André Gorz, l’émancipé.
par Alain Lipietz

dimanche 30 septembre 2007

André Gorz a mis fin à ses jours, avec sa femme Dorine, lundi 24 septembre. Ils avaient presque le même âge, 84 ans, et étaient ensemble depuis plus d’un demi-siècle.

De tous les hommes qui m’ont « intimidé », André fut sans doute, après l’Abbé Pierre, le plus impressionnant. Je l’avais d’abord tranquillement connu par ses écrits, dans mon adolescence, quand se formait ma pensée politique : avec Stratégie ouvrière et néocapitalisme, 1964. Et puis bien sûr après 1968, dans ses articles du Nouvel observateur signés Michel Bosquet, dans son livre Réforme et révolution, 1969.

C’était exactement l’homme et la ligne politique qu’il me fallait. Comme tous ceux venus au marxisme à partir d’une tradition religieuse (Henri Desroches, Jean-Yves Calvez) ou humaniste, son problème était l’aliénation et l’émancipation. C’est-à-dire : comment devenir et demeurer une personne humaine malgré l’hétéronomie, la dictature quant aux fins et aux moyens imposée par le capitalisme à notre activité. Cette volonté d’autonomie jusque dans le travail s’appuyait, dans ses ouvrages de l’époque, sur l’émergence de nouveaux travailleurs qualifiés, des techniciens. Mais, quelques années plus tard, sous l’influence de l’ « opéraïsme » italien (Trentin et Foa dans le syndicalisme, Rossana Rosanda du côté de Il Manifesto), il étendrait ses préoccupations à « l’ouvrier-masse », aux OS de la grande industrie qui seront la base du projet de Potere operaio (Negri) et Lotta continua (Sofri, Viale), parents spirituels de la GOP (Gauche ouvrière et paysanne) française.

Justement, en 1970, et sous cette double influence italienne, s’était créé l’organe de la future GOP, L’Outil des travailleurs avec Marc Heurgon et de jeunes ouvriers qui sont restés mes amis, Yves Bucas, Alain Desjardins, Gérard Peurière… J’étais un jeune intellectuel disponible, ils me confièrent le boulot de rédac-chef. Et aussitôt, Marc m’emmena voir André Gorz. Plus terrorisé que moi au seuil de la porte, c’était déjà pas possible. Assis, penché en avant, avec son sourire littéralement ravissant, il plongea dans les miens ses yeux d’une clarté infinie, comme pour me demander « montre-moi si tu es intelligent, montre-moi si tu es un homme ».

Ainsi commença un échange intellectuel qui allait durer plus de vingt ans. Je lisais attentivement Michel Bosquet dans le Nouvel obs, et lui n’hésitait pas à y reprendre les thèmes et analyses de tel éditorial de L’Outil. Lorsque parut Crise et inflation, pourquoi ? en 1979, il écrivit dans le Nouvel Obs une recension ultra élogieuse se terminant par l’étonnant « Un homme, un vrai » qui me combla d’une perplexité absolue : il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’un ouvrage théorique (surtout comme Crise et inflation !) puisse avoir une quelconque valeur humaniste. Inutile de dire que cela n’arrangea pas ma timidité.

Mais cet éloge de l’émancipation n’était pas la seule chose que j’aie apprise de lui. Dans Réforme et révolution, j’avais appris (et ce n’était pas très facile, dans l’exaltation post soixante-huitarde) à me défier du « tout ou rien », du mythe du grand soir par lequel on changerait d’un coup les rapports de production. J’avais appris qu’il y avait d’énormes marges de transformation à l’intérieur même du capitalisme : ce que nous allions démontrer, en tant que chercheurs, avec l’approche de la régulation, et ce à quoi je suis toujours resté fidèle en tant qu’homme politique, le réformisme radical.

La troisième chose que Gorz avait apportée à ma jeunesse, c’est que toute stratégie politique devait dorénavant s’inscrire dans un cadre supranational, et au moins européen. Comme il l’écrivait dès Stratégie ouvrière.., dès 1964 : « La lutte des classes en Europe sera conditionnée par l’intégration économique européenne, quelle que forme qu’elle prenne, et par les bouleversement dont les processus d’internationalisation de la production s’accompagneront sur tous les plans. Ainsi convient-il d’examiner quelles possibilités d’action s’en dégagent pour les classes laborieuses, en commençant par éliminer les développements qui dès à présent doivent être exclus. Premièrement, le retour au protectionnisme national - certaines organisations de la classe ouvrière (le PC, la CGT notamment) répugnaient tout récemment encore à poser le problème d’une lutte supranationale contre le Marché commun… Un échec de l’intégration européenne n’est pas à exclure, et il offrirait au mouvement ouvrier des possibilités d’intervention réelles quoique dans des positions peu enviables et dans des perspectives de long terme peu séduisantes… Le retour au protectionnisme national et au nationalisme économique est donc à exclure… Il serait plus fécond de rechercher par quels moyens la classe ouvrière, en s’insérant de manière antagoniste dans cette construction, peut s’emparer du processus d’internationalisation et lui assigner ses propres perspectives. »

Ce combat ouvert en 1964 s’est pour l’instant terminé par la lourde défaite, 41 ans plus tard, du TCE face aux traditions nationalistes de la CGT et du PCF (et de la FSU etc). Mais je garde confiance que l’actuelle équipe dirigeante de la CGT a parfaitement compris le message.

