Evo, Montréal, OMC… et MRJC
par Alain Lipietz

jeudi 22 décembre 2005

Revenir de Hongkong et se poser à Paris, ouvrir les journaux et les listes de discussion, c’est un peu tomber sur la planète des Schtroumfps. Alors que ce mois de décembre est marqué par des négociations internationales qui engagent l’avenir de la planète, les journaux (et les débats sur les listes de discussion, même Vertes) ne s’occupent que de la prochaine élection présidentielle ! À 18 mois de l’échéance, est-ce bien raisonnable …

Bon, des élections importantes, il y en a. Comme je l’espérais, la Bolivie a choisi, et dès le premier tour, Evo Morales ! J’ai composé une page spéciale qui vous permet d’accéder à mes différents textes éclairant cette victoire, symboliquement considérable, d’un indigène dans un des pays les plus pauvres du monde, dans la nouvelle « zone des tempêtes » andines.

Mais ce mois de décembre, c’est avant tout celui de Montréal et celui de Hongkong. Et sur ces deux points, les quelques journalistes de la grande presse, bridés par la faible place que leur ont accordée leurs rédacteurs en chef et par l’isolement prodigieux dans le quel la France a plongé par rapport à la « grande politique » mondiale, n’ont pas apporté beaucoup d’éclaircissements.

Montréal, je n’y étais pas, ni aucun eurodéputé Vert français. Nous y étions représentés d’une part par d’autres eurodéputés Vert, (notamment Satu Hassi, ancienne ministre de l’environnement de la Finlande), et d’autre part, en ce qui concerne les Verts français, par notre collaboratrice de Sinople, Elise Breyton, qui a rédigé un excellent débriefing.

Montréal était en même temps la Conférence des parties de la Convention sur le changement climatique et celle des signataires du protocole de Kyoto, qui en est la concrétisation. Disons-le tout de suite, Montréal fut un grand succès, et cela grâce aux hôtes canadiens. L’Union européenne, toujours sonnée, n’y a pas brillé par sa capacité de leadership.

Première bonne nouvelle, Kyoto, ça marche. 157 pays s’y sont ralliés. L’Australie, qui ne l’a pas ratifié, a décidé de le respecter quand même, et un tas de villes, d’Etats, et d’entreprises américaines sont venues (avec la bénédiction de Clinton) expliquer que, Bush ou pas Bush, en ce qui les concernait, elles l’appliquaient quand même !

Deuxième bonne nouvelle : les mécanismes d’assouplissement de Kyoto (Mécanismes de développement propre, MDP) ont été précisés et perfectionnés. Ils consistent à financer dans les pays en dehors de l’Annexe 1 (liste des pays, essentiellement développés, soumis à des objectifs chiffrés de réduction), des réductions de production de gaz à effet de serre qui sont déduites des engagements des pays de l’annexe 1.

Troisième bonne nouvelle : les signataires du protocole se sont quasiment engagés sur un calendrier pour les négociations de l’après-Kyoto (après 2012). Les parlementaires européens ont affirmé un objectif de réduction de 60 à 80% d’ici 2050, la France proposant 50%.

Quatrième bonne nouvelle : l’ensemble des participants a réussi à impliquer, au moins informellement, les Etats-Unis dans la négociation de l’aspect « Convention » pour l’après-Kyoto. Cela signifie que même si les Etats-Unis ne ratifient pas Kyoto, ils continuent à s’engager, fut-ce du bout des lèvres, pour la lutte contre le changement climatique.

Après Kyoto, Hongkong. Là, les nouvelles sont beaucoup moins bonnes. Ce que je craignais est arrivé : la conférence n’a pas déraillé, et un accord en bonne et due forme risque fort d’être signé en 2006. Le front des Pays les Moins Avancés et des puissances émergentes qui avait permis de bloquer Seattle et Cancun s’est brisé. Grâce à l’habileté du commissaire européen Mendelson, et à la duplicité du négociateur brésilien Celso Amorim, dont on a pu admiere et la rhétorique et les ambitions dans une interview au Figaro l’unité s’est faite entre les grandes puissances (Etats-Unis, Union européenne, Inde et Brésil, la Chine, pays hôte, jouant profil bas) contre les pays les moins avancés. Le Brésil avait feint, en effet, d’unifier dès le début de la conférence à la fois l’ancien groupe des 20 puissances émergentes et le vaste conglomérat des 90 PMA (pays les moins avancés), pays ACP, pays africains, les privant d’expression autonome. Au dernier moment, quand les pays les moins avancés ont compris le ralliement de l’Inde et du Brésil à un compromis avec les pays développés, ils ont cherché dans l’Afrique du Sud un nouveau leader, mais il était trop tard.

