Shoah, Etat, SNCF : le tournant ?
par Alain Lipietz

vendredi 6 février 2009

Ce Vendredi est le grand jour de la semaine : l’audience de l’assemblée du Conseil d’État, sur la responsabilité de l’État français pour sa participation à la Shoah. Ce fut une semaine de plénière à Strasbourg et de campagne pour les européennes, où Dany Cohn-Bendit m’a demandé d’être son porte-parle : je raconterai plus tard. Mais vite, il faut que je vous raconte ce vendredi.

La matinée commence par un débat à Sceaux, organisé par l’AFCCRE, sur les rapports ente Europe et collectivités locales. J’y interviens surtout pour conseiller le public d’élus locaux (municipaux, départementaux, régionaux) sur les possibilités ouvertes par les arrêts de la Cour de justice en matière de marchés publics, afin de leur permettre de mettre en œuvre la stratégie de Lisbonne, qui est celle d’un « un État social actif et dynamique dans le domaine de l’environnement, de l’emploi et du développement économique ». Mais déjà mon esprit vogue vers le Conseil d’État, dont la séance doit commencer à 14h. Je m’éclipse pour filer en RER jusqu’au Palais Royal. Là, une dame me prend par le bras pour fendre la foule : « On a réservé les premiers rangs du public aux personnes concernées ».

Je ne suis pas « personnellement » concerné. Ce qui s’ouvre aujourd’hui est un volet décisif de la longue histoire de la reconnaissance, par l’État français, de sa participation au plus terrible des crimes contre l’Humanité du siècle dernier, la Shoah. Dans cette longue histoire, le procès intenté par notre père et notre oncle contre l’État et la SNCF, aura peut-être été – les historiens le diront – un maillon décisif. Mais le couronnement de l’affaire commence aujourd’hui. Résumons d’abord les chapitres précédents avant de raconter cette audience.

Résumé des chapitres précédents

À la Libération, le Général De Gaulle, conseillé par René Cassin, invente la fiction juridique du non-État vichyste. L’ordonnance du 9 août 1944 rétablissant la République en France continentale abolit tous les « actes dits-lois » de Vichy, mais précise curieusement que chacun devra être aboli « expressément ». Et, dans la foulée, l’ordonnance abolit les lois antisémites de Vichy. Autrement dit, cette ordonnance reconnaît que tous les autres actes de Vichy restent valables pour la République rétablie, à moins qu’ils ne soient ultérieurement abolis. Par exemple, l’avancement des fonctionnaires ayant servi Vichy se poursuit, les monuments classés par Vichy le restent, etc.

Par une série d’arrêts autour de 1946, notamment « Ganascia » et « Demoiselle Remise », le Conseil d’État formalise cette fiction juridique : « l’État Français » de Vichy n’ayant pas existé, nul ne peut se retourner contre la République Française pour lui demander réparation des torts dont il a été victime de la part de l’administration française (ses « fautes de service ») sous Vichy.

On en restera là pendant 55 ans : l’État s’est auto-amnistié. Mais en 2001-2002, deux nouveaux arrêts du Conseil d’État, l’arrêt Pelletier (qui reconnaît à la République Française le droit d’indemniser en particulier les Juifs déportés), et surtout l’arrêt Papon (qui reconnaît à cet ex-préfet le droit de faire prendre en charge par l’État une partie des réparations auxquelles il a été condamné, au civil, pour participation à la déportation des Juifs de la région bordelaise), entrouvrent la porte. Oui, le Conseil d’État reconnaît dorénavant (mais entre les lignes) qu’il y a eu continuité de l’État français, et que l’État français d’aujourd’hui, en tant que tel, est bien partiellement comptable des crimes commis par le régime de Vichy. Ces deux arrêts sont la conséquence d’une évolution considérable des mentalités, accélérée par le fameux discours du Président Chirac de Juillet 1995, lors de l’anniversaire de la « Rafle du Vélodrome d’Hiver », avec ses mots célèbres : « La France a commis l’irréparable. Nous avons à l’égard des victimes une dette imprescriptible. »

