Du halo sociétal au tiers secteur
Pour une loi-cadre sur les sociétés à vocation sociale

1er juillet 2001 par Alain Lipietz

Note : Ce texte est la synthèse du Rapport final sur l’entreprise à but social et le tiers-secteur.

L’idée d’un " tiers secteur d’utilité sociale, environnementale et culturelle ", ou encore " tiers secteur d’économie sociale et solidaire ", a peu à peu émergé, au tournant des années quatre-vingt, du sentiment de crise de la dualité sectorielle marchand-public qui semblait devoir régir l’ensemble du modèle de développement de l’après-guerre, modèle que certains économistes ont appelé " fordiste " (voir mon livre La société en sablier).

Cette crise apparaît d’abord en négatif : des besoins ne sont couverts ni par un secteur, ni par l’autre, alors que des actifs sont au chômage parce que, faute d’un financement adéquat, ils ne peuvent être mis au travail ni par l’un, ni par l’autre.

Le temps est venu de définir les contours de ce tiers secteur et de le rendre opératoire. Nous le ferons en trois temps : en énonçant d’abord une grille de critères et de spécificités définissant le tiers secteur par la prise en compte d’un " halo sociétal " ; en situant ensuite le tiers secteur dans le paysage de l’économie sociale et de l’économie solidaire, dont il emprunte respectivement les modes d’organisation et les buts ; en précisant, enfin, l’architecture d’une proposition de loi-cadre.

Le tiers secteur : un idéal-type

Au sens où l’on emploie ici le mot, un " secteur " économique se caractérise par :

 La nature des unités économiques qui le constituent (formes de coordination interne, pouvoir) ;
 Le lien entre les unités et leurs travailleurs (salariat, bénévolat, participation à la propriété ?) ;
 Le lien entre celles-ci et les bénéficiaires de leurs activités, c’est-à-dire la régulation de l’accès au bénéfice de ces activités, ainsi d’ailleurs que le champ même de ces activités ;
 Le financement de ces activités ;
 Une régulation des rapports du secteur avec les autres secteurs, en particulier via l’État : fiscalité, subventions, etc. ;
 Un certain nombre d’institutions annexes, comme les appareils de formation.

Typiquement :

Dans le secteur marchand, des entreprises, regroupant des salariés sous la direction des propriétaires, offrent des biens et services au marché. Cette offre est validée par la vente, qui offre à l’entreprise les moyens de payer les salariés, d’amortir le capital et de le rémunérer.

Dans le secteur public, une administration, elle-même sous le contrôle d’élus, lève des impôts, et affecte des moyens et des salariés à la satisfaction de besoins de la société.

Ces deux schémas sont bien sûr des " idéaux-types ". Il est très peu de branches du secteur marchand dont une partie des entreprises ne bénéficient de quelques avantages fiscaux. Le tiers secteur, quant à lui, sera par principe à la fois marchand et bénéficiaire d’un financement public.

Justification macroéconomique : " l’activation des dépenses passives "

La toute première spécificité du tiers secteur se présente comme un ensemble de singularités fiscales au sens large : dispense d’impôts ou de cotisations sociales, plus, éventuellement, subventions. L’idée est qu’en lui-même l’existence de ce secteur apporte un avantage collectif à la société, qui le dispense de régler tout ou partie de sa contribution socio-fiscale, et justifie même des subventions permanentes.

L’argument est d’abord macroéconomique. Le chômage a un coût. Ce coût est donc disponible pour financer des activités qui réduisent d’autant le chômage. C’est ce qu’on appelle " l’activation des dépenses passives ". Encore faut-il préciser ce que l’on entend par " dépenses ".

À proprement parler, seules les dépenses effectivement payées sont mobilisables comme subventions : Assedic, RMI ? Soit un ordre de grandeur de 150 milliards de francs.

À cela s’ajoute le manque à gagner pour les administrations publiques, dû à l’absence des cotisations sociales qui auraient pu être assises sur le salaire des chômeurs. On arrive ainsi à un chiffre de 450 milliards.

