Emancipation individuelle et lutte collective

31 janvier 2005 par Francine Comte Ségeste

« Il y a deux manières de se perdre :
par ségrégation murée dans le particulier
et par dilution dans l’universel »
Aimé Césaire

Outre les graves problèmes d’ordre économique et politique, notre société est en proie à un grand malaise, tiraillée qu’elle est entre le repli individuel et le besoin de retrouver du collectif. Le XXe siècle a vu se développer deux terribles distorsions du vivre en société : l’individualisme en Occident, le collectivisme en URSS, en Chine. Deux réponses – radicalement opposées, et toutes deux mortifères – à la difficile tension entre l’individu et le collectif.

L’individualisme règne chez nous, favorisé par la société de consommation et le libéralisme qui a tout fait pour que l’on croie pouvoir « s’en sortir seul » et qui oppose crûment liberté individuelle et solidarité. La vie moderne a mené à une atomisation, qui freine toute volonté de « faire société », de vivre ensemble. Mais, dans le même temps, l’urbanisme a rigidifié les strates sociales, créant des quartiers catégoriels, formant des ghettos, des « poches de pauvreté ». Le « monde du travail » est aussi de plus en plus segmenté. On arrive ainsi à un paradoxe : celles et ceux qui croient dans la force collective et se regroupent autour d’objectifs, mènent le plus souvent des luttes catégorielles (voire des luttes d’appareil, ou des luttes idéologiques). Même le collectif paraît replié sur lui-même, morcelé.

A cette tension s’en superpose ainsi une autre : entre le particulier – des regroupements autour d’intérêts « spécifiques », propres à une catégorie – et l’universel, qui veut que chacun soit sur un même plan, traité sans référence à des « différences ». Cela conduit à un grande crispation sur le plan idéologique, avec l’opposition très clivée entre communautarisme et universalisme.

Les luttes des femmes ont pourtant esquissé quelques voies pour résoudre ces contradictions.

 1. Survol historique

Dès l’antiquité, les individus étaient définis par un système de places dans la société (« holisme »). Chacun occupait la place et le rôle qui lui étaient impartis de naissance, voire de « nature » : les femmes, les esclaves, les serfs, les guerriers, etc. L’individu était vu comme appartenant à une catégorie, son identité propre ne comptait pas. La catégorisation a toujours et partout établi une hiérarchisation, les deux démarches sont liées. Catégorie, parce que l’Homme cherche ses semblables, ses « pareils », ses « pairs », et qu’il rejette ce qui est différent ; hiérarchie parce qu’il cherche à le dominer, le mettre en dessous de lui, ou de côté. Ainsi, l’autre est toujours désigné par le dominant (celui qui, avec l’assentiment de ses pairs, peut édicter des normes), avec une volonté d’infériorisation en même temps que de catégorisation.

Mais l’autre par excellence, c’est la femme pour l’homme. Il est possible que la première domination, la plus fondamentale en tout cas, ait été celle issue de la « différence » des sexes. Elle traverse toutes les sociétés et toutes les autres catégories sociales. Elle est pérenne, et surtout elle est présentée comme « naturelle ». La domination de l’homme s’est même traduite par une répartition binaire de tous les attributs possibles (le chaud/ le froid, le solaire/le nocturne, etc ; cf. Françoise Héritier), le masculin s’attribuant tout ce qui est dynamique. Mais surtout, les hommes se sont emparés de l’espace public, réservant aux femmes l’espace privé afin, entre autres, d’exploiter leur travail domestique.
Le patriarcat, cet « holisme » exacerbé, qui définit les femmes par leur « fonction naturelle » et par le rôle de mères, a toujours su trouver un allié dans nos sociétés, quelle qu’en soit le régime.

L’émancipation de l’individu, son « individuation », par rapport à ces systèmes qui le nient, est une conquête progressive de l’humanité, fondée sur une volonté d’autonomie. Elle s’appuie sur des luttes collectives, ainsi que sur l’éducation. La plus difficile sera celle des femmes, du fait de leur isolement dans le cadre domestique, de leur entière appropriation, et du brouillage que constitue le facteur affectif.

