La deuxième rencontre importante de notre voyage en Colombie, c’est la visite à Franciso Galan. Francisco est le dirigeant de la deuxième guérilla du pays, l’ELN, (Armée de libération nationale), d’origine chrétienne (l’ELN a été fondée par le père Camillo Torres ; Francisco est lui-même ancien séminariste). Le président Uribe l’a fait transférer de prison (où il croupit depuis une dizaine d’années) dans une résidence surveillée, un hôtel de Medellin, en lui assignant pour mission de parvenir d’ici la mi-décembre à ouvrir les négociations avec l’ELN. Avec deux membres du Collège exécutif des Verts français (le porte-parole Sergio Coronado et le responsable des relations internationales Patrick Farbiaz), nous décidons d’aller lui rendre visite à Medellin.
Nous arrivons à 9 heures et demie le jeudi soir à son hôtel sur les hauteurs de Medellin. Un hôtel de semi-luxe, centre de conventions, mais très joli : c’est une grande maison coloniale, avec patio, poutres en bois etc. A l’entrée, pas de garde. Sur le parking, un jeune lieutenant débraillé, très sympathique, nous accueille pour nous conduire au bungalow réservé à Francisco Galan. Le reste de l’hôtel mène une activité tout à fait normale. Francisco nous accueille, souriant, barbu, visiblement ravi de trouver à qui causer. Sa semi-liberté l’enchante, il a pris sa mission comme une sorte de vaste enquête dans la société civile et auprès de la communauté internationale. Les visiteurs se succèdent chez lui. Il entend rédiger un rapport sur les « obstacles à la paix », rapport qu’il présentera à la fois au président Uribe et à l’ELN. Ce sera ensuite à l’ELN de donner sa réponse à ce rapport.
Nous abordons à peine les 5 grands thèmes qu’il a identifiés comme obstacles à la paix :
– Le refus de traiter les causes sociales de la guerre civile
– Le refus d’impliquer la société elle-même dans la recherche de la paix
– Le refus de reconnaître qu’il y a conflit armé
– Le refus de reconnaître qu’il y a crise de la situation des droits de l’homme
– L’absence de prise en compte des racines sociales du paramilitarisme
Sans entrer dans le détail de ces 5 points, nous discutons à bâtons rompus jusqu’à minuit et demi. Une discussion tout à fait cordiale, parfois surréaliste, tant notre interlocuteur se montre bonhomme, plein d’humour, sans tabous.
Je lui fais part d’abord de notre perplexité devant le cas colombien. Pourquoi ces guérillas nombreuses et interminables ? Pourquoi l’absence de mouvements sociaux ? C’est en somme le contraire de la Bolivie : on a l’impression que la lutte des classes s’est autonomisée comme un affrontement entre les forces armées de l’Etat et de la droite, et les guérillas se réclamant de la gauche, sans n’avoir plus aucune prise sur la société . Il me répond en souriant : « C’est que la droite et les classes dirigeantes sont tellement violentes, dans ce pays, qu’il est beaucoup plus facile de créer une guérilla que de créer un syndicat ! Et c’est même moins dangereux. Les dirigeants guérilleros qui reviennent à la vie civile, comme les syndicalistes, se font assassiner. Leurs soldats se retrouvent au chômage. Dans la forêt, au contraire, la nature est si généreuse qu’on peut arriver à vivre relativement agréablement. »
Autre question (de Patrick) : « Vous dites qu’à la différence des FARC, vous refusez le narcotrafic pour vous financer, et que vous refusez d’attaquer la population civile. Mais vous pratiquez les enlèvements ! » A peine embarrassé, Francisco nous répond en souriant : « Mais il faut bien que l’on se finance ! Les kidnapping, c’est la contrepartie du fait que nous ne sommes pas une narco-guérilla. » J’objecte : « Mais la pratique normale d’une guérilla, c’est l’impôt révolutionnaire, au besoin appuyé par le racket, ou alors les attaques de banques… » Il répond : « C’est ce que nous avait déjà dit le président du Venezuela, Andrés Pérez : attaquez donc les banques ! Mais nous, nous ne sommes pas une guérilla urbaine, nous sommes une guérilla rurale, nous ne savons pas attaquer les banques. » La conversation prenant un tour de plus en plus surréaliste, je lui suggère le financement public des guérillas. Mi-sérieux, mi-rigolard, il répond « Mais ça a failli se produire, à une époque des négociations… ». Nous nous montrons plus insistants : « Quand même, les enlèvements de civils, c’est inadmissible, et vous ne pouvez pas dire que vous n’attaquez pas la population civile. » Il part d’un grand éclat de rire : « Mais oui, c’est une contradiction, totalement inadmissible, c’est pour ça qu’il faut arrêter cette guerre ! » Nous le quittons (pour un autre hôtel), un peu désorientés par tant de « réalisme poétique ».