Enfin, l’absence même d’activité correspond à un manque à gagner pour la société : la part du PIB qu’auraient pu créer ces chômeurs. On arrive à un ordre de grandeur du millier de milliards de francs.

Ainsi, un " tiers secteur " dont les unités productives seraient dispensées de cotisations sociales et d’impôts commerciaux, et seraient subventionnées au niveau d’un RMI par personne employée, ne coûterait rien aux administrations publiques, et offrirait à la société un flux de biens et services nouveaux ? à condition qu’il ne " cannibalise " pas (par éviction) les deux autres secteurs.

C’est ce problème de l’éviction qui conduit à poser la question des deux autres caractères du tiers secteur que nous allons examiner maintenant : la spécificité de ses activités et sa régulation.

Justification microéconomique : la spécificité " communautaire " du tiers secteur

Quand une entreprise d’insertion ouvre un restaurant dans une cité d’habitat social à l’abandon, elle ne produit pas seulement des repas qu’elle fait payer aux consommateurs. Elle offre insertion sociale et formation professionnelle à des chômeurs, elle recrée un lieu public de convivialité, elle propose des prix modérés à des familles aux revenus modestes, etc. Et cela justifie le financement socio-fiscal, faute de quoi rien n’aurait lieu : ni les repas ni la formation, ni le reste. En somme, la subvention ou la dispense de charges sociales et fiscales rémunèrent un " halo sociétal ", des effets externes socialement positifs, auréolant le repas vendu aux clients.

Ainsi, les spécificités de financement du tiers secteur sont l’autre face de la spécificité de ses activités, que, pour simplifier, nous appellerons communautaires.

C’est dans ce champ immense des services communautaires, partiellement à redécouvrir, partiellement à inventer, que le tiers secteur a vocation de se déployer. Il associera nécessairement des " bénévoles-citoyens " et des " permanents-salariés " et il bénéficiera alors de plein droit des spécificités socio-fiscales et réglementaires évoquées plus haut.

Il existe déjà bien sûr des réalisations partielles du tiers secteur : entreprises d’insertion, régies de quartier, etc. À l’heure actuelle, leurs dérogations fiscales sont chichement comptées, dûment agréées, conventionnées, voire " prescrites " par les administrations. Le tiers secteur n’existera véritablement que lorsque l’adéquation à un certain nombre de critères d’appartenance (charte ou cahier de charges) ouvrira automatiquement le droit à un certain statut fiscal, comme c’est aujourd’hui le cas pour les entreprises. Il ne sera pas pourtant exempt de contrôle. Contrôle interne d’abord : sa direction doit pouvoir associer bénévoles, salariés, usagers et bailleurs de fonds. Contrôle par les pairs ensuite. Contrôle enfin par la puissance publique. Le tiers secteur, qui vient se glisser entre le secteur public et le secteur privé, n’échappera pas à la Cour des Comptes.

Étendons-nous quelque peu sur les différences entre les trois secteurs, différences qui constituent la base de la régulation de leur coexistence.

Une concurrence limitée entre les trois secteurs

Une première concurrence oppose le tiers secteur au secteur public. Le tiers secteur, qui aspire légitimement à s’étendre (pour accroître sa légitimité, et aussi pour assurer sa mission d’insertion définitive, c’est-à-dire la création nette d’emplois), cherchera à empiéter sur des missions traditionnelles de l’État Protecteur. Le secteur public, caractérisé par la haute formalité du statut de ses personnels, verra d’un mauvais ?il le développement d’un secteur aux statuts plus souples, intervenant sur le même champ, les mêmes territoires, avec des missions voisines, et les syndicats percevront son développement comme une man ?uvre de précarisation de la fonction publique.

Au tiers secteur de comprendre qu’il sera d’autant moins perçu comme une " menace" par les syndicats de la fonction publique que ses propres salariés seront eux-mêmes régis par les règles du droit du travail commun. Ses spécificités fiscales sont des spécificités du secteur et de ses unités, des postes de travail qu’il offre, non de ses salariés eux-mêmes.

