Depuis vendredi, la tragédie japonaise mobilise toute l’attention, éclipsant même la contre-révolution arabe : les dictatures se sont ressaisies, et comme en 1848 contre-attaquent. Pourtant, il faut bien continuer le boulot : les cantonales, car justement c’est en organisant la conversion verte, en économisant l’énergie, que l’on peut espérer sortir du nucléaire. Et le Conseil Général a pas mal de clés en main.
Muet d’horreur, je regarde parfois (pas trop) les images télé d’un Japon transformé en Dodes’kaden. J’ai connu, et je connais l’odeur de mort qui va avec : j’étais au cœur du tremblement de terre de Mexico (30 000 morts). Une des plus émouvantes images est pour moi celle du stade de la ville fantôme de Minami-Sanriku, le terrain de foot transformé en drapeau « SOS ».
Le formidable déchaînement des forces naturelles contre le peuple japonais (maintenant la neige pour empêcher les secours !) soulève à nouveau, après Haïti, toute la question de l’inévitable, du tragique et de la responsabilité humaine. Au-delà de l’émotion, de l’empathie envers ces inconnus ou ces amis (j’ai beaucoup d’amis au Japon et je devais justement m’y rendre ce printemps), il nous faut affronter ce problème du mal qui vient de nulle part, ou d’une providence sanguinaire.
C’est un très vieux débat sur lequel Voltaire et Rousseau s’étaient déjà affrontés lors du tremblement de terre qui avait détruit Lisbonne. J’avais écrit, à propos du tsunami indonésien et de la tragédie d’Haiti, que j’étais plutôt d’accord avec Voltaire (la férocité du destin), et des lecteurs s’étaient récriés :" Mais non, c’est la faute à la pauvreté, donc au colonialisme !".
Bon cette fois, c’est le Japon, un des 3 pays les plus développés et les plus riches du monde, le sommet mondial de la haute technologie et de l’organisation minutieuse de la société...
Mais ce qui est vrai pour le tsunami et le tremblement de terre eux-mêmes n’est plus vrai du tout pour la catastrophe nucléaire, au contraire. L’humanité, et plus précisément les nucléocrates japonais, et tout le lobby nucléaire mondial, sont directement responsables et coupables pour l’implantation d’une industrie aussi dangereuse à un endroit aussi dangereux que le Japon.
À l’heure où j’écris ces lignes, nous ne savons pas si l’accident se limitera à quelques fuites à peu près maîtrisées (mais qui coûteront à terme quelques dizaines ou centaines de morts, ce qui reste dans la limite des accidents admissibles dans n’importe quelle industrie, même la menuiserie) ou si des rejets radioactifs massifs contamineront tout le Japon, si les vents emporteront ces rejets vers d’autres pays...
Nous entrons ici dans une des particularités des grands risques industriels : ils sont à la fois certains mais difficilement "probabilisables", c’est-à-dire qu’on peut difficilement chiffrer leur fréquence d’apparition, et en plus diffus et statistiques dans leurs effets. On évalue par exemple que Tchernobyl provoquera 60 000 morts à terme, mais on ne sait pas lesquels !
Dans ces conditions, il faut passer du principe de responsabilité civile au principe de précaution. C’est à la puissance publique d’interdire des activités faisant peser sur la société, voire sur l’humanité, des risques aussi énormes. Or c’est le contraire qui se produit avec le nucléaire, en France notamment. On pose que l’industrie nucléaire n’a pas à s’assurer contre les risques qu’elle fait peser, alors que par exemple on trouve normal que British Petroleum, Total ou Exxon paient pour les marées noires que ces firmes provoquent. Il s’agit là d’une subvention colossale accordée par l’Etat au nucléaire : il est dispensé de responsabilité même civile, du moins pour les accidents de niveau 6 ou 7 !
Mais, du moins, l’accident Japonais fonctionne comme une leçon en vraie grandeur sur ces problèmes de "gestion des risques".
