Pru en version légèrement abrégée dans Libération du 19 octobre 2010
Effarée, la France redécouvre aujourd’hui, avec la loi du 3 octobre 1940 annotée par Pétain, le caractère autochtone des persécutions antisémites dans la patrie de Dreyfus. Non, la participation à la Shoah ne fut pas dictée par l’Allemagne, revolver sur la tempe, à une administration faisant bouclier de son corps. Elle est l’expression d’une tendances française, en forte hausse depuis les années trente : le racisme ordinaire.
Quand j’étais enfant, nos profs nous montraient des images de prisonniers décharnés, de trains de wagons plombés entrant sous des porches sinistres… Ils roulaient de gros yeux, index menaçant : « Alors les jeunes, plus jamais ça ! » Ça voulait dire : « plus jamais le racisme ». Avant les chambres à gaz, nous expliquaient-ils, il y avait eu les trains, avant les trains, l’internement, avant, la privation des droits, avant, le recensement, et avant, le mépris, les insultes…
À la base de cette pédagogie, le théorème de Sartre : « Il n’y a pas de degré dans le racisme. Traiter un homme de bougnoule, c’est déjà accepter les chambres à gaz ». Réciproque, version Niemöller : « Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif… » Car, bien sûr, il y avait un crime raciste par-dessus tous les autres : l’anéantissement des juifs d’Europe. Montrer que tout racisme pouvait mener au pire était la forme la plus efficace pour le combattre. « Contre le racisme et l’antisémitisme » : proposition insécable, RA dans MRAP et dans LICRA. C’était « l’exemplarité de la Shoah. »
Bien sûr, ça ne marchait pas dans le cas des Vietnamiens, des Algériens : les guerres coloniales n’étaient guère favorables à l’anti-racisme. Et puis, cette dilution dans l’ensemble du crime nazi retardait la réflexion sur la Shoah. Le film de Resnais , Nuit et brouillard, mélangeait toutes les victimes dans un…brouillard qu’entretenait Jean Ferrat et sa chanson de même titre : « Je twisterais ces mots s’il fallait les twister / Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez. » Et il oubliait complètement de dire qui vous étiez, parlait de « Jésus, Jéhovah ou Vichnou ».
Enfin Claude Lanzmann vint, avec le film Shoah. D’exemplaire, la Shoah devint « singulière ». Car pour nulle autre victime, le crime nazi ne fut poussé si loin, si méthodiquement, pour nulle autre la haine ne fut aussi irrationnellement absolue. Le racisme anti-juif des nazis apparut pour ce qu’il était philosophiquement, un noir diamant de haine.
« Qui vous étiez », c’était les Juifs, et seuls les Juifs. Très vite il fut interdit dans Les Temps Modernes, désormais dirigé par C. Lanzmann, d’objecter « mais aussi… les Tziganes, les homosexuels, les handicapés » : c’était comparer l’incomparable, nier la singularité de la Shoah. À la limite : de l’antisémitisme. En mai 2004, quand se déchaînaient les actes anti-sémites et islamophobes, on vit le mouvement anti-raciste divisé profondément entre une manif « contre l’antisémitisme » et une autre « contre tous les racismes ». On n’avait encore rien vu.
Cet été, après les échauffourées de Saint-Aignan entre gendarmes et « gens du voyage », Nicolas Sarkozy réagit par une attaque foudroyante visant explicitement les Roms, avec destruction de leurs campements « illégaux » ( les communes françaises n’offrent que 30% des campements prévus par la loi…), enfermement, expulsion des Roms roumains. Pourquoi des Roumains, alors que les nomades de Saint-Aignan étaient français ? parce que Roms et expulsables.
Un haut-le-coeur saisit la hiérarchie catholique. Les mots infortunés « rappelant les heures les plus sombres de notre histoire » furent prononcés. On vit alors se déchaîner la doxa de la « singularité » de la Shoah. En une semaine, le CRIF, Marek Halter et Alain Minc firent rentrer sous terre le Pape, les jésuites et les évêques : crime des crimes, ils avaient évoqué une ressemblance (purement fortuite) entre le racisme latent, l’enregistrement, la destruction des biens, l’enfermement et l’expulsion des Roms d’une part, les prémices de la Shoah d’autre part.
La boucle était bouclée. L’exemplarité de la Shoah, le « plus jamais ça », s’était muée en son contraire : « De toute façon ça ne sera jamais plus ça. À moins de 6 millions de morts, circulez, y a rien à dire. » Bénéfice inattendu de ce monopole d’Etat victimaire : pour la première fois depuis « les heures les plus sombres », on s’intéressa un peu à ce qui était arrivé aux Roms avant et pendant la guerre, et l’on constata avec stupéfaction que leur génocide à eux (le « Porajmos ») n’avait pas été si négligeable. Entre le quart et la moitié de la population Rom d’Europe avait été détruite par les nazis. Une paille, qui ne méritait pas les « amalgames injustifiés », n’est-ce pas ? D’autant que l’enfermement des Roms de France se perpétua jusqu’en 1946 et que leur contrôle administratif, institué en 1912, reste en vigueur et va s’aggraver.
Encore plus fort : Viviane Reding, Commissaire à la justice et aux droits humains de l’Union Européenne, après avoir été grugée par les ministres français lui certifiant que les Roms n’étaient pas persécutés en tant que tels, eût le mauvais goût de prononcer la phrase fatidique : « Je pensais que l’Europe ne serait plus le témoin de ce genre de situation après la seconde guerre mondiale ». Outrage ! Sartre et Niemüller à nos portes ! Nicolas Sarkozy proclama que la misérable avait été « unanimement condamnée par l’ensemble des gouvernements d’Europe ».
Viviane Reding n’avait pourtant pas dressé le moindre parallèle. Elle avait même oublié que, de 1957 à 1962, on internait et on maltraitait sur simple critère racial dans les départements algériens de la Communauté Européenne, qui s’étendait alors de Hambourg à Tamanrasset. Elle avait simplement laissé entendre que des choses s’étant produites pendant la seconde guerre mondiale qui auraient dû vacciner l’Europe contre les « situations » d’auparavant (années trente, vingt…) : la discrimination raciale. Eh bien non : l’exemplarité de la Shoah est (selon Nicolas Sarkozy) définitivement caduque.
Alors disons-le nettement. Si les choses en sont là, si la singularité de la Shoah s’est muée en arme de guerre contre la solidarité anti-raciste, si le prix à payer pour la pensée de la Shoah est le renoncement à tous les autres anti-racismes, alors brûlons Shoah, revenons-en à Nuit et Brouillard et défendons avec nos maîtres le « plus jamais ça ». L’Histoire n’est vraiment utile aux Hommes que lorsqu’elle éclaire le présent.
Alain Lipietz