Pourtant, dès le milieu des années soixante-dix, les divergences théoriques entre nous avaient commencé à se développer. Plutôt un chassé croisé… La rupture d’André avec le productivisme marxiste s’esquissait et allait prendre des proportions qui jamais ne coïncideraient exactement avec ma position du moment. Déjà, je n’avais pas apprécié son salut d’une défaite de la social-démocratie en Suède qui permettrait « peut-être » à la droite de remettre en cause le nucléaire. Je l’avais laissé entendre dans un article des Temps modernes qui critiquait Serge Christophe Kolm pour désigner Michel Bosquet, sans l’en avoir averti à l’avance, et l’avais ainsi froissé.

Bien sûr, son évolution vers l’écologie (Critique du capitalisme quotidien, 1973, Critique de la division du travail, 1973, Ecologie et politique, 1975) ne pouvait que satisfaire ma filiation avec un des mes autres pères, René Dumont. Mais les Adieux au prolétariat, 1980, me choquèrent. Pourtant, dans la revue Partis pris, nous ferraillions déjà depuis quelque temps contre « la révolution prolétarienne, mythe conservateur » (beau titre de Jean Tercé), mais là, j’eus l’impression qu’André bradait tout. Non seulement la mythification du rôle historique d’un prolétariat, classe-pour-soi, mais à la limite la solidarité envers le prolétariat en-soi (classe exploitée). Et surtout le combat pour une désaliénation du travail, qui ne soit pas un rejet de la valeur-travail.

Cette fois, nous eûmes une explication entre quatre z’yeux. Il me dit « Mais Alain, toi, tu peux t’intéresser à ton travail, aimer ton travail, te réaliser dans ton travail, parce que tu es chercheur, et moi aussi » (argument que je reprendrai plus tard à propos de Dominique Méda !). Je lui répondis « Oui, mais avant même que nous ayons construit une société où l’on pourrait être, le matin, balayeur et l’après midi chercheur, je veux des réformes qui permettent au balayeur, à l’ouvrier à la chaîne, à la caissière de supermarché, de dire quand même leur mot sur le travail qu’il ou elle fait, pouvoir en dire « c’est mon travail ». Car si on ne reconstruit pas la fierté du travail, alors les exploités, qui ont quand même besoin de fierté, n’auront plus que la fierté de leur exploitation, et ça, ce sera terrible. »

Ni lui, ni moi (malgré 15 ans de plaidoyer pour un nouveau modèle de développement capitaliste fondé sur l’implication négociée des travailleurs) ne sommes jamais parvenus à trouver la solution à ce défi. Nicolas Sarkozy, en exaltant, sur les ruines de la valeur-travail à laquelle la gauche avait renoncé, « la France qui se lève tôt », devait, des années plus tard, s’engouffrer dans la brèche.

En réalité, ce que je reprochais à André et ce qu’il pouvait me reprocher, c’était l’ampleur des réajustements qu’exigeaient la prise en compte de l’écologie politique et ce qu’elle impliquait dans la remise en cause du marxisme. Débat très loin d’être clos, et sur lequel nous avons passé ensuite des années, André et moi, en réajustement successifs, y compris dans le débat sur le revenu de citoyenneté. Les dédicaces des livres qu’il m’envoyait étaient du genre : « Pour Alain, ce livre qui va nous rapprocher et nous éloigner encore ». La société en sablier, pages 122 etc., marqua comme une sorte d’armistice, après le Métamorphose du travail, quête du sens (1988) d’André.

J’ai suivi de loin ses ultimes développements sur le capitalisme cognitif, prisonnier que je suis, depuis près de dix ans, d’autres barreaux qui me coupent des échanges intellectuels : l’infernal zapping du Parlement européen.

Et puis, il y eut la maladie de Dorine. André et elle se protégèrent dans leur coin de paradis. À chaque invitation, il me répondait au téléphone « Mais je ne peux pas, tu sais bien, Dorine… » Pour beaucoup de ceux qui m’invitent, je dois être devenu quelqu’un qui répond toujours « Mais je ne peux pas, tu sais bien, Francine… »

Lorsque parut l’an dernier la Lettre à D., je ne lus que le dernier paragraphe : « Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort l’un de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si par impossible nous avions une seconde vie, nous voudrions la vivre ensemble ». J’y reconnus le test de Milan Kundera dans L’immortalité, l’ange qui passe chaque année voir l’héroïne et lui demande, devant son mari : « Je suis chargé d’organiser votre résurrection, souhaitez-vous revivre ensemble sur la même planète ? » Un test que je me repose régulièrement. Mais j’y lus aussi avec un frisson l’annonce de leur décision de partir ensemble. Et cette décision ne pouvait être que prochaine : encore heureux que le livre ne fût pas posthume… Par superstition, comme pour différer l’inéluctable, j’en remis la lecture à plus tard.

Dorine et André sont morts ensemble. Ils vécurent très vieux et eurent une infinité d’enfants : celles et ceux qui nourrirent leur militantisme des livres d’André, co-élaborés dans son atelier secret, avec Dorine.



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