Face au féodalisme, l’individuation a d’abord été surtout le fait de la bourgeoisie marchande, mais celle-ci l’accapare pour elle (et pour le sexe masculin !), et cherche à « désarmer » les autres face à l’État et au marché. L’État, la religion, la patrie, la famille tracent les normes et catégorisent de plus belle. Les femmes rebelles deviennent des sorcières, les autres religions des hérésies, les indiens des « sans âme », etc, le tout à exterminer.

L’avènement de la République ne change pas grand chose. Elle proclame certes la liberté, mais une liberté toute théorique. La Loi Le Chapelier interdit les regroupements libres d’individus, le jacobinisme écrase les régions, l’esclavage se perpétue. Surtout la révolution ignore les femmes, elle guillotine les plus rebelles, elle conserve la société patriarcale et l’Église : Casalis, sous le Directoire, jette les bases du code de la famille de Napoléon.

Au sein de la société industrielle, le « collectif » prend des formes différentes. Deux nouvelles catégories apparaissent, et s’affirment pour lutter l’une contre l’autre : les classes sociales. Un sens nouveau du collectif, porteur d’espérance d’émancipation, mais d’émancipation collective de la classe, non d’individuation, se dessine avec la « classe ouvrière ». L’émancipation paraît alors œuvre collective et les tentatives de libération des oppressions se font par la lutte commune : l’associationnisme, le syndicalisme, le mutualisme, le communisme, etc. Le « collectif » devient une démarche commune à des individus pour se libérer.

L’ « appartenance » de classe , en devenant l’étendard d’une catégorie opprimée, autour d’une identité commune (on se réclame de la classe ouvrière, on y retrouve une fierté commune), se soude aux dépens de l’individu. (Seul l’anarchisme développe la revendication de l’individu). En outre, ce nouveau « collectif »de la classe ouvrière se spécialise dans un type de lutte, et un lieu : l’entreprise. Il est aussi forte ment marqué par la suprématie du masculin.

D’où l’apparition d’autres collectifs de lutte, contre des oppressions d’origine et de nature différentes : par exemple, les femmes qui s’organisent difficilement autour de luttes revendicatives (droit de vote, revendications spécifiques), mais ne sont pas reconnues par les syndicats. Ces combats seront catégorisés par les marxistes comme secondaires… Les luttes seront hiérarchisées. Cette négation de tout ce qui n’est pas « la classe », l’unité de la classe, entraîne de terribles effets.

Quand le but devient la dictature du prolétariat, c’est le syndicat, le parti qui savent, qui prennent les rênes, et finalement, c’est l’État– collectif supérieur- qui s’organise en dictature. Le collectivisme de l’URSS, celui de la Chine populaire deviennent la négation aussi bien du collectif que de l’individu.

En Occident, flotte le drapeau de la liberté et, bien que le sentiment du collectif reste fort (revêtant des formes très diverses :patriotisme, syndicalisme, partis, coopératives…), l’émancipation de la personne gagne du terrain. Beaucoup d’intellectuels prônent l’individu, la révolte individuelle. Sartre, lui, distingue les « séries » (les individus atomisés dans la foule) et la masse en fusion (des foules mues par un objectif commun qui agrège les individus).

Mai 68 est une affirmation tout à fait révolutionnaire de l’individu, face au collectivisme, à l’état, et même déjà face à la société marchande. La jeunesse s’empare de cette revendication qui n’était jusqu’alors portée que par des intellectuels, des artistes, et par le mouvement anarchiste. Il est « interdit d’interdire ». La classe ouvrière y voit un « individualisme petit-bourgeois ». Cependant on découvre dans ce grand chambardement une joie du collectif, la parole est libérée, et il se dessine aussi une certaine vision de l’humanité commune : changer la vie. Mot d’ordre encore très flou.

