sans doute été élue dés le premier tour à près de 60%. Nicolas Hulot fait un score très honorable (40%). Ses partisans sont déçus : je les comprends, mais c’est le problème de tous les choix démocratiques.

Il faut d’abord rendre hommage à la qualité de la prestation de Nicolas, au respect qu’il a montré envers ses électeurs, à sa volonté désormais affichée de soutenir Europe Écologie, à l’affection qu’il a su gagner parmi nous et aux réserves qu’il a su faire tomber. Ce n’était pas donné d’avance. En revanche, les multiples erreurs de sa campagne (dont la principale, sa déclaration tardive, était irréversible) ne m’ont jamais fait douter du résultat, même si je ne m’attendais pas à une victoire aussi nette d’Eva. Le score de Nicolas est très honorable, compte tenu des critiques que je formule plus loin sur sa campagne, et il ne le doit qu’à ses propres qualités humaines.

Il y a certes un second tour, et il faut voter, car des effets de démobilisation sont toujours possibles, mais, contrairement à ma primaire de 2001, Nicolas n’a pas d’autre réserve que les mystérieux abstentionnistes.

Je suis en effet invité par des "petits médias" : RFI en espagnol, France 24 en anglais, Public Sénat... (je reviendrai tout à l’heure sur ce qualificatif "petit"), et ils m’invitent d’abord parce que, moi aussi, j’ai remporté, contre toute attente, une primaire présidentielle contre une vedette de la télé, Noël Mamère, en 2001.

Je suis, depuis le début, un chaud partisan d’Eva Joly et j’ai dit pourquoi. C’est la personne qu’il faut, dans cette élection, à cette étape de la crise mondiale, financière, sociale, écologique. Eva Joly fut une juge et désormais une législatrice européenne, politiquement expérimentée, qui dénonce le capitalisme financier et ses effets contre la société et la planète. Secondairement, c’est une personnalité « d’ouverture » qui s’est engagée à nos côtés après avoir envisagé le Modem, dés les européennes en janvier 2009, quand "ce n’était pas gagné", quand les médias n’avaient d’yeux que pour Sarkozy, Bayrou et Besancenot, quand il fallait affronter sous la neige des salles de banlieue de 40 personnes, et son succès est un hommage à son courage, un gage de notre reconnaissance.

En direct ou en aparté après les émissions, les journalistes et les sondeurs m’interrogent, s’étonnant que je n’aie jamais douté du succès d’Eva.

D’abord, contrairement aux journalistes et aux sondeurs, j’ai une idée assez précise du corps électoral de la primaire (30 000 personnes), y compris ceux qui se sont inscrits comme coopérateurs à 10€ et ont voté par Internet. C’est la somme de nos militants EELV (coopérateurs compris) et de "sympathisants proches".

Qu’est-ce qu’un sympathisant proche ? Ce n’est pas seulement quelqu’un qui vote écolo (ce qui est déjà très loin d’être le cas de tous les sondés qui « apprécient la personnalité de Hulot ») mais la dame, qui sur un marché, peut faire la démarche de venir parler à un militant Eelv qui distribue des tracts, pour lui donner des conseils ou lui adresser exigences et remontrances. Or ce premier cercle de sympathisants était largement, parfois viscéralement, contre Nicolas Hulot, et les échantillons motivés de ce premier cercle se sont tout aussi bien inscrits pour Eva que pour Nicolas. A l’inverse, les partisans de Nicolas Hulot étaient tout aussi bien des cadres Verts très politisés, jouant stratégiquement : "Il est très connu, il va nous rapporter beaucoup de voix. Quoiqu’il ait fait dans le passé, c’est un atout pour notre campagne."

Mes 5000 « amis Facebook » (maximum réglementaire) sont typiques : je ne les connais pas pour la plupart, ils s’inscrivent sur mon « statut » comme on m’aborde dans la rue (« alors qu’est ce que vous allez faire ? on a besoin de vous ! etc »). Et leurs photos arboraient très majoritairement le badge d’Eva.

Le soir du premier tour, réunion du groupe EELV de Villejuif. Dans notre banlieue populaire, toutes et tous, sans se concerter, de l’ouvrier mécano à l’ingénieur retraité, du vieux de la vieille à la recrue des cantonales, avaient voté Eva.