Les grands perdants, ce sont eux, les Pays les moins avancés. Ils ont obtenu des engagements lointains de suppression des subventions à l’exportation (et encore, rien de vraiment précis sur le coton). En échange, ils ont dû concéder une baisse de leurs protections douanières contre les produits industriels. Et en plus, pour les services, ils ont dû accepter la version européenne de nouvel Accord Général sur le Commerce des Services (l’Annexe C). L’Union européenne avait eu l’habileté de la présenter de manière moins agressive, en évitant un calendrier d’objectifs chiffrés de libéralisations trop contraignant, et en excluant les services publics. Mais contrairement à l’imagerie altermondialiste, le cœur de l’AGCS ne vise pas tant les services publics que 4 grand secteurs : transports, tourisme, banque et assurance. Et sur ces secteurs, le Brésil et l’Inde peuvent prétendre faire jeu égal avec l’Europe dans la pénétration des pays les moins avancés.

Face à ce retournement de la situation, les vieux tiers-mondistes doivent réexaminer sérieusement leur stratégie et leurs alliances. Il faut prendre acte de la dissolution du tiers-monde vers les années 80 (cf Miracles et mirages) : non seulement les nouveaux pays industrialisés sont devenus des pays développés, mais on ne peut plus traiter l’Inde, la Chine, ni le Brésil, ou même la Thaïlande ou la Malaisie, comme des alliés naturels des autres pays du tiers-monde. Il faut donc développer la stratégie des « traitement spéciaux et différenciés », à l’image de ce que l’Union européenne a déjà amorcé avec le Système des Préférences Généralisées , les accords ACP, l’accord « Tout Sauf les Armes ».

La délégation du Groupe Vert au Parlement européen et la Fondation Heinrich Böll ont d’ailleurs organisé divers débats à ce sujet à Hongkong. J’y ai exposé le cas concret de la banane. Mais j’ai pu voir à Hongkong à quel point la tactique européenne était délicate à manier. Il est facile de justifier un traitement différencié en faveur de la Jamaïque ou des Iles Sous le Vent en montrant du doigt les paramilitaires colombiens ou l’exploitation esclavagiste des enfants en Equateur, mais comment justifier que la Jamaïque soit mieux traitée que le Honduras ? En tout cas, à Hongkong comme à Montréal, l’Union n’a pas joué un rôle particulièrement brillant ni progressiste. Elle reste sous le choc de l’échec de l’Europe politique. Parallèlement d’ailleurs, le Conseil européen vient d’adopter un compromis minimaliste sur la programmation du budget européen à 7 ans. Bien sûr, le Parlement européen a hurlé, mais notre Parlement n’a rien a dire sur la programmation budgétaire dans le cadre de Maastricht-Nice. Il n’aurait rien eu à dire non plus dans le cadre du TCE. Ce que la Convention lui avait donné (le dernier mot sur la programmation budgétaire), la Conférence intergouvernementale le lui avait retiré. Mais au moins, le TCE, en lui donnant le pouvoir de voter le volet « dépenses » du budget annuel, lui donnait un pouvoir de négociation sur le volet « recettes ».

Cet affaiblissement de l’Europe a été au cœur de mon débat avec le MRJC. Le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne m’invitait en effet cette semaine à un de ses séminaires de refondation stratégique qu’il tient périodiquement. J’y suis invité depuis un quart de siècle, ce qui veut dire que certains des participants n’étaient pas nés lorsque j’y fus convié pour la première fois. Le MRJC est le plus important des mouvements de jeunesse français, et sans doute la structure la plus progressiste du monde rural, d’où mon attachement à ce lien privilégié qu’ils ont bien voulu m’accorder. La question qui m’étais posée : « Face à une économie marchande globalisée, quelle barrière peut opposer la politique, pour aller vers un monde plus juste et plus solidaire (et en ce qui les concerne, plus chrétien) ? »