La montée de luttes modernes d’émancipation, ainsi que de luttes contre les discriminations, y prennent racine. On comprend qu’on ne s’émancipe qu’en conquérant des droits, donc par des luttes collectives. Celles-ci se développent avec, en tout premier lieu, les luttes des femmes : le féminisme s’affirme comme incontournable, il affronte le patriarcat, avec ses appuis dans la religion, mais aussi il subvertit le marxisme et le collectivisme. Il apporte une dialectique nouvelle entre individuation et collectif, une nouvelle façon de les articuler (voir plus loin).

On dit parfois que la forme de regroupement, le rôle de solidarité qu’était censée jouer la famille, ont alors volé en éclats. En réalité, la famille avait été déjà réduite à l’état de mini-cellule par la société bourgeoise et industrielle, c’était une famille nucléaire, impuissante face à la société, où l’individu était justement plus que jamais ligoté, contraint. Avec l’éclatement de ce type de famille, la montée des divorces et du célibat, l’atomisation est encore plus sévère, beaucoup se retrouvent isolés. Des enquêtes montrent cependant que la solidarité entre proches continue d’exister (les grands-parents l’assurent souvent), et les familles recomposées élargissent le champ du familial. D’autre part, le monde associatif en pleine expansion, invente de nouvelles formes de regroupements, plus souples, où les individus peuvent exprimer leurs potentialités. Mais beaucoup restent en marge, surtout s’ils sont frappés par le chômage.

Années 80 jusqu’à aujourd’hui : Récupération par le libéralisme et la société marchande : Pour les dominants, la meilleure façon de supprimer les luttes d’émancipation est de tabler sur le morcellement social. À l’émancipation de l’individu, lutte positive et collective, succède le règne de l’individualisme qui est un repli sur soi. En fait, c’est comme si le libéralisme, tout aveugle qu’il soit, menait, grâce à certains de ses acteurs (gouvernants, patrons), une stratégie face à la conscience grandissante. En particulier, pour juguler celle des femmes, le libéralisme reprend habilement les schémas du patriarcat : si l’entrée des femmes dans le salariat leur permet de se réunir, il est urgent de casser leur sens d’une lutte collective. À l’usine, créatrice de liens, succèdent pour elles des emplois atomisés : secrétariat, grande distribution, nettoyage, où règnent les horaires décalés, etc. L’idéologie du rôle « irremplaçable » de la mère auprès des enfants est colportée.

Pour tromper la perte d’autonomie, le libéralisme vend l’illusion du choix individuel (choix du consommateur avant tout), l’illusion de « stratégies individuelles ». En réalité, ces choix proclamés d’en haut sont étroitement bordés par la place qu’on occupe dans la société et par les contraintes réelles. Ex : crèches, travail… La pénurie et la précarité sont des obstacles absolus au choix, seules les personnes les plus aisées peuvent éventuellement « choisir », et même « s’en sortir seules ». Ainsi on assiste à une montée tout à fait nouvelle d’individualisme et d’égoïsme : l’individu doit « gagner » sur les autres, il envie les autres, il a envie de changer de catégorie sociale.

Tentatives de recréer du collectif… mais quel collectif ? L’individu ne s’en sort pas seul. Tout ce qui assure son autonomie a été conquis par des luttes collectives. Mais le ressort n’y est plus. Alors que les conquêtes communes des années fastes, qui furent des années de luttes, sont remises en cause par les pouvoirs en place, la résistance est molle, et morcelée, au coup par coup. La communauté de lutte est devenue difficile pour beaucoup. Fatigue, désespérance. Quand on se regroupe, c’est qu’on cherche surtout à fuir l’isolement, à se tenir chaud (associations « conviviales »). L’aide humanitaire, agrégat de bonnes volontés individuelles, prend le pas sur la vision politique qu’on peut, qu’on doit changer l’ordre régnant. On se réfugie aussi dans l’espoir d’un au-delà (religions, sectes). Enfin on cherche à resserrer les rangs autour de sa communauté d’origine. Ce sont des collectifs plus que jamais catégoriels : on se retrouve entre « pareils ». Dans de tels regroupements,la tentation est forte de se re-souder autour des traditions. Or on sait combien elles sont opprimantes pour les femmes !

