Les X, Gergorin, Les Ecossolies, la Sncf
par Alain Lipietz

lundi 12 juin 2006

Jeudi dernier, je participe au forum sur le développement soutenable de l’Ecole Polytechnique. Ils ont invité plein d’anciennes, actuelles ou futures ministres et environnementalistes de la droite (Roseline Bachelot, Corine Lepage, Nathalie Kosciusko-Morizet…). Après le débat, de jeunes X se regroupent autour de moi. Je suis frappé par leur extrême jeunesse : alors que l’âge de l’adolescence s’est décalé de plusieurs années depuis la mienne, eux ont gardé le même âge, 18 - 19 ans. Vifs, intéressés, vite pris par le sujet. Je leur fais observer quand même qu’à Polytechnique, qui est un pensionnat, donc avec des cuisines suréquipées et des milliers de verres incassables, on pourrait organiser des tribunes sur ce sujet avec autre chose que des gobelets en plastique. Broutille ? Non, car on pourra passer de l’interdiction des décharges à l’interdiction des incinérateurs, ça ne servira à rien tant que chaque citoyen ne fera pas un effort par lui-même.

A propos d’X… L’autre jour dans le métro, je croise un copain de l’Ecole, pas vu depuis 38 ans. « Ah, on te voit partout à la télé, avec l’histoire de ton père. – Oui, on voit aussi Gergorin. Tu te souviens de la revue Barbe ? – Oui, on est maintenant près de la retraite, et on tient exactement le même rôle qu’alors. »

La revue Barbe, c’est une pièce satirique que montaient chaque année les élèves, dans laquelle ils chambraient leurs professeurs ou l’administration militaire. Dans notre promotion hyper-politisée (les années 66 – 68), le rédacteur en fut Jean-Louis Gergorin, le fameux cadre EADS de l’affaire Clearstream. Lui avait choisi d’attaquer ses camarades de gauche. J’étais naturellement le Dark Vador de la pièce, à la tête d’un « Groupe d’Etudes des Sciences Occultes de Polytechnique ». J’animais en fait le Groupe d’Etudes Sociologiques de l’Ecole Polytechnique, regroupement de l’extrême gauche. Mais la pièce était très drôle, et j’avais accepté d’y jouer le rôle de Christian Stoffaes (actuel directeur à EDF).

A l’époque, les opinions étaient très polarisées : Jean-Louis Gergorin était d’extrême-droite, et la gauche d’extrême-gauche. Mais Jean-Louis était l’un des quelques-uns qui s’intéressaient beaucoup aux sciences sociales, et les oppositions politiques n’empêchaient pas une franche camaraderie. Quand lui et Christian Stoffaes, en mai 68, avaient prétendu adhérer au Comité d’Action qui dirigeait de fait l’école, j’avais quand même refusé ! Ils étaient revenus me voir peu après : « Vous n’avez pas de programme, vous n’arriverez pas à rallier la classe ouvrière. Donc vous allez perdre. Donc, nous restons de droite. » 38 ans après, je crains qu’il ait un peu perdu de sa lucidité, et que son sens de l’humour ait un peu viré à la paranoïa…

Le week-end, Ecossolies à Nantes ! C’est incroyable, la richesse, le dynamisme de la ville de Nantes, et le poids qu’y ont acquis les Verts (élus et militants) dans le domaine de l’économie sociale et solidaire.

Le débat Nord-Sud
Paul Singer (secrétaire d’Etat à l’Economie sociale du Brésil), Thierry Brun (Politis), M. Ouedraogo (Burkina), Jean Louis Laville (Crida, au micro), le maire de Reggio Calabria.

Ces Ecossolies (floralies de l’économie sociale et solidaire ?) se déploient devant le nouveau Palais de justice de Nouvel, sur les quais abandonnés et récemment reconquis.