Cette clarification n’ôte rien au sentiment de " concurrence illégitime " éprouvé cette fois par le secteur marchand lucratif. Dès qu’un nouveau service sera reconnu, le secteur privé lucratif aura toujours tendance à objecter que lui-même pourrait l’assurer, pour peu que la demande soit solvabilisée par une subvention de même montant que la subvention à l’offre dont bénéficie le tiers secteur. Il suffit de répondre que toute entreprise privée peut se rattacher au tiers secteur, à condition d’en accepter le " cahier de charges " : règles de direction, but social, et lucrativité limitée.

Je dis " lucrativité limitée ". La " non-lucrativité " ne semble-t-elle pas pourtant un caractère essentiel du tiers secteur ? Du fait des " privilèges " fiscaux dont il bénéficie, il paraît difficile de lui accorder le droit à distribuer des bénéfices, et encore moins de poursuivre un " but " lucratif. Cela n’aurait pourtant rien de révoltant : le secteur privé bénéficie déjà de multiples subventions et exonérations.

On en arrive en fait à l’idée que le tiers secteur pourrait être non seulement " marchand ", mais partiellement " lucratif ", c’est-à-dire autoriser la rémunération de ses fonds propres, comme de ses dirigeants, à condition que cette rémunération soit limitée. On peut penser aux Cigales, aux fondations, ou à une sorte de " Codévi " du tiers secteur.

Économie sociale, économie solidaire et tiers secteur

Ce " tiers secteur ", il faut bien enfin lui choisir un nom ! Tel que nous venons de l’analyser, il se caractérise d’abord par un certain mode de régulation justifié par le " halo sociétal " auréolant ses activités . Cette spécificité des activités, la réponse à la question " qu’a-t-il vocation à faire ? ", nous l’avons désignée parfois par le terme " communautaire ". Un consensus s’est finalement formé autour des termes " économie sociale et solidaire ".

L’économie sociale

L’économie sociale est définie par une réponse à la question " Comment on le fait ? ". C’est l’ensemble des activités productives menées au sein de trois types de personnes morales : les mutuelles, les coopératives, les associations. Toutes ces institutions ont lutté pour l’existence au cours du XIXe siècle ; en France elles ont été reconnues par un faisceau de lois à la fin de ce siècle (la dernière étant la fameuse loi de 1901 sur les associations), puis réformées à la Libération, et finalement rassemblées dans un même cadre juridique au début des années quatre-vingt.

Qu’est-ce qui constitue son unité ? Essentiellement un ensemble de règles formelles :

 Le principe de direction " une personne, une voix ".
 Le principe d’indivisibilité des réserves.
 La lucrativité limitée.

La première règle est la plus spectaculaire : le pouvoir dans l’économie sociale n’est pas réglé par l’apport en capital, mais par l’adhésion des personnes.

La seconde règle stipule qu’une partie au moins du produit de l’entreprise commune ne peut faire l’objet d’une appropriation ou d’une rétrocession aux associés. Qu’il y ait eu ou non apport initial, l’entreprise se voit ainsi peu à peu dotée d’un capital propre qui fonde son existence autonome.

La troisième règle est la contrepartie de la seconde : elle veut dire sur le fond que le but de l’association n’est pas le profit de ses membres, mais le projet social proposé à leur entreprise.

Cette troisième règle, combinée à la seconde, spécifie l’économie sociale au sein de l’économie marchande. Marchande, elle l’est tout à fait (du moins les coopératives, les mutuelles, et celles des associations qui ont une activité économique), elle vend des biens et des services, à ses membres comme à des non-membres. Ce qui la distingue, dans le champ de la concurrence, c’est qu’elle n’agit pas en fonction du profit dégagé. Sur ce point, aucun argument de " concurrence illégitime " ne devrait lui être opposé : le choix du taux de marge est une prérogative absolue de tout entrepreneur marchand !

