Débats à Lima
par Alain Lipietz

samedi 11 décembre 2004

Bon, j’accélère, ou je ne finirai pas de raconter ce voyage, et les fêtes approchent.

Après le grand moment de Cuzco, les réunions « en chambre » des trois jours suivants à Lima sont un peu plus fades, mais certaines rencontres très belles…

Bien sûr, il y a mon rôle officiel. Bien briefé par Alain (notre homme à Lima), je tiens partout le même discours, devant le Secrétariat de la Communauté Andine des Nations (la « Commission Andine et son Prodi », Allan Wagner), devant le vice-ministre des affaires étrangères, devant le président Toledo lui-même

Alain Lipietz et Alejandro Toledo, Président du Pérou

et devant la presse (3 programmes de télévision m’ont invité à débattre) :

« Une course de vitesse est engagée entre la désagrégation de l’Amérique du sud par des accords de libre-échange avec les grandes puissances économiques, et son intégration continentale. Nous, les Européens, savons que nous ne serions plus maîtres, aujourd’hui, de notre destin, si nous n’avions pas choisi il y a 50 ans la voie de l’unification. Donc, nous soutiendrons en Amérique du Sud l’unification et non la fragmentation. Nous refusons donc de négocier des traités de libre échange pays par pays (sauf le régime des préférences généralisées). Nous voulons traiter au moins avec la CAN et avec le Mercosur, directement, et nous serons pour des accords qui iront au delà du commercial et prendront en compte les droits humains, la démocratie. »

Mais surtout, ce que je garde de ce voyage, c’est les discussions avec les défenseurs des droits humains dans ce pays qui saigne encore de la plus atroce des guérillas, celle du Sentier Lumineux, et de la sale guerre que lui a fait l’armée péruvienne.

« Contrairement aux autres pays d’Amérique du Sud, nous explique Salomon Lerner, Président de la Commission Vérité et Réconciliation, c’est à la guérilla qu’il faut imputer l’essentiel de la terreur sur les populations civiles. Mais toute la société civile et politique est coupable. Fujimori pour avoir encouragé sciemment les crimes de guerre de l’armée, ceux qui l’ont précédé (Alan Garcia…) pour ne pas avoir voulu savoir, et toute la société urbaine et créole pour s’en être désintéressée tant que les victimes étaient des Indiens de la montagne. Si nous avons compté 70 000 morts et pas 35 000 comme on l’avait estimé, c’est parce que les 35 000 morts manquant n’étaient même pas inscrits à l’état civil. Officiellement ils n’étaient même jamais nés. »

Je revois aussi Rocio Villanueva, la vice-Défenseure du Peuple, qui continue le travail de la Commission Vérité, et nous explique le caractère nettement sexué des atrocités commises. Tous deux nous parlent des strictes conditions mises à l’amnistie et à la réconciliation : un exemple à méditer pour la Colombie.

C’est le thème qu’abordent spontanément Francisco Soberon et Diana Avila, qui s’occupent du retour des « déplacés » de la Violence. Comme je leur repose la question de Fernando (« pourquoi il n’y avait pas de manif des altermondialistes contre le sommet de Cuzco »), ils confirment ma réponse (« parce qu’ils n’étaient pas contre »). A ma question « Mais alors pourquoi n’ont-ils pas manifesté pour ? », ils répondent « Parce qu’au delà des mythes il n’y aucun travail concret de convergence des luttes au niveau du continent. Justement la naissance de la Communauté Sud-Américaine va nous donner l’occasion de nous y mettre. Nous, militants des droits humains, proposons par exemple de sud-americaniser la question colombienne, car il y a déjà des millions de réfugiés dans les pays voisins. »

Dernière rencontre : Javier Lajo, ancien président de la Coordination indigène.
Nous lui demandons comment il se fait qu’avec un passé si glorieux, et alors même que tout le monde s’accorde à attribuer aux « Rondas » armées des communauté indigènes la victoire sur le Sentier Lumineux, le mouvement indigène soit beaucoup plus faible ici que dans les autres pays andins.

« Précisément, dit-il, le Pérou était le centre de l’empire Inca et de la vice-Royauté espagnole. L’affrontement y a été plus terrible qu’ailleurs. L’éradication de la conscience de soi des indigènes y a été poussée avec plus de constance et de violence. Et la gauche a poussé à cette perte de la conscience de soi. Les Indiens ici se définissent comme ouvriers, comme paysans ». Et maintenant comme petits entrepreneurs, comme à Gamarra, pensé-je en me souvenant du livre de Portocarreiro et Tapia sur la conscience de classe péruvienne : ils parlent de « classisme » pour désigner cette tendance des indiens péruviens à se réfugier dans une définition socio-professionnelle pour échapper à leur infériorité de « cholos ».

Javier me montre la composition de la coordination qu’il essaie de rassembler : deux organisations explicitement indigénistes (une de la Sierra, une de l’Amazonie). Les autres sont simplement…. les deux confédérations paysannes du Pérou.



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