Or, notre père, notre oncle et leurs deux parents avaient été dénoncés comme juifs en 1944 à Pau, par des Français. Arrêtés, ils avaient été, sous l’autorité de la super-préfecture de Toulouse, transportés par un train de la SNCF jusqu’au camp de Drancy, dans des conditions dantesques (cf les témoignages de mon père et de mon oncle.) Là, ils avaient été gardés par des gendarmes français, jusqu’à la fuite des Allemands devant l’insurrection parisienne. Encore avait-il fallu que le consul de Suède, Nordling, intervienne pour dire aux gendarmes de libérer les prisonniers restants.

Autrement dit, la déportation avortée de notre père et de sa famille s’était déroulée entièrement en territoire français et entre des mains françaises. Un cas en quelque sorte presque chimiquement pur. Toute sa vie, mon père avait cherché à ce que justice soit faite. Il avait demandé à se porter partie civile lors du jugement par contumace d’Alois Brunner, le chef SS du camp de Drancy. Il avait lui-même rédigé son faire-part de décès où il avait tenu à rappeler la culpabilité et des nazis allemands, et de leurs complices français.

Ce fut le coup de génie de son gendre, l’avocat Rémi Rouquette, de comprendre immédiatement que les arrêts Pelletier et Papon renversaient la jurisprudence Ganascia et refermaient, au bout de plus d’un demi-siècle, la parenthèse de la fiction juridique du non-État vichyste. Il était désormais enfin possible de se retourner contre les crimes de l’État français et de son service public, la SNCF. Hors de question (contrairement à l’affaire Papon) de viser au pénal un fonctionnaire particulier : tous étaient morts, et par exemple le chef de gare de Toulouse avait été exécuté par les FFI lors de la libération de la ville. De toute façon, notre père voulait dénoncer un système, l’État devenu machine de mort, et non pas des individus particuliers. Mon père et mon oncle avaient donc demandé réparation à l’État et à la SNCF, et devant leur refus, porté l’affaire devant le tribunal administratif de Toulouse, lequel, par un jugement désormais célèbre, leur avait fait droit, accordant 15 000 euros d’indemnité pour chacun des 4 déportés, dont 1/3 à la charge de la SNCF.

L’État avait accepté la condamnation, sans doute d’autant plus facilement que le jugement de Toulouse reconnaissait que cette dette était prescriptible (depuis 1831, les dettes de l’État non réclamées sont prescrites au bout de 4 ans). Mais, selon le jugement, la prescription court à partir du moment où la victime a connaissance du fait qu’elle peut rechercher cette indemnisation, c’est-à-dire depuis l’arrêt Papon : mes parents étaient évidemment « dans les clous ». En revanche, la SNCF avait fait appel, obtenant finalement gain de cause sur la « compétence » : le Conseil d’État avait déclaré que, la SNCF n’étant pas un service public ( !), la justice administrative était incompétente à la juger.

Lors du procès de Toulouse, le "commissaire du gouvernement" (équivalent du procureur, pour la justice administrative), Monsieur Truilhé, avait présenté de remarquables « conclusions », implacables dans la dénonciation des fautes de Vichy, y compris celles du Conseil d’État de l’époque. Mais il n’avait pas prononcé les mots fatidiques : « l’État français a commis un crime contre l’Humanité ». Cela résultait néanmoins de toute sa plaidoirie, et finalement du jugement lui-même.

Aussitôt rendu ce jugement retentissant, des centaines de victimes (octogénaires, nonagénaires... ou leurs enfants), découvrant avec stupéfaction qu’ils pouvaient finalement faire reconnaître les torts subits de la part de l’État et obtenir réparation, entendirent mettre leurs pas dans ceux de mes parents. Les premiers de cette nouvelle vague de procès en justice administrative commencent à être évoqués en 2008.