L’économie solidaire

Après la Libération de 1945, l’économie sociale fut instrumentalisée dans la mise en place l’État Providence. Il ne faut pas s’étonner dès lors de son assimilation par l’opinion publique à une sorte de " sous-appareil d’État ". Il ne faut pas s’étonner non plus si, face au recul progressif de l’État Providence, au tournant des années quatre-vingt, l’économie sociale ainsi " instituée " resta en quelque sorte pétrifiée. C’est donc sous une autre étiquette, dans d’autres institutions, très souvent mais pas nécessairement sous les formes juridiques de l’économie sociale, que se développa une réponse à la crise, du sein de la société civile. Elle s’auto-désigna d’abord par " économie alternative ".

Issue d’une nouvelle militance mettant en avant, comme projet, l’écologie, le développement local, " l’utilité sociale " en un mot, et l’autogestion comme forme d’organisation interne, elle rêva de réaliser, face au retrait de l’État et de l’emploi dans le secteur privé, une " autre " manière de vivre et de travailler, d’où son nom. En 1981 se crée l’Agence de Liaison pour le Développement d’une Économie Alternative (ALDEA). Si elle soutient la création d’unités productives sous forme associative ou coopérative, elle n’hésite pas à financer des micro-projets artisanaux ou en sociétés anonymes. Elle mobilise pour ce faire l’épargne volontaire via les Clubs d’Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l’Epargne, les " Cigales " (1983).

On le voit : " l’alternative " est d’abord alternative dans son esprit, plutôt que dans ses formes juridiques. Pour donner un contenu à cette alternative, les valeurs de Solidarité et d’Autonomie sont candidates. Le contexte (la montée du libéralisme) imposera en réaction le mot " Solidarité ". En 1985, , des militants lancent un appel à investir un pourcentage de son revenu dans des " cagnottes ", pour aider les chômeurs à créer leur emploi : c’est le lancement de Solidarité-Emploi. Du rapprochement de l’ALDEA et de Solidarité-Emploi naîtra en 1991 le Réseau pour une Économie Alternative et Solidaire.

Vers la fin des années 90, les tenants de l’économie solidaire ne pouvaient plus ignorer que, comme l’économie sociale jadis, ils étaient, à leur corps défendant, mais aussi du fait de leurs exigences de subventions ou de dérogations, entrés dans l’orbite de l’État, en tout cas de l’État local. Le risque était de fonctionner comme " bouée de sauvetage " substitutive à l’État Providence, dans le cadre d’une évolution mondiale vers une " politique sociale du néo-libéralisme ".

Face à ce risque, ce qui distingue l’économie solidaire, c’est tout de même que l’initiative vient de citoyen(ne)s résolus à faire quelque chose, parce qu’ils intègrent dans leur comportement individuel l’utilité pour tous, donc pour eux-mêmes, de retisser des liens sociaux, d’accumuler du capital social, d’améliorer leur environnement, de défendre leurs voisins. Ce qui définit l’économie solidaire, c’est donc " au nom de quoi on le fait ", non sous quelle forme (sous quel statut on le fait), ni même particulièrement " quelle est la spécificité de ce qu’on fait ".

Peu à peu, le REAS théorise cette maturation. Avec les Régies de quartiers, l’Association pour le Développement des Services de Proximité, etc., se constitue l’Inter-réseaux de l’Économie solidaire.

La synthèse " sociale et solidaire "

Dans mon rapport d’étape de 1999, j’avais privilégié l’idée que le " tiers secteur à financement mixte d’utilité sociale " pourrait très largement se couler dans les structures juridiques de l’économie sociale, qu’il conviendrait d’adapter. Cette option a finalement été largement validée par les Consultations régionales organisées au printemps 2000 qui rassemblèrent des milliers de participants.

Le choix de l’appellation " secteur de l’économie sociale et solidaire " paraît finalement cohérent. Pour dissiper les malentendus sans cacher les difficultés, tentons de clarifier les rapports entre ces trois notions.