Un exemple : les écologistes mènent depuis des années un débat sur la question des petites doses, qu’il s’agissent des petites doses d’exposition au nucléaire, ou des petites doses d’exposition aux produits chimiques dangereux, tels les pesticides.
S’agissant des pesticides, la réglementation porte sur les « doses journalières admissibles », comme l’explique fort bien le remarquable documentaire de Marie-Monique Robin hier sur Arte, Notre poison quotidien On fait comme si l’accumulation des pesticides et autres produits chimiques ingurgités au fil des années n’avait pas plus d’effet qu’une exposition ponctuelle en une journée. C’est totalement ridicule : l’organisme humain n’est pas programmé pour éliminer les substances chimiques. Une dose faible cumulée pendant des années peut devenir fatale, et même une petite dose totale peut être dangereuse si elle interagit avec d’autres facteurs. En outre, on se rend compte de plus en plus que le moment même où l’on ingurgite un poison chimique peut avoir un rôle décisif. Ainsi, les pesticides et autres « perturbateurs endocriniens » peuvent provoquer l’autisme chez le nouveau-né quand la mère a été exposée, même à plusieurs kilomètres du champs aspergé, à la huitième semaine de sa grossesse.
Il en est de même avec le nucléaire. Il est d’ailleurs assez intéressant de constater que les règles de protection du nucléaire incluent déjà une "clause de la dose cumulée". Les journalistes nous apprennent à évaluer les bouffées de rejets des réacteurs de Fukushima en terme de « milliSievert par heure », en nous rappelant qu’1 mSv de radioactivité artificielle (*) est la dose tolérée pour un an (voir la rubrique Sievert sur wikipedia). Et nous apprenons à calculer : la ville de Tokyo a été balayée pendant 2 heures et demi par un nuage à 0.4 mSv/heure, donc la population a pris ce matin-là ce qui est autorisé pour un an....
Dans ces conditions il est absolument « indécent », pour reprendre la propre terminologie du Premier ministre François Fillon, de critiquer les écologistes français, qui se battent, parfois au péril de leurs vies (comme à Malville) depuis plus de 30 ans contre le développement du nucléaire en France, parce qu’ils se saisissent de cette « leçon de choses ». Oui, la tragédie japonaise ne pouvait être prévue, mais ce qui était certain, c’était qu’un accident aurait lieu, un certain temps après Tchernobyl, quelque part dans le monde. Ce qui est certain, c’est qu’un autre accident de niveau 6 ou 7 aura lieu un jour. Et cette certitude engage la responsabilité et la culpabilité des nucléocrates. Le jour où un tel accident aura lieu en France, les victimes seront, tout autant que celles du sang contaminé, habilitées à demander des comptes en justice aux hommes politiques et aux dirigeants industriels qui nous ont imposés cette technologie.
Tout aussi indécente fut la cérémonie en défense du nucléaire organisée mardi à l’Assemblée nationale par tous les vieux partis politiques, à l’exception de la poignée de députés verts.
Bien sûr, les singularités de la tragédie japonaise, comme celles de Tchernobyl, seront invoquées par ces irresponsables : "ça ne peut pas arriver chez nous".
Certes la France n’est pas aussi sismique que le Japon. Mais toute la zone méditerranéenne présente un risque non négligeable de tremblement de terre, comme nous le rappellent régulièrement les tremblements de terre italiens, grecs ou turcs, ou encore une fois la destruction de Lisbonne au 18ème siècle. Au nom de cet argument, il faut donc immédiatement arrêter : le centre de Cadarache (et la construction d’Iter), Donzère etc., et même Fessenheim (car l’Alsace aussi est sismique).
On nous dira : oui, mais EPR est plus solide que les centrales japonaises. Peut-être, sauf qu’on n’arrive pas à le construire. Et d’autre part, les centrales dont il est question en France ne sont pas des centrales EPR. La centrale de Fessenheim, par exemple, fonctionne déjà, comme celles de Fukushima, bien au-delà de sa durée de vie prévue à l’origine. Au nom de cet argument, la France, comme l’Allemagne, doit fermer immédiatement ces centrales qui ont dépassé la durée de vie prévue à l’origine.
