Le grand écart d’Europe Ecologie
par Alain Lipietz

lundi 7 décembre 2009

On n’en peut plus douter : l’écologie politique est en train de bouleverser l’ensemble des représentations de ce qui est bien, beau et juste dans nos sociétés européennes et probablement américaines. Après 25 ans d’hégémonie du libéralisme productiviste, qui succédaient eux-mêmes à 25 ans d’hégémonie du fordisme (productivisme social), l’écologie politique séduit maintenant dans un arc de cercle immense, allant du centre-droit à l’extrême gauche. Mais, aux deux extrêmes, les difficultés sont grandes.

Cette montée (ou peut-être remontée) en flèche de l’écologie politique est due bien sûr aux urgences qui se précisent. De la même façon que l’invasion étrangère a rassemblé toute une classe politique, y compris les « Munichois » de droite et d’extrême gauche, de la même façon, les nouvelles terriblement alarmantes sur le front du climat ou de l’effondrement des espèces obligent une partie de la haute finance (comme les assureurs), de la haute administration, et même les plus nihilistes des anarchistes, à se préoccuper de ce qui se passe dans le rapport entre l’Homme et la nature…. Dans les nombreuses conférences auxquelles j’ai été invité à participer ces deux dernières semaines, j’en ai encore eu maints exemples. Je ne peux plus tout raconter, mais voici quelques cas significatifs.

Lundi 23 novembre, débat à l’Agro, Croissance verte : mythe ou réalité. L’amphi est bondé d’étudiants de l’Agro, de l’Ecole nationale du génie rural et des eaux et forêts, de l’ESSEC. Face à eux, nous sommes quatre : le Directeur de Veolia-Propreté, l’ex-secrétaire d’Etat au développement soutenable Nathalie Kosciusko-Morizet, le directeur de recherche à l’école des Mines de Paris Pierre-Noël Giraud, et moi. Assez vite, nous balayons l’expression « croissance verte » tout en concédant à VEOLIA que toute reconversion écologiste (et donc toute décroissance sélective) fera croître les industries chargées de la dépollution. Pierre-Noël Giraud et moi insistons sur le caractère éminemment social de l’écologie. Le développement soutenable, c’est celui qui « permet aux générations présentes de satisfaire leurs besoins, en commençant par ceux des plus démunis, tout en permettant aux générations futures de satisfaire les leurs ». D’ailleurs, il est politiquement impensable que la majorité des peuples de la Terre soutienne un projet en faveur des générations futures s’il ne satisfait pas en même temps leurs besoins vitaux !

Les étudiants sont littéralement « scotchés ». À la fin du débat leurs professeurs me font remarquer que nous aurions pu les tenir toute la nuit. Je m’en étonne un peu. Les profs me confirment que les étudiants, notamment ceux des grands corps de l’Etat, ont viré leur cuti depuis deux ou trois ans.

Mais il ne faut pas se faire d’illusion : ces « nouveaux arrivants » sont bien ces jeunes de bonne volonté qui avaient choisi le titre de « croissance verte ». Un productivisme « vert » reste possible, privilégiant les agrocarburants, la voiture électrique avec batterie hydrogène, c’est à dire rechargée par l’industrie nucléaire, et, d’une façon systématique, plaçant la production de nouvelles énergies vertes au-dessus des économies d’énergie. Je constaterai avec stupéfaction dans une motion proposée par un groupe de membres du Conseil National des Verts, à propos de la solidarité Nord/Sud, que même dans le parti de l’écologie politique censé le plus conséquent, on oublie de mentionner les économies d’énergie et d’exclure agro-carburants et nucléaire, dès qu’on parle de développement au Sud ! Ce qui n’est pas le cas des eurodéputés verts, qui sur ces sujets travaillent main dans la main avec le Réseau Climat-Développement.

Parallèlement, il n’est pas sûr que tous les « nouveaux écologistes » se rendent compte que l’écologie commence sur les lieux du travail, avec la lutte contre la gestion par le stress, le « crash management ». C’est pourtant là que commence le rapport des hommes et des femmes à la Nature, c’est la que le productivisme meurtrit en premier les corps et les âmes. C’est ce que je vais expliquer à un forum de Grandes écoles d’ingénieur, à Besançon, c’est ce que je vais répéter à un nouveau meeting de la fondation Copernicà la Bourse du travail de Paris, le 1er décembre, où je remplace Cécile Duflot.

A ce meeting se succèdent les messages politiques de la gauche et de la gauche de la gauche (de Hamon à Arthaud en passant par Besancenot et Mélenchon : une première !) et les témoignages bouleversants des sociologues. Une journaliste manifestement insensible aux tragédies qui viennent de nous être contées me pose une seule question à la sortie : « Vous faites meeting avec Bayrou sur Copenhague et avec Besancenot sur les accidents de travail. N’est-ce pas faire le grand écart ? ». Eh oui. Voila ce que c’est, que de faire de la politique, non pour le « positionnement », comme on dit maintenant, mais sur des contenus.