C’est alors que le tribunal administratif de Paris prend l’initiative, comme il en a le droit, de demander un avis au Conseil d’État. Il le fait en choisissant un cas « chimiquement encore plus pur » que celui de mes parents : la requête de Madame HG, fille de Monsieur K. Pour comprendre à quel point ce cas est chimiquement pur, il faut le raconter brièvement.

Monsieur K fait partie des « billets verts ». Il s’agit des tout premiers Juifs internés au printemps 1941 par le régime de Vichy, en vertu des lois anti-juives qu’il a promulguées dès l’automne 1940. Il faut souligner que ces lois sont techniquement rédigées par un éminent juriste, membre du Conseil d’État, qui continuera une brillante carrière : il rédigera à la Libération, à la demande de Jean Monnet, le traité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), et sera l’un des premiers procureur de la Cour de Justice des communautés européennes ! Comme on voit, ces lois infâmes de 1940 sont un beau produit des capacités de la justice administrative française (on peut arguer bien sûr que les juristes chargés de mettre en forme les lois racistes, en France comme en Allemagne, ont cherché à limiter les dégâts).

Début 1941, et en vertu de la « loi » du 4 octobre 1940, le régime de Vichy commence donc à arrêter des Juifs pour les envoyer en camp de concentration dans le Loiret, à Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Le mécanisme de l’arrestation est simple : ces Juifs reçoivent une innocente convocation (le fameux « billet vert ») pour se rendre au commissariat le plus proche. Monsieur K, ainsi convoqué, se rend au commissariat de son quartier parisien, accompagné de sa fille. Là, le commissaire lui glisse : « Filez vite, je dois vous arrêter ». Il ressort du commissariat et, alors qu’il traverse une rue, est interpellé par des policiers sous les yeux de sa fille, et déporté dans un des camps du Loiret. Nous sommes encore à un an de la conférence de Wansee, qui décrètera la « solution finale », à un an et demi de la rafle du Vel d’hiv !

Quand celle-ci aura lieu, les autorités française videront vers Auschwitz les camps du Loiret, le premier ministre Laval obtenant des Allemands réticents de déporter aussi les enfants. Parti de la gare d’Austerlitz dans le convoi numéro 1, Monsieur K disparaîtra à Auschwitz. Sa fille (qui survivra cachée), aujourd’hui, demande réparation à l’État français et à la SNCF, pour les dommages (épouvantables et irrémédiables) subis par son père, et pour les dommages psychologiques profonds subis par elle-même.

Le tribunal administratif de Paris a donc excellemment choisi ce cas exemplaire : il ne s’agit pas d’un Juif arrêté à la demande des Allemands mais bien d’un Juif arrêté et envoyé en camp de concentration par l’antisémitisme d’État français, lequel s’en débarrasse en le livrant à l’antisémitisme d’État allemand. La participation française à la Shoah est ici parfaitement claire, et si, contrairement à l’action intentée par nos parents en 2002, la "demandeuse" est une ayant-droit de déporté et non une déportée, elle fut aussi une victime directe et il n’en reste plus beaucoup. En outre, le commissaire a essayé d’enrayer la machine : ce n’est pas le crime d’un fonctionnaire, mais de l’État.

(Pour la vision de ma sœur Hélène à la veille de l’audience, voyez son blog. Et pour la suite, remonter à l’onglet "L’audience".)

++++L’audience

L’avis demandé par le tribunal administratif de Paris au Conseil d’État porte (je résume) sur trois questions :

1) Les fautes commises par l’État français peuvent-elles être considérées comme imprescriptibles ?

2) S’il y a prescription, à partir de quand court-elle ?

3) Si indemnisation il doit y avoir, pourrait-elle prendre la forme d’un euro symbolique ? Ou sinon, faut-il en déduire les indemnités déjà reçues par les victimes ou leurs ayant-droits à titres divers ?

À l’issue d’une procédure écrite, on va plaider aujourd’hui, sous la forme de déclarations lues par les avocats d’une part, de l’autre par le « rapporteur public » (nouveau nom, plus compréhensible, du « commissaire du gouvernement »), et ce, devant la formation la plus solennelle du Conseil d’État, la « formation d’assemblée ». Et c’est effectivement très solennel.

