Ah, quelles terribles 6 heures du soir !
par Alain Lipietz

lundi 7 mai 2007

Dimanche 18 heures : les premiers sondages sortis des urnes tombent, implacables, sur les sites des journaux belges et suisses. La victoire de Sarkozy est confortable. On le savait déjà, car les sondages de second tour sont maintenant assez précis. Mais on a le cœur lourd.

Je rédige mon communiqué, déjà ruminé depuis quelques jours. Ne vous étonnez donc pas si ce blog n’en est qu’un développement.

20 heures : image stupéfiante de cette candidate vaincue, tout sourire, consolant ses troupes, parcourant le boulevard St Germain, toujours égale à elle-même, telle qu’on l’a vue dans les deux dernières semaines. Un sacré courage, une extraordinaire maîtrise de soi. La Foi ? Le rêve intérieur ? En tout cas, quand on compare au départ de Jospin lâchant ses troupes à un mois d’une législative dont il avait lui-même fixé la date, chapeau bas, Madame ! Bon, bien sûr, sur le fond, j’aurais quand même préféré Voynet au second tour. Mais quand même, chapeau bas.

Les débats sur les chaînes laissent poindre les couteaux tirés au parti socialiste, qui ont dû la tarauder pendant toute la campagne. Sans compter le handicap d’un sexisme dont la campagne a donné maints exemples. Mais on ne peut vraiment pas dire que, si la gauche a perdu, c’est à cause d’elle.

Et le pire, c’est qu’elle perd alors que presque tout le monde a voté. Terribles, ces larmes des jeunes filles des quartiers populaires, la colère des garçons que les rappeurs ont convaincu que le bulletin de vote était l’Arme contre Sarkozy. On avait oublié de leur dire que l’ennui, avec la démocratie, c’est qu’on peut perdre. Pourvu qu’ils/elles continuent à voter !

La victoire de Nicolas Sarkozy n’en est que plus lourde de sens. Elle ne préjuge cependant pas d’un destin de la France, condamnée, comme la Grande-Bretagne de Thatcher ou l’Italie de Berlusconi, à une interminable vallée de larmes. Elle ne préjuge même pas entièrement des prochaines élections législatives. Mais la « société en sablier » française, l’horreur économique, ont peut-être fini par trouver leur expression politique adéquate.

Pour la première fois depuis 1978, l’alternance n’a pas joué. Les Français ont majoritairement préféré une politique sociale et sécuritaire, dans la continuité, sans nul doute aggravée, de celle menée depuis cinq ans : remise en cause des conquêtes sociales, des services publics, des droits humains. La puissance même du rejet de cette politique par une forte minorité (géographiquement très contrastée) n’a pas su convaincre les hésitants, quand elle ne les a pas effrayés. Elle rappelle la mobilisation des municipales de Toulouse, avec les Motivés autour de François Simon qui a sans doute réveillé la droite de Toulouse !

Le vote de la peur, de l’individualisme et du conservatisme l’emporte sur l’espoir d’un changement fondé sur la solidarité. Il traduit une vraie adhésion de la majorité aux valeurs portées par Sarkozy, même s’il ne faut pas négliger l’absence de sens tactique de toutes les tendances de la gauche. D’ailleurs, le référendum de 2005 aboutit aussi à la reconduction de l’Europe ultra-libérale existante, parce que le Traité qui aurait dû remplacer celui de Maastricht-Nice avait été jugé "trop vert, et bon pour des goujats", comme disait La Fontaine, par une partie de la gauche française.

Les fautes tactiques du parti socialiste sont en effet les raisons les plus repérables, mais aussi les plus réparables, de cette défaite. Tout s’est passé comme si le parti socialiste s’était endormi le 21 avril 2002 sur l’illusion qu’il avait perdu l’élection à cause de la dispersion des candidats de gauche, et non pas parce que la somme des voix de tous ces candidats était déjà extrêmement loin des 50%.

Renonçant aux leçons de ses victoires de 1997 et 2004 (le succès de « l’alliance de la gauche et des écologistes »), il a ainsi d’abord cru pouvoir profiter du « vote utile » pour écraser ses alliés potentiels, refusant de présenter à l’avance une alliance législative et gouvernementale confortant la crédibilité de sa candidate présidentielle, alors même que les réformes introduites sous Jospin couplaient totalement présidentielle et législatives.

Entre les deux tours, refusant l’évidence qu’un compromis avec le centre restait la seule solution, il n’a pas osé offrir clairement ce qui aurait pu autonomiser le centre de la droite : la 6eme République avec une forte dose de représentation proportionnelle. On ne peut pas véritablement accuser Bayrou d’avoir rejeté une main tendue : au contraire, Bayrou a multiplié les signes de bonne volonté, allant jusqu’à dire qu’il ne voterait pas Sarkozy et ce, malgré le lâchage de la plupart de ses députés, terrorisés à l’idée de perdre leur siège en juin prochain.

