Non, ce n’est pas une faute d’orthographe. Le Forum social mondial de Nairobi se présente d’abord comme un Forum Chrétien Mondial. Il suffit, le premier jour, de parcourir les stands autour du grand stade de Nairobi où a lieu le Forum, de regarder la manifestation et la cérémonie d’ouverture : le mouvement social, au Kenya, est presque entièrement organisé par les Églises et particulièrement l’Église catholique. Heureusement que défile en tête un Comité musulman contre la guerre impérialiste de l’Érytrée et des États-Unis en Somalie, heureusement que quelques musulmanes voilées parcourent la foule du Forum, pour donner quand même une touche laïque !
Mais dès les jours suivants, grâce à de fausses cartes d’entrée, le petit commerce d’artisanat s’installe à l’intérieur du Forum qui prend enfin son allure africaine.
Des tensions ne cesseront plus de monter entre les Blancs (que les enfants des bidonvilles appellent « les Américains »), public traditionnel des FSM, et les habitants des bidonvilles restés à l’écart. Le FSM, c’est un truc de la petite bourgeoisie salariée et de l’aristocratie ouvrière, cent coudées au dessus du « plancher du monde ». Problème que nous avions découvert lors du « choc de Bombay » qui nous avait remis les pieds sur terre. (Voir aussi les blogueurs de Libé sur ces tensions).
Le problème du prix d’entrée n’est pas le seul. Rien que pour venir en transports en commun, se nourrir ou boire de l’eau sur place (ce qui ne coûte quasiment rien aux Européens), les sommes à dépenser interdisent la participation des masses des bidonvilles de Nairobi. Heureusement, quelques ateliers du Forum ont été organisés dans les bidonvilles eux-mêmes, notamment par l’Église catholique, toujours elle.
Naviguez dans les onglets comme bon vous semble....
Cette implication de l’Église, des Églises, ne doit pas nous surprendre. D’abord, le Kenya a amorcé très récemment une sortie de la longue dictature d’Arap Moi, et, dans cette société restée très autoritaire, les mouvements sociaux ont du mal à se constituer en dehors des cadres confessionnels. Je me souviens de mes premières visites au Brésil sous la dictature, vers 1983, 84 : les syndicats paysans et le Parti des travailleurs restaient protégés sous une vaste soutane. Et puis il y a l’héritage colonial du Kenya : la modernité a, idéologiquement, pris la forme du christianisme, et l’individuation prend la forme d’une multitude de sectes évangélistes qui sont autant de petites entreprises pour leurs leaders charismatiques. Que ce soit dans les bidonvilles ou le long des routes de campagne, c’est impressionnant : les misérables églises de bois arborent les noms les plus variés (on a recensé plus de 3000 « confessions »).
À part ça, le forum est comme toujours une grande réussite, en ce sens que les Africains s’y retrouvent pour la première fois à creuser ensemble les problématiques les plus diverses, par delà les organisations « spécialisées » et par delà les frontières.
Bien sûr, les plus présents sont le Africains orientaux, en délégations d’une centaine de personnes : Éthiopiens, Somaliens, etc. Mais il y a aussi des Maliens, Guinéens, Sénégalais, dont les billets d’avion ont été payés par les ONG, les Églises, les agences de coopération. Je me demande d’ailleurs dans quelle mesure les Africains de l’Est ne sont pas déjà des réfugiés au Kenya : mis à part les attentats d’Al Quaeda, ce pays est un havre de stabilité coincé entre la Somalie, l’Éthiopie, le Soudan, l’Ouganda…
L’autonomisation par rapport au christianisme n’est pas très facile. Par exemple, la plupart des stands qui abordent la question sexuelle sont tenus par les Églises, qui proclament leur solidarité avec les malades du Sida… une fois qu’ils sont déjà malades ! Mais, pour la prévention, le discours est toujours le même : « Il faut changer les habitudes culturelles », c’est-à-dire le mariage ou l’activité sexuelle très précoce des Africaines. Une seule solution : l’abstinence et le mariage tardif !
