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En réponse à :La situation actuelle et l’avenir de Copernic
dimanche 23 janvier 2011
Samedi, AG de la Fondation Copernic. J’y ai repris un rôle actif, au bureau, depuis que notamment sa présidente Caroline Mécary a rejoint Europe-Écologie. Campagne sur les accidents de travail, campagne sur les retraites : on n’a pas chômé. Et je m’y sens bien. Ses animateurs (Willy Pelletier, (…)
En réponse à :
Pas de réforme sans courant révolutionnaire constitué
C’est un plaisir, Alain, de prolonger le débat avec toi.
Tu as raison de souligner que, dans les articulations d’un « mode de production », telle ou telle dimension (économique, sociale, politique, anthropologique…) peut prendre une place fonctionnelle prépondérante. Et je conviens avec toi que, dans le mode de production capitaliste, la question du rapport homme/nature devient cardinal, tout simplement parce que se conjuguent avec lui la croissance démographique (la demande sociale et donc l’acheteur), l’expansion mercantile (la réalisation de la survaleur dans l’échange et donc le vendeur) et la production élargie (la valeur d’usage support de la valeur et donc la multiplication infinie du produit marchandise). C’est par cette conjonction, au cœur du capitalisme comme forme exacerbée et « totale » de l’économie marchande, que l’on passe de l’économie de la rareté à celle de la gabegie et de la progression technique (économie des ressources, maximisation des résultats) au productivisme (le déséquilibre des ressources et du résultat).
Mais si cela est vrai, il n’en reste pas moins deux aspects que tu me sembles sous-estimer. Tout d’abord, pour le capitalisme, le moteur du déséquilibre reste à tout moment dans la volonté d’appropriation de la survaleur (ou « plus-value », ne nous enfermons pas ici dans la querelle des notions) et, pour cela dans l’universalisation de la forme marchandise. C’est parce qu’il y a un problème historique de valorisation du capital, dans les années soixante, que l’on cherche à substituer le travail mort (la machine, le capital fixe) au travail vivant ; que l’on cherche à étendre l’espace de la marchandisation, géographiquement et qualitativement ; que l’on cherche à se débarrasser de tout ce qui freine la fluidité de la marchandise (y compris de la marchandise travail) ; que l’on s’engouffre dans toutes les opportunités de l’informationnel (de la financiarisation à la virtualisation). Il ne faut pas se tromper dans le surinvestissement du terme « libéral ». Il ne désigne pas une « nature » du capital contemporain : le capital est par fondation libéral ; et s’il fallait chercher de l’originalité à la phase contemporaine, on la trouverait plutôt dans les dominantes du financier, de « l’immatériel », de la mondialisation directe de flux. L’insistance sur le « libéral », ou plutôt le « néolibéral », met l’accent sur la dimension volontaire de la reproduction du capital : on est passé historiquement d’un capital contraint à accepter de la régulation et de la distribution (fussent-elles à la marge) à un capital qui n’en veut plus.
Le deuxième aspect que je retiens pour ma part tient à la crise. Tu dis : dans la crise actuelle le rapport homme/nature devient premier, alors qu’il ne l’était pas dans les crises précédentes. J’ai l’impression quant à moi que ce qui caractérise la crise actuelle n’est pas dans la mise au premier plan d’une dimension, mais dans la multiplication et dans l’entrelacement des dysfonctionnements structurels. « La » crise n’est rien d’autre que l’imbrication « des » crises qui touchent à la fois aux technostructures (la définition moderne de l’efficacité), aux rapports sociaux (l’allocation des ressources et les statuts), à la maîtrise financière (la déconnection quasi complète du stock financier et de la richesse réelle), aux structures de pouvoir (depuis 1975 domine le thème de la crise de l’efficacité démocratique et de la loi et du besoin de « bonne gouvernance » et de contrat) et aux dimensions socio-psychologiques (comment penser la dialectique de l’individu et du collectif).
C’est cela qui fait à la fois l’originalité, la profondeur déstabilisante et sans doute la durabilité de la crise actuelle. À aucun moment dans le passé, la crise n’a atteint cette charge à proprement parler « systémique », à la fois plus multiple et plus articulée, finalement plus « rhizomique » que « concentrique ». Mais si la crise est globale, son issue doit se penser d’emblée dans sa globalité et non pas à partir d’une seule de ses composantes, pas plus l’écologique, que l’institutionnelle ou que la financière. En cela, l’issue doit bien se penser comme « politique » au sens fort (et aujourd’hui non dominant) du terme : l’ensemble des procédures par lesquelles une société envisage, non pas de se soumettre à une fatalité extérieure, celle des contraintes inexorables des marchés ou de l’intérêt général édicté par l’État « séparé », mais de se guider par la mise en commun assumée, délibérée, décidée et évaluée en permanence.