Cette incapacité tactique reflète le désarroi de la direction socialiste, les profondes divisions et la paralysie du parti socialiste, mais en fait d’une gauche tout entière sortie en lambeau des débats sur la laïcité et sur le référendum constitutionnel européen. En réalité, c’est tout un consensus de gauche qui s’est écroulé depuis quelques années, qui remontait parfois jusqu’à l’affaire Dreyfus.

Qu’il y ait eu des électeurs populaires pour voter Non, « contre Chirac et le Medef », au référendum de 2005, c’est tout à fait compréhensible. Qu’il y ait eu des militants, peu au fait des positions de nos 26 partenaires, pour croire qu’un Non déboucherait sur la négociation d’un meilleur traité, c’est une erreur d’appréciation admissible. Mais qu’il y ait eu des dirigeants et des intellectuels de gauche pour les y encourager, pour ne pas oser leur expliquer que face à un capital européanisé, il fallait européaniser la politique et donc accepter un pas en avant vers une constitution fédérale de l’Europe, cela traduit une crise qui signifie que beaucoup ne savent plus distinguer leur droite de leur gauche, ne connaissent même plus la définition du libéralisme qu’ils prétendent combattre.

Qu’il y ait des femmes musulmanes qui refusent le voile là où on voudrait les obliger à le porter, c’est un combat qu’il faut soutenir. Mais qu’il y ait eu des militantes de gauche pour approuver l’exclusion de jeunes filles qui le portent en signe de révolte ou d’identité, c’est n’avoir rien compris au discours de Jaurès lors des débats sur la loi de 1905.

Un de mes pères spirituels disait jadis : « Ce n’est pas la barbarie qui monte, c’est la civilisation qui descend »... Oui, la gauche, le camp progressiste, est dans une crise profonde. Et l’impression de bricolage intellectuel qu’a parfois donné la campagne de Ségolène Royal traduisait non pas l’impréparation d’une femme, mais la tentative souvent intéressante, parfois contestable, d’y répondre en allant piocher dans son fond familial, dans le christianisme social, la deuxième gauche, son expérience de présidente de Conseil régional ou de ministre, et dans quelques idées de l’écologie politique… La sauce n’était peut-être pas très au point. Mais le silence effrayant des intellectuels, ou plutôt le pinaillage (à part les grandes voix de Morin, Wallerstein, Negri) lors de ces deux grands débats ne l’a pas beaucoup aidée à offrir au peuple de France un nouveau « paradigme », un nouveau souffle commun, une vision positive de l’avenir.

En face, au contraire, Nicolas Sarkozy offrait un bloc hégémonique nouveau (comme dit Gramsci). Un discours certes d’emprunt (l’idéologie de Thatcher et de Bush avec les moyens de Berlusconi), mais qui avait l’avantage de la cohérence, malgré sa couverture démagogique héritée de Chirac. Il fut, contre toute spéculation, parfaitement servi par son parti, y compris les chiraquiens. Le plus grave, c’est que le bloc idéologique nouveau qu’il cherche à construire a clairement une base sociale. La société en sablier, la transformation de la France par un quart de siècle de libéralisme, à peine contré, un moment, par la première mi-temps du gouvernement Jospin (avant que Fabius ne reprenne la main social-libérale), a si bien remodelé la société française qu’il y a aujourd’hui deux France, et que Sarkozy a su incarner l’une tout en séduisant fallacieusement une partie de l’autre.

Il y a la France des gagnants ou qui peuvent encore espérer gagner, jeunes gens décrochant enfin un emploi (les 25-35 ans), petits entrepreneurs, rentiers, y compris les papy-boomeurs aux retraites, aux logements et à l’épargne confortable, qui se sont vu offrir des gages par Sarkozy : liberté d’entreprendre sans contrainte sociale, baisse des impôts, transmission quasi gratuite de l’héritage. Et puis il y a l’autre France, qui s’est largement retrouvée derrière Ségolène, mais dont une partie aussi a rejoint Sarkozy (près de la moitié des ouvriers et des employés !). Pour celle-là, Sarkozy a su capter les mythes sécuritaires et identitaires qui furent longtemps le monopole de Le Pen, en baume narcissique sur son désespoir, la sécurité par la répression, le nationalisme, la xénophobie, jusqu’à ce bouquet : le ministère de l’identité nationale et de l’immigration, c’est-à-dire un ministère de la race.

Nous mesurons ici ce que nous avons perdu avec la disparition de la conscience de soi ouvrière (« le mot Ouvrier, camarades »…), cette fierté d’être producteur, cette conscience de pouvoir un jour construire un monde nouveau puisqu’on était déjà les fabricants du monde d’aujourd’hui. Depuis, le marxisme s’est effondré, le communisme aussi, la flexibilité s’est ajoutée au taylorisme. La gauche, redécouvrant en catastrophe la « valeur travail », n’a jamais voulu comprendre que le modèle scandinave dont elle se gargarise parfois suppose une implication négociée des travailleurs dans le processus de production, c’est-à-dire à la fois la qualification des travailleuses et travailleurs et la garantie évolutive de leur statut. Ou plutôt, elle y a vaguement pensé au début des années 80, et puis elle l’a oublié.