Et d’ailleurs, il n’y a pas que les tremblements de terre... D’autres catastrophes naturelles (d’ailleurs parfois d’origine humaine, comme la montée irréversible de la fréquence des tempêtes avec l’effet de serre), menacent tout autant les centrales nucléaires. Rappelons que la centrale du Blayais, sur la Gironde, a été envahie par les eaux lors des grandes tempêtes de 1999, et a dû fermer en catastrophe ses 4 réacteurs. Au nom de l’argument du « terrain », il faut immédiatement fermer Le Blayais.
Et enfin, rappelons que les catastrophes nucléaires ne viennent pas que de la nature mais parfois de l’erreur humaine comme...Tchernobyl. Au nom de cet argument, il faut sortir du nucléaire. Sans compter les autres raisons, telles la prolifération du civil au militaire (n’oublions pas l’Iran et la Corée du Nord !), ou l’insoluble question des déchets. A Fukushima-Daichi, c’est un réacteur éteint, le n°4, qui pose le plus de problèmes, à cause de la « piscine » désormais non refroidie où sont stockés ses déchets !
Les Verts, après des décennies de combat pour sortir du nucléaire, ont accepté d’entrer au gouvernement de « majorité plurielle » en 1997, sur la base d’un compromis : on ne sort pas tout de suite du nucléaire, mais on ne construit plus aucune centrale et on ne prolonge pas leurs vies. Ils ont accepté ce compromis avec la social-démocratie pro-nucléaire, parce que mieux valait poser immédiatement certaines limites que laisser la droite construire indéfiniment de nouvelles centrales. Nous avions obtenus en outre l’arrêt immédiat de Super-Phoenix…
Il faut maintenant aller plus loin. Non seulement ne plus construire de centrale, mais arrêter celles qui sont trop vielles et celles qui sont exposées aux risques d’inondation ou de tremblement de terre. Et si nous ne voulons pas avoir à marchander la sortie du nucléaire contre, par exemple, une loi-cadre sur l’économie sociale et solidaire, ou le retour de la retraite à 60 ans, il serait bon que le plan de sortie du nucléaire fasse l’objet d’un débat et d’un referendum spéciaux.
Je viens de débattre avec un socialiste (sur France 24). Il me dit : « Mais nous devons d’abord relancer la croissance à 3% et nous aurons besoin du nucléaire ». Je ne me suis même pas lancé dans le débat abstrait sur « la croissance ». Il suffit de rappeler qu’une politique massive d’économies d’énergie nécessitera une croissance massive de l’emploi (et donc du PIB ) : les voilà, ses 3% !
Et c’est là que s’articulent les leçons de Fukushima et le débat des cantonales. Que ce soit pour lutter contre l’effet de serre ou pour sortir du nucléaire, nous avons besoin d’un immense plan d’économies d’énergie (et secondairement d’énergies renouvelables). Or les Conseils généraux, par le volume de bâtiments qu’ils gèrent, sont peut-être le levier principal pour relancer la politique d’économies d’énergie. Comme ils sont le levier principal d’une conversion au bio et donc de la « sortie des pesticides ».
Ce que nous expliquons tout au long de cette campagne, avant comme après la tragédie japonaise et le docu de Marie-Monique Robin…
*) L’exposition naturelle est de l’ordre de 3 mSv par an. Des dommages corporels sont quasi certains à 100 mSiv, la mort rapide certaine vers 6 sieverts. Lors de l’accident de Tchernobyl, les responsables d’Europe de l’Ouest ont affirmé que l’augmentation de radioactivité artificielle due au passage du nuage était de l’ordre lde la radioactivité naturelle des maisons traditionnelles des régions granitiques. Les britanniques ont aussitôt déclenché des études épidémiologiques : oui, en Cornouaille, terre granitique, la fréquence du cancer est plus élevée ! Et l’on s’est mis à « chasser le radon » des recoins des maisons en granit.
PS. Le dessin est de Bengal.