Cette hostilité du premier cercle de sympathisants, ni les sondeurs, ni les journalistes ne pouvaient le détecter. Il fallait, pour la repérer, militer sur le terrain. Un sondeur de BVA me dit : "Oui, mais je craignais que vos votants à la primaire se laissent impressionner par les bons sondages de Nicolas Hulot." Je fais observer que les sondages de « popularité » donnaient deux fois plus de poids à Nicolas qu’à Eva, mais qu’en revanche les sondages sur les intentions de votes donnaient une quasi égalité, dans l’épaisseur du trait avec tous les candidats « moyens » (Borloo, Mélanchon etc). Et cela à un an du vote : largement le temps d’inverser toutes les tendances. " Ah, me dit le sondeur, c’est bien, vous avez été capables de lire la bonne colonne des sondages ! " Eh oui, les participants à la primaire avaient quand même un certain niveau d’éducation politique... et notaient bien que Nicolas était l’écologiste favori de ceux qui ne voteraient pas pour nous.

Autre question des journalistes qui revient souvent : « N’est ce pas une défaite pour le courant de Cécile Duflot ?" D’abord, l’opposition Duflot/pas Duflot du Congrès EELV ne peut pas être superposée à Hulot/Joly. Presque tous les lieutenants de Hulot étaient effectivement avec Duflot (en particulier, Pascal Durand, directeur de campagne de Hulot, n°2 de la liste Duflot), et selon tous les journalistes Duflot soutenait Hulot, mais l’inverse n’est pas vrai. Des partisans de Cécile Duflot, comme Dominique Voynet, Pascal Canfin ou Eva Sas, étaient des plus chaleureux défenseurs de Eva Joly.

Et à supposer même que « vote Duflot = vote Hulot » ? Eh bien, l’opposition à Duflot a fait au premier tour du Congrès 50% - 17 voix, Eva Joly a fait au premier tour des primaires 50% - 66 voix… Les journalistes qui s’étonnent en songeant à la victoire de Duflot n’ont donc pas bien compris à ce qui s’est passé au congrès d’Eelv.

Plus profondément, si les journalistes tiennent à maintenir une équation « vote Duflot = vote Hulot », alors il leur faut comprendre que le courant Duflot a représenté la volonté d’une certaine normalisation médiatique d’Europe Écologie : suspendre tous les débats entre les écologistes, pour présenter aux médias un visage uniforme, "responsable", et acceptable par eux. Ce positionnement tactique là a été refusé par les presque 50% qui n’ont pas voté Duflot ou par les presque 50% qui ont voté Joly.

Le vote Joly est aussi un vote contre le médiatiquement correct, comme le vote Lipietz contre Mamère était un vote contre le médiatiquement correct. Et encore, Noël Mamère était un journaliste du service public, défenseur des droits de l’Homme, d’où sa courte défaite contre le Vert historique que je représentais. Dans le cas de Hulot, il n’a pu ni se défaire, ni « faire avec », de l’image « candidat de TF1 », c’est-à-dire, pour la plupart des sympathisants écologistes, le diable. Et pas seulement à cause du « contexte » (le contenu de TF1, les sponsors de Hulot et de sa fondation) mais à cause d’Ushuaia, perçue comme incarnation de l’écotourisme bling-bling, par eux qui prêchent l’écotourisme « responsable et solidaire », les randos à pieds et le bilan carbone.

Ce n’est pas une critique contre Nicolas Hulot, mais contre sa campagne. Il aurait très bien pu assumer un usage tactique de TF1, comme Mitterrand a justifié la francisque acceptée des mains de Pétain, lui qui était résistant, et en occultant son amitié avec Bousquet… Genre : « J’ai camouflé en émission de géographie à sensation des belles images pour faire aimer la nature au plus grand nombre, comme avaient fait Cousteau et Tazieff ». Mais les électeurs de la primaire ont voté dans la terreur que se révèlent, « pendant la vraie campagne », des amitiés assez embarrassantes de Nicolas, comme avec Borloo, l’homme des permis aux gaz de schistes.

Nicolas Hulot a individuellement fait d’immenses pas en avant vers les écologistes. Il clarifié sa position sur le nucléaire, il a accepté le cadre de la primaire, il s’est engagé à soutenir Eva si elle l’emportait. Et je lui en suis infiniment reconnaissant. Mais sa campagne a accumulé les contresens vis-à-vis de la sensibilité des militants et sympathisants écologistes.

Son premier discours a été catastrophique : il enregistre dans un studio de Sevran, et ne se rend pas sur le terrain, il "oublie" tout simplement de mentionner Fukushima et la sortie du nucléaire... Dés lors, toutes ses protestations ultérieures d’amour pour le peuple ou d’hostilité au nucléaire n’effaceront pas l’image construite pendant 20 ans d’ami, pro-nucléaire, des grands de ce monde. Même sa gentillesse s’est partiellement retournée contre lui : puisque, gentiment, il peut dire maintenant qu’il est contre le nucléaire et pour l’alliance à gauche, ne tient-il pas le discours inverse devant ses anciens sponsors ou devant Borloo ?