« Réhabiliter la valeur travail », n’en déplaise à Sarkozy, ce n’est pas faire travailler les gens plus tôt et plus longtemps. C’est rendre aux travailleurs la fierté d’un travail qualifié, participant aux choix techniques, correctement rémunéré, reconnu, avec donc un statut stable.

Plus largement, la gauche n’a pas su inventer une voie pour le 21e siècle mettant au centre de son projet les défis des crises écologiques et de la mondialisation dont les réponses sont essentiellement européennes. Parce que la pollution n’a pas de frontières, on ne peut agir contre le changement climatique et les molécules tueuses qu’en domptant le marché par une politique européenne. Parce que les marchandises et les capitaux circulent librement à travers l’Europe, il faut une politique sociale européenne.

Elle n’a pas su non plus, au niveau local, inventer une version renouvelée, plus participative, plus chaleureuse, de la protection sociale, de l’État-providence : sécurité de l’emploi et des itinéraires professionnels, mais aussi sécurité contre la solitude des villes et les peurs de la vieillesse. Car le sentiment d’insécurité ne peut être combattu par un débat sur les chiffres et les variations de l’insécurité réelle, mais par un resserrement des liens sociaux, remplaçant les antiques liens familiaux ou villageois. Cela passe par une relance organisée de l’activité associative centrée sur la personne, du tiers secteur d’économie sociale et solidaire, des régies de quartiers et des « ambassadeurs de nuit », tout autant que par la relance de la police de proximité.

Europe, tiers secteur, implication des travailleurs, furent avec l’écologie (évacuée d’un pacte par Nicolas Hulot en début de campagne) les grands absents de cette campagne. Ils pourraient devenir les piliers d’une gauche nouvelle.

À la victoire de Thatcher sur le vieux travaillisme anglais, trois féministes avaient écrit un livre célèbre : Beyond the fragments (Au delà des décombres). Nous y sommes. J’avais tenté d’expliquer l’échec de Jospin par un autre livre, Refonder l’espérance. Presque personne ne l’a lu, ni chez les écologistes, ni au parti socialiste. Les livres ne servent plus à grand chose…

Une galerie des « traîtres » (ceux qui sont passés de la gauche à Sarkozy) illustre parfaitement les différentes composantes de ce qui ne peut plus exister dans la gauche à venir. Besson : les complicités socialistes avec les technocrates du grand capital (Vivendi). Tapie : les tendresses mitterrandiennes pour l’entreprenariat un peu canaille. Allègre : l’arrogance scientiste affirmant tout seul que l’amiante n’est pas plus dangereuse que le sable, ou que l’effet de serre n’existe pas. Glucksman et le versant autoritaire de Mai 68. Charasse (et son « Ségolène, poum, poum, dans le popotin » des primaires socialistes) : le sexisme encore omniprésent.

Et aussi, ne l’oublions pas, la gauche dandy, celle qui refuse de se salir les mains dans les institutions, les Onfray appelant un jour au Non au TCE, le lendemain au vote nul face à Sarkozy. Et Dieu sait qu’appeler les électeurs de Besancenot au vote blanc ou à l’abstention, c’était appeler l’élection de Sarkozy : 1/4 de l’électorat de Besancenot l’a suivi ! Soit 1% des électeurs. Quand il n’a manqué « que » 3% à Ségolène Royal, ça pèse.

Cela ne veut pas dire que nous sommes condamnés à une vallée de larmes aussi longue que celle qu’ont connue les Britanniques, ou même les Italiens sous Berlusconi. Car cette droitisation de la droite a tout de même déclenché son antidote : une scission du centre droit qui, comme en Grande-Bretagne ou en Italie, offre à court terme la possibilité de limiter les dégâts. Cette scission est parfaitement repérable, y compris géographiquement. L’électorat de Bayrou, qui s’est globalement divisé en deux, a donné la majorité à Royal dans les centre-ville et dans tout l’Ouest. Ailleurs, avec le Front national, il a assuré le triomphe de Sarkozy.

Cette brèche, qui peut s’avérer irréconciliable entre la droite et une partie du centre, a permis à l’Italie de sortir du règne de Berlusconi. C’est cette brèche qui peut encore s’élargir d’ici les législatives de juin, tant la vengeance de Sarkozy contre Bayrou peut être terrible. Les électeurs de Bayrou, qui ont manqué à Ségolène sans rejoindre Sarkozy, auraient pu inverser le résultat du vote. Ils peuvent encore le faire au vote décisif, le deuxième tour des législatives de juin…

Cela ne veut pas dire que la gauche doit s’aligner sur le centre. Non, elle doit se rénover de façon à pouvoir rallier le centre. Et le ciment le plus universaliste, à l’heure actuelle pour réunir le centre et la gauche, j’ai l’arrogance dérisoire de penser que son fond est essentiellement dans l’écologie politique. Car l’écologie est le projet qui se présente comme universaliste (nous sommes tous concernés) alors qu’il ne peut être réalisé que sous les valeurs de solidarité, avec les armes de la démocratie, face à la dictature des marchés. C’est l’anneau manquant entre le centre et la gauche.

Photo Sheeshoo.



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