Retour de vacances/pèlerinage aux sources au Viêt Nam. La grand-mère de Natalie était vietnamienne, son grand-père ingénieur en chef des travaux publics en Indochine. Il a dirigé la construction de la ligne Saïgon-Hanoï, du train à crémaillère de Dalat etc., jusqu’à ce que l’administration vichyste l’envoie au bagne pour sa mauvaise habitude de coller les timbres à l’effigie de Pétain la tête en bas.
Nous sommes les premiers à y retourner, après une longue enquête sur Google et recueil des souvenirs des multiples cousins dispersés à travers le monde. Visite aux cousins restés au pays, recherche interminable d’une pagode où seraient regroupées les cendres, trajets à pied entre les maisons, les écoles et les lycées qui parcouraient la maman, photos de LA gare et des rails…
C’est pour moi la première visite dans un « pays émergeant » en dehors de tout cadre professionnel, je dois me contenter d’impressions. Et quel « pays émergeant » ! Celui qui a vaincu les Etats-Unis dans une guerre qui fut pour moi le premier engagement politique. Lycéen dans les années 60, j’étais passé de « Paix au Vietnam » à « FNL vaincra ». Et même si ce choix n’eut aucune importance dans le dérouler des évènements (contrairement à la contestation de la guerre par la jeunesse américaine), je me considère quelque part comme « responsable ». Moins sans doute que pour le Cambodge, que les 68ards ont suivi de très loin, mais où la prise et l’évacuation de Phnom-Penh par les Khmers rouges nous a fait passer en deux jours du statut de « soutiens à la juste lutte des peuples d’Indochine » à celui d’apologistes d’un projet génocidaire…
Aujourd’hui, le Vietnam est perçu comme un pays communiste ayant rallié le capitalisme libéral avec un léger retard sur la Chine. Image assez exacte, vue de Saïgon (le nom communiste d’Ho-Chi-Minh Ville est en voie de désuétude) : une formidable concentration économique, couverte d’affiches publicitaires, mais avec quand même, parmi les autres, des affiches et calicots communistes style 1950, et partout des drapeaux rouges faucille-marteau. Il est vrai que nous sommes à la veille de l’ouverture d’un congrès du Parti communiste. Mais le Vietnam n’est pas encore la Chine, Saïgon est loin de Shanghaï : quelques gratte-ciels assez moches, à part la Tour financière d’Hô-Chi-Minh-Ville, œuvre de l’AREP de Jean-Marie Duthilleul, l’auteur de nos gares TGV : un fantastique aileron de requin.
À première vue Saigon m’apparaît comme entre Sao Paulo et Recife à la fin de la dictature brésilienne. Mais le Brésil opposait (oppose encore) un monde qui roule en auto et un monde qui marche à pieds, un monde sans vélo.
Dans le Vietnam « socialiste », je m’attendais à une marée de vélos. Il n’y en pas non plus. Ni en ville, ni à la campagne. Pour voir des vélos, il faut contempler les ravissants envols de collégiennes à la sortie des cours, tenant au guidon un pan de leur tunique satinée. Pas beaucoup d’autos non plus, contrairement à Bangkok, Mbombay ou Beijing.
Non, le Vietnam est l’empire de la moto. Pas des mobylettes : des 125 cm3 et des scooters. Immense fleuve ininterrompu, qui, comme le Mékong en crue, déborde sur les trottoirs, avec quelques îlots perdus : le toit des voitures, et, beaucoup plus rares, des autobus ou minibus.
Autant dire : pas de piéton non plus. Il est très difficile de marcher dans Saïgon, périlleux de traverser. Mais nous sommes si peu de piétons qu’on a scrupule, à deux, à traverser au feu rouge, bloquant des centaines de motocyclistes qui nous regardent pourtant sans hostilité. Nous observons le fleuve immobilisé, détaillant les mille solution pour coincer (approximativement ) un petit enfant entre le guidon et le conducteur.
Presque tous ces motocyclistes portent un masque, et les piétons aussi. Les Vietnamiennes ont toujours porté le masque pour protéger l’ivoire de leur visage, mais, avec la pollution, elles le gardent à la nuit tombante. Saïgon est une ville qui s’empoisonne elle-même et qui le sait.