 Le tiers secteur se définit par " Qu’est-ce qu’on fait, qui nécessite un secteur défini par un mode de régulation propre, y compris fiscal ".
 L’économie sociale se définit par " Comment, sous quel statut et quelles normes d’organisation interne on le fait ".
 L’économie solidaire se définit par " Au nom de quoi on le fait " : le sens prêté à l’activité économique, sa logique, le système de valeurs de ses acteurs et donc les critères de gestion de leurs institutions.

Le tiers secteur appartient totalement à l’économie solidaire. L’activation du coût social du chômage, comme la rémunération publique du " halo sociétal " accompagnant la valorisation de ses activités marchandes, traduisent fidèlement la logique, les valeurs, les critères de gestion de l’économie solidaire.

Par contre, l’économie solidaire déborde largement le tiers secteur. Elle vise la mise en synergie, au nom des mêmes valeurs, d’activités mises en ?uvre aussi bien dans le tiers secteur ou le secteur privé que dans le secteur public, et même dans le secteur non-monétaire, " domestique ", l’entraide ?.

L’économie sociale, par ses règles institutionnelles (" une personne, une voix ", " indivisibilité des réserves ", " lucrativité limitée "), offre sans doute un cadre privilégié pour le tiers secteur. Mais il faut l’affirmer avec une clarté qui ne peut être que salutaire : l’économie solidaire ne recouvre pas toute l’économie sociale. Il y a des associations lucratives et des coopératives sans utilité sociale.

Inversement, l’économie solidaire déborde, on l’a dit, l’économie sociale : elle inclut des relations partenariales avec le secteur public, le secteur privé, etc.

De cette discussion résulte ce fait massif : mis à part le cas (limité) des entreprises privées assurant des missions du tiers secteur (une partie des entreprises d’insertion), bénéficiant de ses prérogatives et respectant son cahier de charges, le " tiers secteur d’utilité sociale " (ou écologique, culturelle etc ?) se situe pour l’essentiel à l’intersection de l’économie sociale et de l’économie solidaire, mais ne s’identifie ni à l’une, ni à l’autre.

Dans ces conditions, le mieux est de définir le contour du tiers secteur par un " label " d’économie sociale et solidaire, fondé sur deux types de critères, à inscrire dans sa charte : quant aux buts (ce qui le rattache à l’économie solidaire) et quant aux modes d’organisation interne (lucrativité limitée, caractère démocratique et multipartenarial de sa direction), ce qui le rattache à l’économie sociale, étant bien entendu qu’une entreprise privée peut faire le choix de solliciter ce label, à condition d’accepter ce " cahier de charges ". L’adhésion au label ouvrirait ainsi le droit à une grille de singularités réglementaires et fiscales.

L’économie sociale et solidaire : un principe original de socialisation

D’abord, rappelons-le, le tiers secteur, comme une partie de l’économie sociale, a bel et bien un aspect marchand.

La spécificité du tiers secteur, pour autant qu’il est marchand, c’est qu’en même temps qu’il satisfait l’acquéreur, il engendre d’autres effets socialement utiles (insertion de travailleurs, convivialité locale, etc.). La société, en le subventionnant ou en le dégrevant de contributions, rémunère cet " effet externe positif " que nous avons appelé halo sociétal. Beaucoup d’activités du secteur privé engendrent aussi des externalités positives (et pas seulement des négatives : pollutions, encombrement ?). Mais la différence spécifique du tiers secteur, c’est qu’en l’absence de ce double financement, aucune de ces " utilités " (ni le service particulier, ni le halo sociétal) ne serait produite.

Le tiers secteur, une fois pleinement reconnu et formalisé, a notamment vocation à prendre la relève d’un tiers secteur informel (le fameux " premier étage de la civilisation matérielle " selon F. Braudel), soigneusement maintenu par le Code Napoléon sous l’autorité des Pater Familias, malgré la condamnation des corps intermédiaires par le loi Le Chapelier : celui du travail gratuit des femmes.

Le tiers secteur, à côté de sa dimension marchande, a aussi une dimension, sinon de service public, au moins de " service au public ". La communauté souhaite l’existence d’un service marchand pour le halo sociétal qu’il produit et à ce titre finance son existence par l’impôt. Au principe régulateur de l’échange marchand : " Je donne pour que tu fasses, je fais pour que tu donnes ", se combine le principe redistributif : " Je donne à la collectivité pour qu’elle fasse faire ".