Nous avons à nouveau rendez-vous avec lui le lendemain, et au petit-déjeuner, nous élaborons nos propositions : en fait, ce qu’il recherche, c’est la mise en place d’une conférence du débat public, au sens français du terme. Il faut pouvoir impliquer la communauté internationale, avec un 6e point : drogue et guerre. Le débat public pourrait avoir lieu alors dans 6 villes différentes, associant toute la société civile et politique de Colombie, chaque débat sous la présidence d’un prix Nobel de la Paix, et pour couronner le tout, pourquoi pas Jimmy Carter ?
Dès que nous lui présentons cette suggestion, son oeil s’illumine, il est tout à fait d’accord et prendra cette proposition en compte dans son rapport. Je lui signale que s’il en est ainsi, il n’est pas exclu que je puisse faire voter par le Parlement européen un soutien à cette initiative de débat public sous égide internationale.
Vendredi soir, réception chez Yolanda (la maman d’Ingrid, une femme extraordinaire). Je lui explique en aparté les personnes qu’il est important de rencontrer au Parlement européen lors de sa visite à la fin du mois. Et bêtement je dis "De toute façon, nous venons en visite officielle en février". Bouleversée, elle me répond "Mais j’espère qu’en février Ingrid sera libérée !" Je réalise que pour une mère d’otage le temps ne coule pas du tout de la même façon...
Samedi, visite d’un « parc écologique » sur les montagnes dans les quartiers populaires de Bogota. Bogota s’étend sur un haut plateau, à 2600 m, dominé par les montagnes à 3000 m. Au nord du centre historique, les beaux quartiers, au sud, les bidonvilles et quartiers en auto-construction, qui s’étendent sur la plaine, ou grignotent la montagne. Le parc occupe deux vallées et une petite crête, jusqu’au sommet de la chaîne dominant Bogota. Tous les problèmes de l’écologie dans le tiers-monde s’y condensent : ce parc, poumon vert pour un quartier populaire, est entouré de barrières pour ne pas être envahi ! Il sert à la fois de lieu de détente, et d’initiation des enfants à l’écologie. Mais en montant sur la petite crête, nous découvrons la deuxième vallée : elle est déjà largement grignotée par la bidonvilisation ! (Bientôt photos sur ce site).
C’est tout le problème du conservationisme dans le tiers-monde : il faut protéger ces zones de l’urbanisation. Mais en même temps, la faim de terre et les déplacements massifs suscités par les combats provoquent un exode rural et alimentent les bidonvilles qui font pression sur tous les espaces vides urbains.
Puis nous visitons, dans un quartier pauvre, un restaurant communautaire financé par la municipalité de Bogota (de gauche). Les organisateurs me reconnaissent : il y a quelques années j’étais venu leur faire une conférence sur... l’économie sociale et solidaire !
Mais déjà je dois repartir. Je sais, par la télévision colombienne, (assez ironique !) que je repars pour un pays en proie aux émeutes urbaines, visiblement beaucoup plus violent que la Colombie...
PS : La Cour de Luxembourg au secours de Mallarmé !
Dans l’avion, je découvre une brève dans le journal : la Cour de justice de Luxembourg vient de débouter Uderzo (père d’Astérix), qui prétendait interdire à une entreprise d’appeler un de ses produits d’un nom en –ix, en lui réclamant des droits. La Cour a très judicieusement déclaré qu’Uderzo n’avait pas la propriété des noms en –ix. Mallarmé et son ptyx sont donc sauvés !