 2. Universalisme, communautarisme : de nouveaux dilemmes

La république française, en proclamant l’égalité de tous, avait érigé le beau concept d’universalisme. Concept de base pour l’action revendicative (on proclame l’égalité, c’est-à-dire en fait les mêmes droits pour tous), mais concept utopique aussi, au sens noble du mot : projet pour l’avenir, car l’égalité est loin d’être acquise. Sa conquête est graduelle.

Or, si cette dimension utopique est oubliée, si l’universalisme est érigé en dogme absolu, il tend à nier les regroupements d’individus. Les droits réclamés par certains groupes apparaissent comme l’expression de particularismes, même s’ils ne sont qu’une mise à niveau sur des droits universels qui ne sont pas encore pleinement reconnus à tous.

Un débat semblable avait opposé très vite les féministes entre elles : certaines, se réclamant d’une différence sexuelle positive et qui serait à revaloriser, les autres de différences construites socialement qui sont à rejeter, et d’accès à des droits égaux, universels. Ce débat a repris vigueur au sujet de la parité. Les tenants de l’universalisme dénonçaient la menace du différentialisme, du fait qu’on devait inscrire la différence de sexe dans la constitution - menace que les anciens clivages du mouvement féministe rendaient particulièrement aigue -, alors que l’exigence de parité venait de la révolte contre une exclusion de fait, les femmes n’ayant pas accès à un droit que les hommes se réservaient. (Cependant je précise tout de suite que le différentialisme féministe n’est pas à mettre sur le même plan que le communautarisme car il renvoie à une « différence de nature » entre les femmes et les hommes, beaucoup plus piégeante que le communautarisme qui regroupe suivant d’autres catégories moins figées).

Il existe certes une contradiction. Les individus, pour s’émanciper, ont besoin de se reconnaître comme faisant partie d’un ensemble opprimé, de s’organiser entre eux, de définir les obstacles rencontrés et les moyens de les briser. Mais en réclamant des droits « propres », des droits « spécifiques », ne renforcent-ils pas leur particularisme et la fragmentation de la société ? C’est un vrai problème, dès qu’il y a enfermement dans une notion univoque d’identité. J’évoquerai plus loin les pistes qui permettraient de ne pas tomber dans cette déviation.

Mais autre chose encore est la situation qui amène des « catégories », en fait des pans entiers de la population, à vivre ensemble, en circuit fermé. Celle que recouvre le terme de ghetto. De quartiers réservés.

L’accusation de « communautarisme » vise de tels replis sur le « particulier », mais est de fait réservé sur ces replis « ethnique s », pour ne pas dire « raciaux ».

C’est, il faut le dire, un concept franco-français, très lié à notre modèle jacobin centralisé, soucieux d’universel, et tout à fait contraire à la tradition anglo-saxonne qui organise les communautés. Ce concept de « communautarisme » a pris une grande importance en France, du moins dans les milieux intellectuels, depuis les années 80. Certains analystes qui se méfient d’un raidissement idéologique y voient trois causes :
 le 200° anniversaire de la 1ère république (et la quasi confiscation du terme par certains « politiques », en particulier les chevènementistes),
 le rejet franco-français des modèles communautaristes USA et anglo-saxon, succédant au rejet du communisme de l’URSS après la chute du Mur, avec l’affirmation de l’universalisme à la française,
 et surtout peut-être, de la part de certains, l’exploitation de la peur : la peur de l’immigré, de l’invasion arabe, de la déferlante chinoise, la peur des autres cultures, et des autres religions, submergeant la nôtre.

Ce concept vise surtout l’immigration. En particulier, maghrébine et noire. Le passé colonial pèse encore lourd dans ce domaine : il me semble que les Chinois vivent beaucoup plus en vase clos que les Arabes, mais on entend moins parler de communautarisme à leur encontre. Les plus stigmatisés sont les regroupements de musulmans, la menace de l’Islam - confondu par beaucoup avec l’islamisme intégriste, voire avec le terrorisme - étant de beaucoup la plus dérangeante.