Bien sûr, cela nous conduit à la question de la rupture et de l’adaptation. Il est inutile, me semble-t-il, de s’enfermer dans des faux débats. Il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir s’il faut redouter toute avancée partielle, au motif qu’elle retarde le moment magique de la révolution. Le problème qui nous est posé se concentre en deux interrogations. Dans l’état actuel de crise (non pas « finale » mais « systémique ») y a-t-il place pour de la réforme globale à l’intérieur du système ? S’il peut y avoir des avancées, globales ou partielles, radicales ou plus modestes, elles sont possibles à quelles conditions ?
À la première question je tends à répondre par la négative, tout simplement du fait de la nature intégrée de la crise et des crises que nous vivons. De fait, ce qui se dessine comme évolutions internes possibles me semble bien loin du keynésianisme des années trente et quarante du siècle dernier. Il est vrai que, depuis quelques années, le discours libéral « pur » bat quelque peu de l’aile. La Banque mondiale, après avoir écarté Stieglitz, n’en a pas moins écorné elle-même en partie cette « fin de l’Histoire » qu’était censé être le « consensus de Washington ». Qui met-on à la tête des organes de supervision générale ? Lamy et Strauss-Kahn : ce n’est pas sans signification. Symboliquement, les USA passent de la symbolique Bush à la symbolique Obama. Mais justement, où est le résultat ? La ligne OMC reste à la libéralisation rigoureuse des échanges internationaux (panne sur le dossier alimentaire) ; on a vu la gestion FMI de la Grèce ; la révolution Obama est mal en point ; à l’échelle internationale, les Objectifs du Millénaire ne seront pas atteints. S’il existe à ce jour un discours sur la « régulation », il n’est pas réformateur au sens ancien, « social-démocrate » du terme. Au mieux, il est « démocrate » : un zeste de régulation juridique et de redistribution à la marge, pour assurer l’ordre social et pour créer les bases de la bonne gouvernance, rassemblant les élites autour du consensus fondamental de la concurrence et de la libre entreprise, le service public réduit au statut de service minimum, de service pour les pauvres.
Comment s’étonner de cette modération de souche « sociale-libérale » ? La crise est désormais mondialisée et systémique, avons-nous dit. Et s’il faut revenir aux années trente, allons jusqu’au bout ? Qu’est-ce qui faisait alors partie du « contexte » ? Une classe ascendante, un mouvement ouvrier en expansion, le grand rêve de la « Sociale » et l’existence de l’URSS et du « mythe soviétique ». Je pousse le raisonnement à la limite : pourquoi y a-t-il eu de la « réforme » vraie dans les années trente et quarante ? Parce qu’il y avait une pression énorme de la « révolution », quel que soit le jugement que les uns et les autres pouvons porter sur telle ou telle composante de la « révolution » d’alors. Paradoxe apparent : il y a de la réforme, parce que les révolutionnaires savent donner le ton.
C’est là que me paraît être le problème contemporain. Ce n’est pas qu’il manque d’éléments pour constituer l’immense force de pression qui contraigne le système à dépasser le face-à-face contraint des « ultralibéraux » et des « régulateurs » timides. Mais, à ce jour, ces ruisseaux innombrables de la contestation du système ne sont pas mouvement alternatif. À partir de là, je ne vois pas d’objection en soi à ce que se mènent des plages de discussion avec toutes les branches imaginables de la régulation. Mais à deux conditions : qu’elles ne s’inscrivent pas dans un cadre entérinant de facto la version la moins ambitieuse de la transformation (que l’hypothèse ne soit pas contredite) ; qu’il soit évident que notre priorité est dans la structuration à terme d’une alternative « vraie ».