Mieux vaut le reconnaître explicitement dans la loi : le tiers secteur bénéficie d’un financement mixte, marchand et public, en proportion largement variable selon les branches d’activités, parce qu’il répond à une demande particulière tout en générant des externalités positives, un " service à la communauté ". Mais surtout il est, comme toute l’économie solidaire, gouverné par le principe de réciprocité : " Je donne ou je fais aujourd’hui, parce que je suppose qu’un jour la communauté donnera ou fera pour moi. "

Ce secteur gouverné par une logique différente constitue-t-il une " bouée de sauvetage ", face à la prégnance du marché et du profit, ou une alternative à leur domination ? Sa logique le tire vers la seconde réponse. Y parviendra-t-il ? Cela dépendra essentiellement de son développement qualitatif et quantitatif.

Pour une loi cadre de l’économie sociale et solidaire

Au fil de notre enquête et de nos négociations avec les pionniers du tiers secteur, il n’est pas apparu vraiment opportun de créer un nouveau type de personne morale pour incarner l’entreprise à but social, constitutive du tiers secteur, en tout cas pas sous la forme d’une structure juridique distincte des formes actuelles de l’économie sociale.

C’est donc la solution d’un secteur différencié de l’économie sociale et solidaire qui s’est peu à peu imposée. Il s’agirait de ménager un espace, désigné par un label commun, essentiellement à l’intérieur du champ de l’actuelle économie sociale, mais avec une extension possible dans le secteur privé, espace défini par une charte portant à la fois sur les buts sociaux et l’organisation interne. Sous ce label pourraient se rassembler des associations, coopératives, unions d’économie sociale, entreprises privées, travailleurs individuels, systèmes d’échanges locaux. Le secteur pourrait être différencié ensuite par le type d’activité à but social au sens large (écologique, culturel, etc.), selon une procédure d’agrément qui spécifierait le cahier de charges relatif à chaque mission du secteur (insertion professionnelle, politique de la ville, développement culturel, etc.). On obtiendrait ainsi une sorte de grille, croisant statuts et missions. À chaque case de la grille correspondrait un ensemble de singularités réglementaires et socio-fiscales facilitant la mise en ?uvre de ces missions dans le cadre du statut choisi, et rémunérant l’utilité sociale de leur réalisation.

Il est clair que la somme des aménagements nécessaires est considérable, et qu’ils ont un caractère législatif. La formule de la loi-cadre s’impose donc. Une telle loi permettrait des actes réglementaires, fixerait le cadre pour des négociations ultérieures entre les ministères et les grands réseaux de l’économie sociale et solidaire, débouchant, s’il le faut, sur des textes législatifs particuliers. Esquissons ce que pourraient être les différents " titres " de cette loi.

Définition du label d’utilité sociale et solidaire

Ce label doit pouvoir être attribué aux personnes morales qui répondent à un certain nombre de critères, rassemblés dans une " charte ", quant à leur " but social " et à la composition de leur direction. La loi-cadre pourrait donc :

Énoncer en termes généraux " l’utilité sociale ".

Préciser la notion de non-lucrativité et de gestion désintéressée comme " rémunération encadrée des fonds propres et du travail de direction ".

Définir le caractère démocratique par le respect du principe multipartenarial et le principe " une personne, une voix ", avec pondération possible entre les collèges des différents partenaires (usagers, salariés, bénévoles, bailleurs de fonds).

Intégrer les principes d’agréments déjà cristallisés dans les négociations ayant abouti (notamment à l’occasion de l’instruction fiscale sur les associations).

Confier aux ministères le soin de négocier les agréments futurs avec les réseaux de leur compétence, éventuellement prévoir des lois complémentaires.

Droit du travail

Pas de dérogation aux droits du travailleur.