Le repli de certains résidents d’origine immigrée sur leur communauté d’origine ou de religion est certes, chez nous, le signe d’un échec (pas en pays anglo-saxons, où c’est une politique choisie). Ce repli résulte de leur rapport malheureux à l’État français : c’est en réaction contre lui. Des décennies de colonialisme et de guerre, de mise à l’écart, ont laissé des marques ravageuses. Mais quand on critique leur « communautarisme », est-ce qu’on n’a pas un peu trop tendance à oublier ce que nous, les « Blancs », avons fait durant la colonisation : nous avons créé des ghettos pour colons riches ! Nous avons importé nos petites « France », nos églises, nos conforts bien barricadés. L’apartheid est une réalité que les Blancs ont partout su réaliser, de façon plus ou moins soft. Et que nous reproduisons dans nos cités.

Le développement des ghettos qu’a favorisé la politique urbaine de la bourgeoisie, le chômage et la discrimination, l’échec de l’intégration qui a été proposée comme une assimilation au modèle dominant, le ressentiment de la colonisation qui a repris vigueur dans la nouvelle génération issue de l’immigration (avec la révolte des fils contre l’humiliation des pères surexploités ou sans emploi), ont conduit des pans entiers de nos populations à se replier sur leur communauté d’origine.

Il y a d’autres raisons, aussi, d’ordre plus international, à ce repli. En effet, on assiste, dans le même temps, à la naissance d’une sorte de sens « communautaire transnational », « diasporique ». Longtemps caractéristique de « l’identité » juive, la conscience d’appartenir à une diaspora se développe chez certains résidents Arabes et Beurs comme un effet boomerang du conflit israélo-palestinien. Ce sentiment transfrontières créée de nouvelles communautés de lutte, mais fige aussi les acteurs de ces combats dans leurs catégories, qui s’opposent violemment les unes aux autres. Le thème du « choc des civilisations » conforte les antagonismes naissants et les peurs.

Les islamistes intégristes, mais aussi l’Islam classique, se sont emparés de ce repli, de cet isolement, au cours de ces dernières années, en développant d’ailleurs une solidarité active entre « congénères ». Dans ce contexte de recherche d’identité, l’emprise grandissante de la religion apparaît comme un ciment. Les religions sont hélas douées pour se faire la guerre, et pour opprimer les femmes, mais le sentiment religieux relève de la liberté individuelle, et il n’y a que les dictatures pour chercher, vainement d’ailleurs, à l’éradiquer.

Que faire face à ces dérives ? Plutôt que de condamner sans rien faire, de dresser des murs infranchissables, ce qui ne fait qu’empirer la situation et développer un état de guerre interne à coup d’exclusion (par ex., la loi sur le voile), il est important de trouver les réponses adéquates. Mais d’abord, bien sûr, un travail de terrain et des luttes pour l’égalité des droits, contre toute discrimination. Contre les lois d’exception, la double peine, etc. Des luttes contre les cités-ghettos et logements dits sociaux construits en apartheid, dans les périphéries.

La lutte, la solidarité, sont essentielles, mais ne suffisent pas. Elles doivent se croiser avec d’autres luttes, pas secondaires du tout. Certaines femmes de ces cités luttent efficacement ensemble et développent la conscience de l’oppression des femmes. À travers elles, grandit la conscience que les discriminations sont multiples, qu’on a en fait plusieurs identités, plusieurs façons de se situer, qu’on ne se résume à aucune, que la communauté « d’origine » n’est qu’une modalité de se regrouper, pour faire face temporairement à des discriminations révoltantes.