J’enrage contre cette guerre qui a fait des millions de morts. Contre les Etats Unis qui ont détruit le Viet Nam pour le sauver des Vietnamiens , alors que la puissance de leur modèle de consommation de masse suffisait finalement à le faire triompher, même après leur défaite. Mais aussi contre le Viet Cong : tant de sacrifices pour arriver à ça , un modèle libéral-productiviste de la plus insupportable espèce ! Même pas de transports en commun, bien moins que dans la plupart des villes d’Amérique Latine. Sans cette guerre, que serait devenu le Vietnam ? sans doute une sorte de Philippines. Mais ce« socialisme » n’a-t-il pas au moins introduit une différence avec les Philippines ?
Quittant la ville pour le delta du Mékong, nous nous attendions à retrouver des souvenirs durrasiens. Margueritte n’est pas oubliée des rares francophones (et des hôtels), mais il n’y a plus de bac à Vinh Long pour les jeunes filles à hauts talons. Il y a d’immenses ponts à haubans sur tous les bras de ce fleuve mythique parsemé de jacinthes d’eau qui vont et viennent avec la marée. Partout ailleurs la jacinthe d’eau est à la biodiversité ce que le gaz carbonique est au climat. Ici, la jacinthe, on la cultive, on la mange, on en fait des tongs.
Car le delta est un immense district rizicole agro-exportateur, où tout se recycle à l’infini. Tous ce qui se mange est mangé, ce que les hommes ne mangent pas on le donne aux cochons, et ce que refusent les cochons on le brûle, comme le son du riz, transbahuté sur des barges, qui fait marcher même les briqueteries.
Oui, un district industriel comme l’Emilie-Romagne, déployé sur toute la plaine inondable. Des routes sur les remblais, on contemple les rizières à l’infini, mais la route elle même, encombrée de camions et de motos, est une immense atelier , une succession d’échoppes bourgeonnant autour de la riziculture : ateliers de réparation de matériel agricole, et ainsi de suite jusqu’aux boutiques d’ordinateurs. Après une imbécile collectivisation agricole qui avait semé la disette et fait du Vietnam un importateur net, un seul train de lois, dans les années 80, a suffit pour en faire le 3e exportateur mondial de riz (et le second de café).
Nous discutons avec une guide : oui, il y a déjà une moto par famille, mais l’objectif c’est une moto et un portable par personne. Je comprends alors que la marée des motos est aussi un objectif planifié. Un « socialisme de la moto », comme les premiers réformateurs communistes centre-européens avaient voulu un socialisme du goulasch. Tiré par l’exportation et la société de consommation, au contraire de Cuba, mais de façon égalitaire, au contraire des Philippines.
Du delta, il était tentant de remonter jusqu’à Angkor. Bon, Angkor, hein… Égal à tout ce qu’on avait pu en imaginer, et plus encore. Immense ensemble de sites sur plus de 30 km de diamètre. Monuments contemporains de nos cathédrales romanes et gothiques, en plus grandioses, ridiculisant Versailles ou Schoenbrunn. Une immense accumulation de travail humain. Techniquement guère différente des sites mayas qui les précédent immédiatement (Palenque, Tikal, Copan : comme la voûte maya, la voûte khmère n’est pas une vraie voûte). Mais en plus grand, plus dense et surtout historiquement plus durable. Et c’est pour moi le premier mystère : pourquoi l’empire khmer a-t-il duré si longtemps (plus longtrmps que les Capétiens), pompant le travail de ses paysans de la Mer de Chine à l’isthme de Kra, alors que les cités mayas s’écroulaient sous leur poids ?
La réponse est sur les fresques. Partout des chevaux, des éléphants, des chars. La grande différence entre l’Ancien et le Nouveau Monde, c’est que, dans le premier, l’humanité a pu, dans la conquête de la nature, s’appuyer sur une vingtaine d’animaux domesticables. Les Amériques n’en comptaient que trois, dont un seul pour le portage : le chien, le dindon, le lama (et encore seulement chez les Inkas). La « domination de l’Homme sur la nature » est venue de cette étrange alliance, bien avant la motocyclette. L’usage qu’on en a fait est une autre histoire.