Ce qui me navre dans la logique actuelle de l’Union européenne (pas la logique sur le papier ; la logique de la pratique instituée autour de Lisbonne) c’est qu’elle est une machine à éradiquer l’alternative. Ce qui m’effraie dans la structuration actuelle du débat politique (les forums de Libé en font partie) est qu’elle fonctionne à la marginalisation structurelle de tout courant qui s’inscrit peu ou prou dans la vieille tradition française de la révolution. Que cette tradition doive de renouveler structurellement, en profondeur, est une évidence sur laquelle je ne reviens pas ici. Qu’elle disparaisse serait une tragédie. La priorité est donc de penser la rupture et de construire la dynamique qui, seule, la rendra possible. Hors de cela, il n’y aura rien. Ni rupture-transformation, ni même réforme.
C’est autour de cet enjeu que se tissent des réseaux et que se nouent des alliances. Dans le mouvement qui combat l’orientation ultralibérale du capitalisme contemporain, certains pensent encore que le seul véritable antidote du marché libre est l’État. Ils sont plus ou moins « étatistes », « républicains », « néokeynésiens » ; ils superposent plus ou moins « public » et « étatique », bien commun et propriété d’État ; ils préfèrent l’uniformité à l’inégalité et confondent le commun et l’unique. Ils se trompent ? Je le crois. Mais je crois qu’il est plus facile, dans le débat et l’expérience pratique des luttes, de dépasser les limites d’une certaine pensée antilibérale que de passer d’un parti pris « adaptateur » à un engagement de rupture. En bref, il me paraît plus aisé d’assouplir un républicain rigide que de radicaliser un libéral-libertaire. Il est bien sûr des cas limites. Tu cites Viveret. Je crois que sa pensée fluide peut être absolument compatible avec un engagement de rupture avec l’orientation dominante du capitalisme contemporain ; elle peut aussi contribuer à l’affinement d’une pensée « démocrate » de la régulation molle. Tout dépend du contexte général de la discussion et de l’équilibre qui se dessine sur le plan des idées. Pour ce qui est du débat européen de 2004-2006, je persiste dans mon désaccord d’appréciation avec toi. Le camp du Non était composite, comme l’était celui du Oui ; les Oui et les Non n’étaient pas équivalent les uns aux autres. Mais alors que la dominante du Non à Maastricht était plutôt souverainiste (la conjonction de Chevènement et de Seguin), la dominante du Non au TCE était structurée par la question de la concurrence libre et non faussée, des droits sociaux et des services publics. Le parfum général, au fond, avait glissé de la souveraineté nationale à la souveraineté populaire, ce qui n’est pas du tout la même chose. Je n’ai jamais vu dans ton Oui un glissement vers le libéralisme ; mais j’ai considéré alors que ton juste désir d’Europe et ta peur du repli hexagonal te conduisaient à sous-estimer que, pour la première fois depuis bien longtemps, le débat européen portait enfin sur le fond : quelle Europe voulons-nous, de quelle Europe ne voulons-nous pas ?
Je termine (provisoirement) par un petit mot sur la question de la comparaison du stalinisme et du fascisme. Ne crois pas, Alain, que je ne comprends pas ton problème. Tu dis que ta vie a été empoisonnée par la question du stalinisme. Que devrais-je dire ? Je persiste à vouloir être communiste et je suis devant cette tragédie : des communistes, au nom même du communisme, ont accompli des crimes qui contredisent absolument l’idéal fondateur et rien, ni dénégation, ni silence, ni repentance ne pourront effacer ce qui reste à la fois compréhensible et mystérieux. Je veux simplement rappeler ce qui devient peu à peu une évidence dans la communauté historienne, par-delà les différences des uns et des autres : la comparaison du communisme et du fascisme, voire celle du stalinisme et du nazisme n’est pas une aide à la réflexion mais un enlisement par ailleurs moralement contestable ; le concept de « totalitarisme » peut obscurcir plus qu’il n’éclaire la compréhension du XXe siècle tout entier. Ne baissons pas la garde dans l’analyse vigilante de toutes les dérives inacceptables qui ont pu contredire le combat émancipateur. Mais n’oublions pas que, dans l’amalgame entre les deux grands phénomènes marquants du XXe siècle, il y a avant tout le désir de laisser entendre que l’exercice de la volonté en politique est en lui-même porteur de démesure et donc criminogène. Mieux vaut laisser libre place à la main de Dieu ou à celle du marché. Comme le disait Furet, les antilibéraux ont tort de ne pas voir que capitalisme et démocratie sont indissociables. Je n’ai pas envie d’accepter ce postulat.
Salut et fraternité.
Roger Martelli