Dans la grande pièce impressionnante siègent tous ces juges éminents. Il y a quelques rangées de chaises pour le public, avec le gratin du droit administratif, les avocats des affaires similaires, des journalistes (Elkabach à côté de moi). Le reste de la foule se presse dans l’antichambre. Malgré la solennité de ce qui va se dire, certains n’ont pas coupé leurs portables, qui sonneront de façon incongrue. On n’a pas le droit d’enregistrer, et mon compte-rendu ne sera qu’un résumé assez subjectif.

D’abord se lève l’avocat en Conseil d’État, Maître Boulez, qui prend le relais, à ce niveau, de Me Anne-Laure Archambault, l’avocate au Tribunal administratif de Madame HG. Il place tout de suite le débat à son niveau historique : « L’État français peut-il être condamné pour crime contre l’Humanité ? » Remarquable plaidoirie, s’appuyant (et là, on sent qu’un cran nouveau a été franchi depuis le procès de Toulouse) sur la jurisprudence internationale relative aux crimes contre l’Humanité, y compris les arrêts du Tribunal Pénal International sur la Yougoslavie, de la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme, de la Cour de Justice de La Haye, etc. Les lecteurs de mon site connaissent : j’ai organisé, avec la revue Mouvements, un colloque sur ce sujet.

Me Boulez ne dit pas un mot de la SNCF, il ne dit même pas un mot du cas particulier de sa cliente et de son père. Il démontre avec une extrême rigueur et une émotion contenue, que oui, en droit, l’État français a commis un crime contre l’Humanité, que ce crime est imprescriptible, que cette imprescriptibilité est attachée à la nature du crime et non pas à la juridiction devant laquelle il est évoqué. Il se refuse donc à répondre à la deuxième question (sur le point de départ d’une éventuelle prescription).

Il enchaîne par conséquent sur la troisième question, et rejette avec la plus grande fermeté ce qu’il appelle la « proposition » de l’euro symbolique. Les dommages subis par Monsieur K et par sa fille sont effectifs, et n’ont rien de symbolique. Il rappelle que la notion de réparation symbolique ne vise que les cas où la culpabilité est établie, mais pas véritablement le dommage. (J’ajouterai pour les lecteurs, mais il est inutile de le rappeler aux juges, que le caractère monstrueux, hors de toute mesure, irréparable, de la Shoah n’empêche pas qu’elle a eu des victimes particulières, torturées, assassinées, laissant des proches traumatisés. Or la justice décide tous les jours, au civil, des montants de réparation certes arbitraires mais effectifs pour des assassinats, des actes de barbarie, des douleurs inconsolables. Dans le cas de mon père, la Sécurité sociale avait même chiffré les séquelles de son traumatisme).

Enfin, s’agissant des différentes « indemnisations » reçues par les Juifs victimes de la Shoah, Me Boulez rappelle que soit il s’agit de pensions relevant de la solidarité nationale et non pas de la réparation des fautes de l’Etat, soit, quand il s’est agit de réparations, elles ont été versées par les autorités allemandes pour leurs propres fautes et non par l’État français pour les siennes.

Il se rassied. Et là-dessus prend la parole, on ne sait pourquoi, l’avocat de la SNCF. Pourtant, tout le monde sait aujourd’hui que la justice administrative française s’est déclarée incompétente sur le cas de la SNCF. Oui, mais voilà… À New York, où d’autres Juifs déportés ont porté plainte contre la SNCF, et où la SNCF plaidait qu’elle n’était qu’un rouage de l’État français, État souverain, et donc jouissant de l’immunité aux États-Unis (mais si elle est jugeable en France en tant que rouage de l’État, devant qui peut-elle être jugée si ce n’est devant la justice administrative ?!), la justice américaine vient de rendre son verdict. Par « courtoisie » (c’est le terme employé) envers un État de droit démocratique, la France, elle confie à la justice française le soin de juger les fautes de la SNCF ! La SNCF sait donc désormais que sa défense aux États-Unis s’est retournée contre elle, et que les États-Unis attendent désormais de la justice française qu’elle la juge. Les questions de prescription ou d’imprescriptibilité qui vont être jugées par le Conseil d’État ont donc une importance extrême, y compris pour elle.