Plus fondamentalement, lui dont l’initiative du Pacte avait cassé la campagne de Dominique Voynet en 2007, lui qui avait refusé de nous soutenir en 2009 aux européennes, en 2010 aux régionales, annonce fin 2010 qu’il veut être notre candidat... et ne soutient même pas la campagne des écologistes aux cantonales de 2011 ! Cela, dans l’ambiance de Fukushima et alors que Sarkozy a proclamé : "l’écologie ça commence à bien faire", a cassé la filière photovoltaïque, etc... Ce fut l’abstention de trop, encore avivée par la maladroite défense de ses partisans « Mais voyons, il ne peut pas encore, il est en contrat pour TF1 jusqu’en avril ! » Effet garanti chez des « personnalité rebelles » qui adulèrent le dissident Andrei Sakharov.

Bref, une campagne à contretemps, des dénégations, des autocritiques parfois trop gentilles pour ne pas sembler de complaisance, en tout cas fondamentalement tardives.

C’est sur ce point, et ce point là authentiquement, que l’on peut associer la défaite de Hulot à un rejet d’une certaine pratique de l’ouverture défendue dans le courant Duflot : ouverture aux people plus qu’à des mouvements sociaux. Car les mouvements sociaux que Daniel Cohn-Bendit avait ralliés à la campagne de 2009 étaient plus authentiquement écologistes que le « personnage médiatique » Hulot : Jean-Paul Besset, Pascal Durand, Marc Dufumier, membres de sa fondation, avaient fait une campagne impeccable sur le fond…

Particulièrement maladroite fut donc la campagne des partisans de Nicolas Hulot contre Eva Joly censée, à leurs yeux, représenter le "courant sectaire, fermé, des Verts historiques".

Eva Joly était une juge pourfendeuse des multinationales prédatrices et de la finance déréglée, attirée par Bayrou qui l’a déçue, et qui a pris le risque de s’engager à nos côtés en 2009. Sur trois élections, les groupes locaux se sont battus pour l’avoir sur leurs estrades et accolèrent sa photo à celle de leurs candidats. Je me souviens de son intervention à ma législative partielle de Poissy : elle a subjugué l’auditoire et rallié à Europe-Ecologie les militants de l’association citoyenne locale. Adhérents, coopérateurs et sympathisants proches d’Europe-Ecologie savent lui devoir une bonne partie des succès des deux dernières années. Il est incompréhensible que des cadres Verts ne l’aient pas senti. Il est honteux que certains aient pu, une fois Hulot entré en lice, insinuer que Eva était vraiment trop mauvaise, tout juste bonne à ânonner des fiches (il était bien temps de s’en apercevoir !).

Certains diront : « Bon, elle était calibrée pour gagner la primaire chez vous, pas pour gagner les élections présidentielles » On ne le lui demande pas. Personne ne pense qu’elle (ni Hulot) battra le candidat socialiste au premier tour et Sarkozy au second. On lui demande de faire un bon score de façon à peser sur l’entre-deux tour, et par là peser sur le gouvernement intérimaire entre la présidentielle et la législative, et par là de faire gagner le plus de candidats écologistes aux législatives. Pour cela nous avons besoin d’une femme aux convictions solides, combative et qui soit déjà une femme d’Etat : toutes les caractéristiques qui opposent Eva Joly à Nicolas Hulot.

La question est donc : à partir des sondages qui donnent aujourd’hui Eva (et Nicolas) dans les mêmes eaux que Mélanchon ou Borloo, quels sont ses atouts pour faire progresser le vote écologiste vers la gauche et vers le centre ?

Le vote de 2012 sera certainement marqué par la rage des Français(e)s contre la France du fric qu’incarne Sarkozy. L’austérité relative de l’image d’Eva Joly a pu jouer pour elle à la primaire et jouera certainement en 2012. Le vote anti bling-bling-TF1 a pu déjà jouer et jouera en sa faveur. De même : c’est une femme. De Lagarde à Aubry, cette semaine aura vraiment été la semaine des femmes. La France est grosse d’un désir de femme présidente, un peu comme les Américains avaient quelque part envie d’élire un afro-américain, et garde la nostalgie d’un coup raté en 2007.