Heureusement, de petits groupes de féministes africaines, de gays et de lesbiennes, parviennent à s’agréger à leurs correspondants occidentaux. Un atelier sur l’autonomisation des femmes est presque totalement africain, mais les « récits d’amertume » que j’y entends sont essentiellement portés par des filles racontant l’histoire de leurs mères…
Cette présence des Églises a aussi une dimension internationale. On ne peut plus dire que le FSM réalise la convergence « des syndicats, des mouvements sociaux, des organisations des droits de l’homme et des organisations de défense de l’environnement » sans y ajouter « et des Églises ». Celles-ci ont désormais conquis leur droit de présence, depuis leur mobilisation du Jubilé 2000 pour l’abolition de la dette du Tiers monde, leur présence assidue dans les FSM et contre-sommets. La presse française n’a repéré que Tareq Ramadan, alors que, depuis plusieurs années, monte, régulièrement, la participation toujours souriante, parfois chenue, de Caritas, du CCFD, des Amis de La Vie…
Curieusement, avec l’élargissement aux Églises (et donc le poids relativement moins important des marxistes et autres activistes traditionnels européens ou sud-américains), les thèmes écologistes prennent une importance beaucoup plus considérable. Mais cela est surtout dû à un élément local : l’immense prestige de la Prix Nobel de la Paix, la Verte Wangari Maathai. J’y reviendrai.
Quant aux Verts, ils sont très présents à Nairobi, à travers leurs eurodéputés, les deux porte-paroles du Parti Vert Européen, et deux membres du collège exécutif des Verts français. Deux événement « verts » sont organisés en marge du Forum : la rencontre fondatrice des Jeunes Verts Mondiaux, et, en liaison avec la Fondation Heinrich Böll (liée aux Verts allemands), une rencontre sur les problèmes de l’industrie pétrolière.
Je participe à la table ronde finale des jeunes Verts mondiaux (150 délégués). Ils nous expliquent leur revendication principale : l’autonomie de la jeunesse à l’intérieur du mouvement Vert. J’essaie de leur faire préciser ce qu’ils entendent par là. Bien sûr, il y a les problèmes spécifiques de la jeunesse (autonomie financière, sexuelle etc). Mais visiblement ils pensent à autre chose : l’autonomie par rapport à leurs aînés. Pour les Africains, dont la structure familiale imprime l’ensemble des relations de pouvoir (des hommes sur les femmes, des aînés sur les cadets), cela prend presque la forme d’une lutte des classes. Plus généralement, à l’intérieur d’une même option politique (dans notre cas : l’écologie), il y a bien une tension entre l’expérience, qui enseigne à faire des compromis, et le radicalisme des aspirations des jeunes.
Le Séminaire sur les industries pétrolières est, lui aussi, extrêmement intéressant, et suivi par 200 personnes, surtout africaines. Une représentante du gouvernement kenyan (relativement plus démocratique actuellement) explique avec une très grande clarté les pièges de la soudaine fortune qui peut naître du pétrole.
J’interviens sur l’aide que nous pouvons apporter de l’extérieur. Je rappelle qu’il n’y a pas que la corruption, il y a aussi les idéologies productivistes. Il n’y a pas que les « méchantes multinationales », il y a aussi de « méchants États » qui peuvent choisir de développer des industries extractives contre les intérêts des masses paysannes (et je raconte notre récente visite au Pérou). J’essaie d’expliquer pourquoi la Banque Européenne d’Investissement n’est pas toujours un levier suffisant pour orienter l’aide au développement vers un développement plus soutenable. Même si, sous la pression des ONG et du Parlement européen, la BEI est de plus en plus attentive à la qualité des projets qu’elle finance, un refus de sa part peut désormais être facilement contourné par un prêt chinois.