Je leur explique d’abord que c’est la politique qui prend les décisions sur la place concédée aux marchés. Maastricht a été délibéré et voté par l’ensemble des citoyens, le TCE a été délibéré et rejeté. Ensuite, je leur rappelle que 80% du travail que nous consommons dans notre vie est produit dans un rayon de 20 km autour de chez soi, et qu’il en sera sans doute toujours ainsi. La politique locale, politique au sens large (mobilisation pour le développement local, pour l’économie sociale et solidaire, pour le contrôle de la responsabilité sociale et écologique dans les entreprises) restent toujours à notre portée. En revanche, les 20 % d’économie « non locale » sont de plus en plus, c’est vrai, globalisés, ou du moins, continentalisés. Or, justement, l’Europe est pratiquement auto-suffisante, économiquement. Elle pourrait donc se doter de règles écologiques, sociales et fiscales, démocratiquement adoptées, pour réguler le jeu du marché et de la course au profit. Mais alors que l’Europe économique est faite (Maastricht), le premier pas - pourtant modeste - vers l’Europe politique est rejeté ; la possibilité de régulation des marchés est donc barrée à ce niveau là pour de longues années.

Je sais que si la direction des MRJC était plus ou moins sur une ligne semblable à celle de Bernard Thibaut (pas de prise de position officielle au référendum, mais reconnaissance des avancées de la première et de la seconde partie du TCE), une partie de leur base et des militants présents s’est certainement ralliée au Non de la « gauche de la gauche » et de la Confédération paysanne. Tout en leur parlant, j’observe leurs réactions du coin de l’œil et j’attends avec curiosité leurs questions et critiques.

Est-ce parce que le temps a coulé depuis le 29 mai, ou parce que j’ai affaire à de jeunes militants particulièrement formés ? Aucun ne conteste la réalité de ce que je viens de leur exposer, aucun ne se réfugie derrière son petit doigt avec ces raisonnements jésuitico-surréalistes qui font aujourd’hui fureur, du genre « Certes, voter Non signifiait qu’on en resterait à Maastricht et à Nice, mais comme je n’ai pas été consulté sur Nice, je ne suis pas comptable de ce résultat, je m’en lave les mains. » Ces jeunes militants regardent les choses en face.

Ils abordent la question sous un angle très intéressant : « Mais alors, comment se fait-il que des hommes politiques aient pu appeler à un résultat contraire aux intérêts de ceux qu’ils prétendent représenter ? » Je leur réponds que les hommes politiques ont tous réagit conformément à leur propre intérêt, quels que soient les arguments (tous « sociaux ») qu’ils aient pu employer. Les nationalistes, Le Pen, de Villiers, Chevènement, ont logiquement voté contre une Europe politique. Les sociaux-libéraux comme Fabius ont défendu leurs « bébés », Maastricht et Nice, et combattu ce qui aurait pu compromettre politiquement la liberté du marché. Les communistes, qui sont contre l’Europe, ont choisi le résultat qui affaiblissait l’Europe au maximum. Les trotskistes, qui au Parlement européen, avaient rejeté la taxe de Tobin, parce qu’elle améliorerait le capitalisme, ont choisi la réponse qui rendrait le capitalisme le plus insoutenable possible : l’Europe de Maastricht-Nice. Quant aux masses, il était tout a fait normal qu’elles répondent spontanément Non pour protester contre l’Europe actuelle, et fassent confiance à l’avis qui leur était donné quant à l’absence d’intérêt que représentait le TCE. Tout au plus pourrait-on se demander pourquoi beaucoup d’organisations de masse avaient appelé à voter contre les intérêts de leurs adhérents, alors que les structures européennes auxquelles elles participaient, qui s’étaient battues pendant de longues années pour améliorer ainsi les traités, les appelaient à voter Oui.

Après le débat, l’équipe d’animation m’entoure et pose la question la plus difficile : « Mais si vous dites que la politique est la seule façon de s’opposer au marché, n’est-ce pas terrible de reconnaître que la démocratie puisse aboutir à un renforcement de la dictature du marché ? » Je leur réponds que de même qu’il y a sur le marché des escrocs et des charlatans, il existe en politique des démagogues et des gens qui les croient. Le seul avantage de la politique, c’est que même ceux qui n’ont pas de pouvoir comme consommateurs ou comme actionnaires ont au moins le pouvoir de voter. Mais pour qu’ils le fassent à bon escient, il faut des mouvements d’éducation populaire. « Mais, me disent-ils (et surtout -elles), ce que vous avez expliqué, on le comprend très bien, on y adhère très bien, comment se fait-il qu’on ne vous ait pas davantage entendu ? » Là, je n’ai pas de réponse. Même parmi les Verts, qui ont longuement débattu entre eux, il s’en est trouvé pour voter oui à Maastricht et Non au TCE…



Reproduction autorisée avec la mention © lipietz.net http://lipietz.net/?page=blog&id_breve=118 (Retour au format normal)