Lutte des femmes et féminisme

8 mars 2006 par Francine Comte Ségeste

Les femmes luttent, partout, individuellement pour leur émancipation, ou collectivement, dans une multitude de réseaux, de collectifs, pour leurs droits. Pour garder leur emploi, obtenir des crèches, s’assumer seules quand elles en viennent à divorcer, dénoncer un viol ou des violences, vivre... Et dans d’autres régions du globe, avec quel courage, pour résister au rouleau compresseur de lois islamistes d’un autre âge, ou pour sortir l’Afrique de son lent naufrage. On en parle peu, sauf, une fois par an, pour la Journée internationale de ’la’ Femme. En évitant d’appeler ce 8 mars de son vrai nom : la journée internationale "des luttes des femmes".

Car de la Femme, en France, on veut bien faire les louanges. C’est d’une abstraction de bon aloi. "Les droits de la Femme", c’est inclus dans les droits de l’HOMME. Mais les luttes, ces "revendications" en veux-tu en voilà, certains pensent que ce sont des combats d’arrière garde. Certes, des inégalités demeurent, mais on compte sur la "modernité" pour les réduire, sur le progrès de la parité et la montée des femmes aux plus hautes fonctions. Et, pour le reste, ou ce sont des questions sociales, et les partis politiques vont prendre le relais, ou ce sont des questions juridiques, violences, divorces, et la justice s’en occupe.

Ainsi, dans la classe politique, presque tout le monde se vante d’être "féministe", ou plutôt "un peu" féministe. C’est une concession, comme les gens qui assurent qu’ils ne sont pas racistes. On est féministe, sans s’encombrer de féminisme.

LA GUERRE DES "NOUVEAUX FEMINISMES" ?

Mais cette concession même, dans certains milieux branchés, n’est plus de mise. Il est de bon ton de proclamer que le féminisme de nos grands mamans n’est plus d’actualité. Les nouvelles féministes sont des femmes libérées, une ère nouvelle est ouverte. La Femme est devenue l’égale de l’Homme, à tel point qu’aujourd’hui "l’un est l’autre", selon Elisabeth Badinter. Pire. Selon les thèses de Marcela Iacub, en gagnant, au siècle dernier, leur plus grande bataille - le droit de décider de leur maternité - les femmes auraient dépouillé les hommes de leur volonté d’engendrement. Comme E. Badinter, Marcela Iacub assène qu’en luttant contre les viols, les violences sexistes et le harcèlement sexuel, elles auraient porté une ombre sur l’érotisme qui a forcément une composante de violence. Pour ces "féministes" nouvelle vague, il serait grand temps de redonner confiance aux hommes déstabilisés. Ces thèses ont les faveurs de certains médias qui ont toujours brocardé les luttes féministes revendicatives, assimilées à tort à une "guerre des sexes", voire à des conceptions moralistes ringardes.

La plus grande critique qu’on puisse faire à ces intellectuelles est de nier les réalités concrètes de l’oppression qui continue de peser sur l’immense majorité des femmes. C’est un point de vue élitiste. Mais, au-delà, c’est la réalité sexuée qui est niée, à tel point que Marcela Iacub rêve que l’humanité pour se reproduire n’ait plus besoin du ventre des femmes, grâce à l’avènement de l’utérus artificiel. L’universalisme abstrait atteint ici sa limite. Un tel déni de la sexualité dans sa fonction reproductive est profondément contraire aux aspirations féministes, qui sont issues du vécu partagé des femmes, dans toutes ses dimensions.

Egalement loin des bonnes vieilles luttes de terrain, émerge, dans la même veine, un "post-féminisme" représenté, entre autres, par l’Américaine Jane Butler ou la Française Marie-Hélène Bourcier. Il consiste essentiellement à brouiller les repères masculin/féminin, les sexes n’étant que des constructions sociales qu’il suffirait de déconstruire pour retrouver l’égalité originelle. Ce "post-féminisme", sous le nom de "Queer", dénonce les féministes ancienne manière, en particulier les lesbiennes féministes, qui se battent contre le moulins à vent de la domination masculine, et les accuse de figer les "différences" en revendiquant des droits pour les femmes, au lieu de jouer résolument le registre de l’égalité et de la plus totale subversion morale. Ce mouvement de pensée trouve un écho chez des jeunes qui aiment jouer de leur allure androgyne, mais aussi dans certains milieux gais radicaux.

LA GUERRE DES COLLECTIFS DE FEMMES ?