À l’inverse, la tentative des trotskistes, ou d’autres groupes à la gauche de la gauche, de « verdir » précipitamment leur anti-libéralisme aboutit une véritable cacophonie assez démobilisatrice dès qu’il s’agit de s’inscrire dans la mobilisation mondiale sur le climat. S’infiltrant précipitamment dans de vieilles ONG, ou en créant de nouvelles, satellites de leurs groupes politiques, ils repeignent en vert foncé leur ancien discours protestataire, sans qu’on ait vraiment l’impression qu’ils se soient posé la question des nouvelles temporalités et spatialiés qu’impose le combat écologiste.

Car il y a une grosse différence entre les idéologies révolutionnaires de type marxiste (tel que le maoïsme et le situationnisme, pour prendre des exemples apparemment opposés) et l’écologie politique. Ces idéologies révolutionnaires peuvent à la limite « attendre » que le prolétariat soit assez mûr pour faire la révolution. Elles peuvent même se contenter de faire la révolution « chez soi ». L’internationalisme est, pour ces idéologies, une protection contre les ingérences des pays restés encore capitalistes, et qui peuvent attaquer les expériences socialistes.

Ce découplage spatio-temporel est totalement impossible pour l’écologie politique. Par exemple, dans la lutte contre le changement climatique, les écologistes savent que, chaque jour qui passe, de nouveaux millions de tonnes de gaz à effet de serre sont émis n’importe où dans le monde, s’ajoutant au stock déjà existant, perturbant le climat sur l’ensemble de la planète, et ils y resteront pour 150 ans. Aucune révolution écologiste ne pourra récupérer ces gaz avec un filet à papillon. Diminuer, par quelque moyen que ce soit, et donc au prix de compromis diplomatiques, la production mondiale de gaz à effet de serre instantanée est donc pour l’écologie politique un impératif.

De la même manière, les écologistes savent qu’aucune armée ni milice populaire verte ne pourra garantir la préservation écologiste de la planète si tous les pays, quel que soit leur degré de prise de conscience, ne s’y mettent pas. Certes, pour réaliser un développement soutenable, il faut « agir localement », mais il faut aussi négocier des contraintes s’appliquant d’ores et déjà aux pays du monde les moins « convertis » à l’urgence écologiste.

C’est justement ce qui se négocie aujourd’hui à Copenhague. Les Verts au Parlement européen, en alliance avec une partie des communistes, ont réussi une incroyable percée, le 25 novembre, en faisant adopter un mandat de négociation extrêmement avancé, réparant la capitulation du paquet Energie Climat de décembre 2008. Par une manœuvre en plénière, la droite européenne (PPE) a réussi à instiller, dans cette excellente résolution, un petit amendement présentant le nucléaire comme une des solutions à la crise climatique. Nonobstant cet amendement sans importance pratique, le groupe Verts a bien entendu voté pour cette résolution, qu’ils ont largement contribué à écrire.

Ce vote a aussitôt provoqué la colère des « protestataires », qui se sont déchaînés sur le Web contre les députés Verts, condamnant, bien au-delà de cette phrase sur le nucléaire, l’ensemble des négociations de Copenhague et le système des quotas d’émission, pierre angulaire, depuis 1992, d’une planification en terme physique de la décroissance des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial.

J’ai rédigé une réfutation à ces critiques que vous trouverez ici, sur le site d’Alternatives économiques.

Vendredi 4, le sénateur vert Jacques Muller accueille la « Caravane du Sud » en route vers Copenhague. Ce sont des ONG du Tiers monde, dont des peuples indigènes. L’eurodéputée du Front de Gauche Marie-Christine Vergiat vient chanter les mérites de la résolution du 25 novembre. J’enchaîne en saluant avec joie le représentant des indigènes du Cauca que j’avais déjà rencontré à la Florida (Colombie).

Nos deux discours sont très applaudis. Ça n’a pas l’air de plaire à certains des « accompagnateurs » de la marche, et une indigène en huipil maya témoigne de son mécontentement. A la sortie je vais discuter avec elle en espagnol. « Mais mon organisation du sud du Mexique est très contre ces marchés de carbone. – L’important n’est pas le marché, mais d’imposer des quotas de plus en plus petits. - On n’a pas besoin de quotas, nous ! On organise un développement soutenable chez nous ! – Et on impose quoi aux Etats-Unis ? – Oh, mais les Etats-Unis, ils font ce qu’ils veulent !! »

Je suis sidéré. Je me souviens des premières années de lutte contre le changement climatique, avant Rio, quand il nous fallait apprendre les mécanismes du « forçage radiatif positif ». Il a fallu apprendre à expliquer ça aux femmes et aux hommes qui ne savent pas ce que peut être la « fenêtre optique » d’une molécule de l’atmosphère, mais on y est arrivé. En dix ans de débats avec les organisations indigènes des Andes ou de la « Cuenca amazonica », je n’en ai jamais trouvé une qui n’ait compris que l’effet de serre, c’est produit en faisant rouler des voitures ou en brûlant des forets, mais ça touche tous les pays du monde à la fois. Croire qu’on lutte contre l’effet de serre sans se soucier de ce que fait le voisin, comme si on luttait contre par exemple la déforestation de son territoire, qui a pu mettre ça dans la tête de cette Mexicaine ?



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