Concert en plein air, dizaines de stands sous des tentes, plusieurs débats sous des chapiteaux…

Jeunes chanteuses solidaires
Stands aux Ecossolies

Manifestement, quand une collectivité territoriale (les villes autour de Nantes participent à la ronde : St Herblain, Orvault etc…) soutient l’économie sociale et solidaire, ça marche ! Les Ecossolies, ça ressemble à première vue à un salon Primevère ou Marjolaine. Mais quand on regarde de plus près, on s’aperçoit que dans les stands, les gens ne s’intéressent pas tant aux produits alternatifs qu’à la manière alternative de les produire et de les vendre. Et, m’explique l’organisateur Jean-Philippe Magnen, c’est aussi la préparation des Ecossolies qui compte, un an de débat avec tous les acteurs de l’ESS du coin.

Lundi, café à Chatelet avec le secrétaire général de la Sncf, Paul Mingasson. C’est lui qui m’avait invité, avant le verdict du procès de mon père. Il est visiblement sincère et découvre avec mes arguments documentés l’ampleur de la collaboration de la Sncf à la solution finale. Il me demande : « Mais vous êtes sûr que la Sncf n’a servi aux déportés ni eau, ni à manger ? Vous dites que votre père ne vous a pas raconté le voyage. » En fait, mon père l’avait déjà souligné dans la constitution de partie civile qu’il avait déposée contre Aloïs Brüner, le chef SS de Drancy. Je lui explique qu’en réalité, mon père en voulait surtout aux gendarmes français qui l’avaient gardé à Drancy et menaçaient les petits enfants juifs de la pointe de leurs mousquetons. Et lui, qui m’avait tanné pour que je fasse Polytechnique (concours qu’il n’avait pu présenter à cause de l’Occupation), m’avertissait en même temps des fautes de Bichelonne (meilleurs résultats à l’entrée à l’X depuis 1803, avec 19,75 de moyenne). Bichelonne était passé du service du Front populaire à celui de Vichy (comme ministre de l’industrie des transports), et de là à l’ultra-collaboration, jusqu’à Siegmaringen, par fascination pour l’Allemagne nazie.

Je commence à être un peu agacé des mails que je reçois, qui reprochent à mon père de se plaindre contre la Sncf et pas contre l’Etat français ou contre les nazis. Aloïs Brüner n’a jamais été jugé. L’Etat français commence à être jugé, et il est désigné comme responsable à titre principal dans le jugement de Toulouse. Aucun fonctionnaire ne s’en offusque. La mémoire de l’Etat français sous Vichy est mieux construite que celle de la Sncf sous Vichy.

Lui sait bien que ces X-Mines, les Bichelonne, Gibrat, Le Besnerais, etc ont été épurés (mais seulement pour "intelligence avec l’ennemi", par pour leur rôle dans la Déportation), mais il découvre l’horreur de leur glissement du technocratisme mal placé à l’ultra-collaboration. Il m’informe que Arno Klarsfeld n’est pas avocat de la Sncf à New-York. La discussion glisse alors vers : qu’est ce qu’une personnalité juridique, la Sncf en est-elle une ? Est-elle un service public, quasi rouage de l’Etat en l’occurrence, et donc collaboratrice au même titre que tout le régime pétainiste ? Le même jour, le président actuel, Louis Gallois, incontesté chrétien de gauche, joue le même jeu (dans Le Figaro) : une ligne pour évoquer les cadres épurés, des dizaines pour rappeler les cheminots résistants. Le problème, c’est que la responsabilité d’une institution, c’est le choix de ses chefs, pas ceux des salariés d’en bas… qui ont été réprimés par leurs chefs quand ils résistaient .

Et de là, le débat glisse évidemment vers les missions de service public de la Sncf. Là , je découvre avec étonnement qu’ils suivent assez mal l’actualité européenne : l’arrêt Altmarck, le rapport in’t Veld, le Livre blanc sur les services publics etc. Je lui propose d’en faire l’objet d’une autre discussion…



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