Se revendiquer d’une seule identité est piégeant, chaque être comporte une multiplicité d’identités, de sens qu’on se donne à soi, temporairement ou non : on peut être femme, appartenir à tel groupe ethnique, telle religion, être originaire de telle région, jeune ou vieille, belle ou non, etc. Être femme, musulmane, vieille, laide, être handicapée, et cumuler ainsi toutes les discriminations. Prendre conscience de cet élargissement de l’être, de cette pluri-dimensionnalité, est essentiel pour ne pas rester coincé dans une seule identité.

Cela aide à comprendre le lien entre des communautés identitaires et une appartenance universelle. Plutôt que de réclamer des « droits propres », mieux vaut affirmer qu’on lutte pour avoir un « égal accès aux droits universels ». Montrer qu’en réalité, c’est la même chose.

 3. Le féminisme : un apport particulier

Le féminisme a un apport particulier dans cette tension entre identités et universalité : il peut articuler libération individuelle et sens du collectif. L’individuation qui se fait au sein de la lutte des femmes est le fruit d’une lutte personnelle portant sur soi, sur ses propres conditionnements (d’où l’intérêt des « groupes de conscience » des débuts du mouvement de femmes), tout autant que sur les racines multiples de l’oppression.

Ce n’est pas pour autant de l’individualisme, pour plusieurs raisons, qui sont d’ailleurs autant de conditions :
En principe, cette émancipation, cette autonomie, qui s’inscrit dans un rapport nouveau à son corps (« notre corps nous-mêmes), tout en étant une libération personnelle, n’est possible que grâce à des luttes collectives, même si ce sont d’autres qui les ont menées. Pour les femmes tout spécialement, l’émancipation personnelle s’est très vite articulée au sens du collectif : sens de la sororité, de la solidarité active, une solidarité transfrontière (aucune femme ne sera libre tant que certaines seront opprimées).

Les femmes, en luttant, ne réclament pas des droits propres - sauf évidemment pour ce qui concerne leur santé, leur rapport à la maternité, l’avortement –, mais un accès égal aux droits universels (ce qui peut cependant passer par un rééquilibrage, une politique volontariste).

Elles prennent conscience d’avoir une multitude d’identités, désignées par les discriminations qu’elles rencontrent, et qui se cumulent : situation sociale, âge, orientation sexuelle, couleur de la peau, handicap, région d’origine, etc…
Elles ne se réclament d’ailleurs pas d’une « identité », ni même de cette multiplicité d’identités, mais de réalités sociales opprimantes : leur volonté est d’abattre les catégories figées et normatives. Le féminisme a dévoilé que les catégories du féminin et du masculin sont obsolètes, que ce sont des normes à abattre [1].

Elles luttent pour une autre humanité : l’homme est aussi appelé à changer, bousculé par elles. L’émancipation des femmes veut l’émancipation universelle.

Même si la tentation de repli existe chez pas mal de féministes, révoltées par le machisme, même si certaines ne voient aucun espoir de changement du côté des hommes, l’avenir du féminisme est bien plutôt dans la lutte acharnée pour l’égalité. Il ne s’agit pas pour les femmes d’être comme les hommes, mais bien d’en finir avec cette catégorisation qui n’a de sens que pour les inférioriser. D’en finir avec toutes les catégorisations.

Ainsi, les luttes des femmes sont tout à la fois luttes pour la transformation des rapports interpersonnels entre les femmes et les hommes, et porteuses d’un projet collectif pour toute l’humanité, porteuses d’universel. Il leur revient d’irriguer sans cesse notre pensée féministe, de l’aider à s’approfondir, afin qu’elle ne devienne pas une idéologie figée. Le débat est essentiel, la confrontation avec la société telle qu’elle est, non telle qu’on la voudrait.


NOTES

[1Tant et si bien que la science finit par reconnaître non seulement qu’il n’y a pas de « races, mais que les fameuses différences biologiques hommes/femmes ne sont pas évidentes, qu’il existe un continuum de degrés entre ce qui fait femme et ce qui fait homme (sur tous les plans : anatomie, endocrinologie… et même génétique !). Cf. La Recherche Dossier spécial, N° 6, novembre 2001.



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