L’avocat de la SNCF se montre fidèle à l’attitude de la SNCF à Toulouse. Hautain, désinvolte, persifleur, cent coudées en dessous du débat. En gros : les faits remontent à 1945. Depuis 45, il y a prescription. Si on essaie de faire partir le délais de prescription de plus tard, alors de quand ? De la date du rapport Bachelier montrant la responsabilité propre de la SNCF ? dans sa version de 1996 ? Dans celle de 2000, telle qu’elle fut présentée dans un colloque ? De l’arrêt Papon ? De l’arrêt Pelletier (2001-2002) ? De l’arrêt Lipietz ? De la publication de l’arrêt Lipietz au recueil Lebon qui vient de sortir en 2008 ? Ce n’est pas sérieux ! Il se rassoit. Il va recevoir une belle claque de la part du rapporteur public.

Celui-ci, Monsieur Lenica, prend la parole et remonte le débat au niveau où l’avait porté Maître Boulez. Mettant un terme à plusieurs décennies d’arguties, il demande à l’assemblée du Conseil d’État de dire enfin, et clairement, par une décision judiciaire (et non plus par une déclaration du Chef de l’éxécutif ou par une interprétation peut-être tirée par les cheveux de ses précédents arrêts) que oui, l’État français s’est rendu coupable de crime contre l’Humanité, et de demander à l’exécutif et au législatif d’en prendre acte. L’Etat français. Pas complice, coupable. (On remarquera pendant toute cette audience qu’il sera à peine question de l’occupant, de la convention d’armistice de 1940, etc.)

Après cette première partie très solennelle et émouvante, mais toujours ancrée dans les débats actuels sur les crimes des États contre l’Humanité et les droits des États à s’auto-amnistier, il propose ses réponses à l’avis demandé par le tribunal administratif de Paris. Elles tiennent en une phrase : « Le crime est imprescriptible, l’Etat français en est responsable parce que l’État français est continu, mais par ce fait même, la dette en réparation doit être prescrite au bout d’un certain temps, sinon, on pourrait remonter jusqu’à l’infini » (ou plus exactement jusqu’au partage de l’empire de Charlemagne !)

Cet argument ne manque pas de force et on devine déjà que le rapporteur, tout en entr’ouvrant les portes aux demandes en réparation pour le crime de la Shoah, cherche à protéger l’État français de demandes en réparation pour d’autres crimes dans le placard : l’Algérie, l’esclavage, la colonisation et pourquoi pas la Vendée, le ravage du Palatinat, la Saint-Barthélémy etc. À mon avis, le risque n’est pas très grand, car en admettant même que ces crimes soient réputés « crimes contre l’Humanité », l’indemnisation de chaque victime serait aujourd’hui fragmentée en tellement d’ayant-droits que plus personne n’aurait intérêt à intenter une action (quoique, pour l’Algérie...) Passons, Mais n’oublions pas cependant que le Parlement européen, comme je l’ai signalé sur ce blog, a, lui, bel et bien voté, et à l’unanimité, dans sa recommandation sur l’harmonisation des délais de prescription au civil pour les dommages corporels et mortels, que les dommages dus à des traitements inhumains (torture et esclavage) sont, au civil, imprescriptibles ! Curieusement, le débat d’aujourd’hui, inhabituellement ancré dans la légalité internationale, semble ignorer la légalité européenne.