Oui mais… Des critiques de fond s’élèvent contre ce choix « trop étroit » de la primaire.

- Eva n’est pas bonne à l’oral. J’en ai discuté dans ma déclaration en faveur de sa candidature : c’est un vrai argument, elle a des progrès à faire. Mais je ne pense pas que les quelques débats télévisés (en dehors de "deux grands") seront décisifs, et Eva est très bonne dans les interviews individuelles.

- Eva est trop à gauche, elle risque de prendre des voix au PS et elle ne leur servira pas à rallier des voix au centre.

Cet argument, extrêmement politicien, peut se retourner. La déclaration de Nicolas sur sa complicité avec Borloo peut faire croire au contraire aux électeurs du centre (dorénavant très anti-Sarko), que le seul vote anti-Sarko sera le vote PS dés le premier tour (ou alors Bayrou).

Le plus stupéfiant dans cet argument, qui portait jusque chez certains anciens Verts, c’est qu’il a servi depuis 2009 à taper contre Dany Cohn-Bendit et son initiative d’avoir invité Eva Joly parmi les têtes de liste des européennes : "Eva Joly est une centriste qui a failli être sur la liste Modem, donc Dany veut enchaîner l’écologie au centre " !

Merveille qu’Eva, la centriste qui séduit les gauchistes, et devient la candidate de Jeudi Noir ? Pas forcément. Stéphane Hessel connaît la même trajectoire. Et séduit aussi les jeunes, ce qui rive le clou à l’objection JVP de la « vieille éthique ».

Ce qui nous amène au seul vrai débat de sa candidature : comment être à la fois la candidate des « indignés » tout en étant propositionnelle, tout en jouant le jeu d’un débouché institutionnel ? Bref comment tenir entre Mélenchon et Le Pen sans faire du Mélenchon ni du Le Pen ? Le simple fait de son décalage « physique » (et notamment sa voix, justement) et professionnel (une juge) offre déjà des éléments de solution. Mais c’est bien le débat de fond (voir le débat sur C dans l’air juste après sa candidature), et la primaire contre Hulot a occulté ce débat essentiel. Je relis avec nostalgie les débats de cet époque (ici sur mon blog : « Eva et les crises de l’été ». Bon, ce ne fut pas entièrement du temps perdu, grâce à Nicolas.

Dernier détail, ce qualificatif "petit" que j’ai attribué à ces médias qui m’ont interviewé. Il y a là aussi une sorte de lutte de classes à l’intérieur de la planète médiatique. Des journalistes me confient avec amertume le refus par Hulot des interviews chez eux, comme s’ils n’étaient pas dignes d’un grand journaliste de TF1. Au contraire, Eva Joly ne leur a jamais refusé...

Je me souviens de ma propre primaire face à Noël Mamère, qui passait en boucle sur Antenne2. Je devais me « contenter » de France culture... Un jour, je prends un taxi pour la maison de la radio où m’attend, je crois, Radio France Internationale. Sans faire mine de me reconnaître, le chauffeur de taxi bougonne, vitupère contre l’état de la France, me sort "Il n’y a même plus de chanson française", me demande "Pour vous, c’est qui le plus grand chanteur français ?" N’osant citer Léo Ferré, je risque : « Charles Trenet ? — Oui, bon, si on veut, mais Ferré c’est bien aussi, non ? Tenez,écoutez ça ! » et il embraye une cassette. Je reconnais les premières mesures, et entonne : "Cette robe de dix sacs / Ces cheveux en vrac/ Ce rien qui t’habille/ Ça m’va ...". Nous arrivons devant la Maison de la Radio. Il se tourne vers moi : "Alors, Monsieur Lipietz, vous voyez que l’on peut être connu sans passer dans les grands médias ! "

A propos de médias : comment conclure sans saluer la libération et le courage de Stéphane Taponnier et Hervé Ghesquière, leur réponse cinglante à Sarkozy et Guéant qui leur avait reproché de s’être exposés, et le mot de leur directeur de l’information, Thierry Thuillier : « Notre honneur, c’est d’aller sur le terrain, et nous continuerons à le faire ».

L’honneur professionnel… Les femmes et les hommes politiques font un métier moins risqué, en général. Mais on (un photographe de presse, d’ailleurs) avait aussi reproché à Ingrid Betancourt d’avoir pris trop de risque en roulant vers San Vincente del Cagan, seule municipalité tenue par un maire Vert d’où l’armée venait de déloger les Farc. J’ai dû, pendant des années, expliquer que pour les « politiques » aussi, l’honneur exige, parfois, de prendre certains risques.



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