Le Code du travail sera modifié pour ses articles précisant les exemptions de cotisation sociale dont bénéficient les structures d’insertion par l’activité économique, afin de les remplacer par des subventions indépendantes du mouvement général de réduction des cotisations au voisinage du SMIC, et ramener ainsi la rémunération de leurs missions d’insertion au niveau nécessaire. Les taxes d’apprentissage seront versées aux entreprises d’insertion selon une procédure ad hoc inspirée des CIL pour le 1% logement.

Financement des fonds propres
Tous les fonds propres investis dans le secteur pourront être rémunérés dans la limite d’un plafond fixé par décret et égal au taux de l’épargne populaire (Livret A), avec une prime de risque de 1 % pour les coopérateurs. Cette rémunération sera libre d’impôt, comme les revenus de l’épargne populaire. Les fonds apportés par des personnes physiques seront déductibles au même titre que l’épargne investie en actions.Les fonds récoltés par les CODEVI seront dorénavant affectés à l’économie sociale et solidaire par le biais de fondations. Les propositions visant à développer les fondations seront inscrites dans la loi.

Système d’Échanges Locaux
La loi reconnaîtra explicitement la possibilité de troc multilatéraux par l’intermédiaire d’une monnaie scripturaire locale (SEL), au sein d’associations dont les membres sont exclusivement des personnes physiques, échangeant des biens et services dans un but de convivialité ou de solidarité, et à titre non-professionnel. Ceci les dispense ipso-facto de tout impôt commercial ? mais autant le préciser dans la loi !

Ajustement des statuts

Les statuts juridiques des associations et coopératives seront assouplis de façon à les rendre compatibles avec les stipulations de la présente loi (définition de la lucrativité limitée, direction multipartenariale)

Appels d’offre, etc.

Les administrations publiques dans leur ensemble, et toutes les structures de l’Economie Sociale et Solidaire, seront autorisées à inclure à titre principal une clause de mieux disant social pour réaliser quelque prestation que ce soit, et à investir en fonds propres dans les entreprises d’économie sociale et solidaire.

Statuts des bénévoles, élus et mandataires de l’ESS

L’individualisation même de nos sociétés engendre des normes (contrats, responsabilité civile individuelle) qui entrent en contradiction avec les normes communautaires, où l’on attend seulement de chacun qu’il fasse ce qu’il peut avec bonne volonté. D’où la juridiciarisation des rapports sociaux, tendance inévitable et qui ne se réduit nullement à une " américanisation ". Cette juridiciarisation frappe d’un véritable sentiment d’injustice tous les volontaires du " bien commun ", aussi bien les élus locaux que les élus associatifs. On s’engage pour autrui, on donne parfois un temps considérable et mal rémunéré, et l’on se retrouve civilement responsable d’un incident que l’on n’avait ni les moyens, ni parfois même la compétence, de prévenir.

Pour éviter que la lassitude ne provoque un mouvement de désengagement, il importe que la loi valorise et sécurise judiciairement les bénévoles, élus et mandataires sociaux, tout en garantissant à leur public le niveau de sécurité qu’il estime être en droit d’attendre, de la part de ce qu’il perçoit comme un quasi-service public.

Un plan d’intégration des emplois-jeunes

Ces " postes individuels de l’économie sociale et solidaire " ont vocation à se glisser, avec l’équivalent de la subvention qui leur est attachée, dans les structures pérennes de l’E.S.S.

CONCLUSION

Toute notre enquête et notre réflexion n’ont fait que confirmer l’importance future de ce qu’il est dorénavant convenu d’appeler " économie sociale et solidaire ". Il n’en va pas seulement de la création d’emplois pour la fraction de notre population la plus éloignée du monde du travail.

Il s’agit surtout d’assurer, sous une forme nécessairement spécifique, les fonctions de lien social laissées en déshérence par le délitement de la famille élargie comme par le retrait de l’État ; il s’agit aussi d’assurer les fonctions micro-régulatrices appelées par notre société aussi individualitaire que complexe ; il s’agit enfin de pourvoir à l’immensité des besoins, notamment culturels, d’une civilisation post-industrielle.



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