Dette prescriptible, donc, et on sait que pour les dettes de l’État, la prescription est de 4 ans, suite à une manoeuvre du roi Louis-Philippe, en 1831, pour se défausser d’une vieille facture de blé contractée sous la Révolution Française... (On voit que l’État n’oublie jamais sa propre continuité quand il s’agit de ne pas payer ! ) Alors il n’y plus rien à faire pour « réparer » ? Avant de répondre sur ce point, le rapporteur fait curieusement un détour par la 3e question : « Que pourrait être la réparation ? »

Là, de façon classique en droit international des crimes contre l’Humanité, il distingue très nettement les réparations dues à chaque victime et la réparation due à la collectivité victime. C’est un point que j’ai abordé plusieurs fois dans ce blog : le gouvernement péruvien, par exemple, ne peut arguer, pour réparer le massacre d’un village des Andes par l’armée, du fait qu’il a payé une route d’accès au village. Il doit aussi indemniser chacune des victimes ou ses ayant-droits.

S’agissant des victimes individuelles, il énonce sans la démontrer la thèse surprenante selon laquelle on peut considérer qu’avec quelques 42 mesures spécifiques, tous les cas de figure ont été indemnisés ! Et, poursuit-il en renversant son argument précédent, s’il y a encore des « trous », une réparation collective symbolique devrait être considérée comme suffisante à les colmater.

Légère stupeur dans les rangs des demandeurs et de leurs avocats. Je sais très bien, depuis plusieurs années que je reçois des lettres de victimes de la barbarie nazie ou des collabos, que la plupart des victimes juives n’ont pas été indemnisées de quoi que ce soit, si ce n’est par les autorités allemandes pour leurs propres crimes. Le rapporteur se doute bien que sa conclusion personnelle sur ce point est assez faible, car il va se lancer dans une démonstration remarquable sur le deuxième point qu’il a laissé de côté, c’est à dire « À partir de quand court la prescription ». Ce qui est une manière d’indiquer que, malgré son opinion, chaque victime particulière peut toujours chercher à obtenir une réparation, si elle juge insuffisant ce qu’elle a déjà éventuellement reçu.

Et que dit-il ? « La dette est prescriptible, mais elle n’est pas encore prescrite ». En effet, explique-t-il, une dette en réparation implique 4 éléments : l’identification d’une faute, le montant de la réparation, l’identité de la victime bénéficiaire, et l’identité du fautif qui doit payer. Or, en matière de crime contre l’Humanité, le temps qui passe révèle plus nettement l’identité de l’auteur de la faute. Si le Conseil d’État pouvait avoir raison en 1946 de dire que le crime de la Shoah était imputable aux nazis allemands et à quelques chefs collabos qui ne représentaient pas l’État français, il n’en est pus de même aujourd’hui, les études menées au long des décennies ayant montré la profondeur de l’implication de tout l’appareil d’État français dans l’exécution de la Shoah. Magnifique argument, qui vaut évidemment aussi pour la SNCF ! (Mais le rapporteur a, d’emblée, précisé que, sur la SNCF, l’incompétence de la justice administrative a l’autorité de la chose jugée.)

Et donc, quelle est la date à laquelle on peut considérer, devant l’Histoire, et donc devant les demandeurs éventuels, que la culpabilité de l’Etat français est pleinement identifiée ? Eh bien justement (dit-il, s’adressant à l’assemblée du Conseil d’État), à partir du moment où vous allez rendre solennellement l’avis que l’État français, en tant que tel, a participé au crime de la Shoah !

Formidable renversement de situation : alors que tous les avocats « post-Lipietz » cherchaient désespérément à tirer le plus tard possible dans les années 2000 la date du début de l’éventuelle prescription, le rapporteur public Lenica vient de proposer jusqu’à 2014 pour solde de tous comptes ! Tête de l’avocat de la SNCF…

Le jugement est mis en délibéré et l’audience passe tout de suite au sujet suivant. La foule se retire. Nous commentons brièvement en famille cet avis qui a de fortes chances d’être suivi dans ses grandes lignes (sans doute pas sur l’opinion fort discutable que toutes les victimes indemnisables ont déjà été indemnisées. Plus vraisemblablement le Conseil donnera l’avis que les indemnisations éventuellement reçues seront déduites des réparations futures).

Je rentre chez moi assez confiant et avec une certaine fierté pour la justice française.



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