Les divergences qui frappent aujourd’hui les collectifs "féministes" - , avec l’appui, il faut le dire, de certaines organisations politiques - ont pu être facilitées par toutes ces incertitudes quant au féminisme. Mais elles participent surtout de certains des clivages qui se sont manifestées dans la période au sein des partis de gauche et des mouvements sociaux. Il y a d’abord eu l’apparition très médiatisée de Ni Putes ni Soumises (NPNS). À l’origine, une révolte parfaitement féministe contre des violences sexistes particulièrement odieuses dans certaines banlieues. Mais le fait même de cantonner cette dénonciation aux banlieues populaires et aux Maghrébins, alors que les violences sévissent dans tous les milieux, focalise l’attention sur une partie de la population déjà fortement stigmatisée. En outre, une approche étroite des problèmes limite la portée subversive de ce féminisme. Tout ceci n’est pas pour déplaire à l’establishment et vaut à NPNS la faveur des médias. On ne peut nier l’intérêt et le féminisme de ces luttes de terrain. Mais l ’évolution ultérieure de sa direction dévoie le mouvement : médiatisation et paillettes avec obtention de subventions tout à fait exceptionnelles, d’une part, volonté d’hégémonie et sectarisme de l’autre.

À l’opposé, se manifeste la radicalisation de certaines femmes issues justement de cette population stigmatisée par NPNS : des femmes musulmanes qui revendiquent le droit de porter le foulard, comme de ne pas le porter. Deux collectifs, "Une école pour toutes", et "Féministes pour l’égalité" portent certaines aspirations égalitaristes de femmes musulmanes voilées. Leur présence dans la manifestation du 8 mars 2005 a failli faire voler en éclat le Collectif national pour les droits des femmes qui réunit de très nombreuses composantes : celles-ci se déchirent, et sont elles-mêmes déchirées en leur sein, par cette opposition frontale entre le camp d’un féminisme qui s’oppose au voile comme signe de l’oppression des femmes et à toute emprise religieuse, et un féminisme acceptant des démarches différentes, y compris de la part de musulmanes obéissant au précepte du voile, mais luttant pour leur droit à l’avortement ou contre d’autres manifestations du machisme.

Est-ce la guerre des féminismes ? Des doctrines aussi bien que des collectifs de luttes ? Est-ce qu’un féminisme efface l’autre ?

DES OPPOSITIONS BINAIRES A DEPASSER

Faut-il rappeler que toujours le féminisme a été multiple, divisé ? Au tout début, les suffragettes menant leur bataille sur le plan civique n’avaient pas grand chose à voir avec les femmes luttant contre le machisme syndical. Il s’agissait pourtant des premiers balbutiements du féminisme... Puis, à la belle époque de son jaillissement, on a vu différentes approches : un féminisme de luttes, marqué fortement par les luttes de classe, opposé à un féminisme du "vécu" avec les groupes de conscience ; puis, des doctrines prenant corps, on a connu la grande divergence entre les "différentialistes" pour qui la femme devait retrouver son identité propre enfouie sous une féminité fausse imposée par la société, et les "universalistes" qui se battaient pour obtenir l’égalité, le plein accès aux droits universels au même titre que les hommes. Luttes d’idéologies, mais aussi d’organisations.

Plutôt que de se faire la guerre, n’y a-t-il pas une troisième voie, patiente, à démêler ?

D’abord, face à ces collectifs qui s’opposent. Ne faut-il pas accepter que les démarches vers le féminisme soient multiples, à partir de vécus, d’expériences différentes ? Et qu’elles soient partielles, à partir de luttes sur des aspects particuliers de l’oppression subie ? Parmi les collectifs extrêmement divers qui coexistent, certains n’ont qu’une vision encore réduite de ce qu’exige la transformation féministe de la société, alors que d’autres pensent avoir élaboré une pensée féministe plus globale et radicale. Que des groupes de femmes voilées se disent féministes choquent celles qui ont effectué des ruptures profondes avec des forces conservatrices et oppressives pour les femmes, et surtout celles qui désignent l’Islam comme leur ennemi principal parmi les religions. Ont-elles jamais été aussi fermées aux démarches "féministes" de femmes chrétiennes ? La lutte féministe est entrée dans une phase profonde de déchirement et de questionnement, n’échappant pas en cela à l’actuel malaise de civilisation, à un brouillage des repères. Les Verts, ayant pris position contre la loi sur les signes religieux ostensibles, préfèrent la voie de l’écoute et du dialogue. Il leur semble que nul groupe ne peut se croire seul porteur de tout le féminisme. Dans une période de grande incertitude, mieux vaut ne pas brandir ses certitudes et chercher les moyens du dialogue. Exprimer des désaccords doit-il conduire à fermer les portes ?

Mais quel dialogue est-il possible face aux doctrines post-féministes ou du nouveau féminisme qui en viennent à nier ouvertement la domination masculine ! La vision du féminisme qui s’est peu à peu dégagée d’un demi-siècle de luttes en France, ce féminisme "classique" - tel qu’il est porté par le CNDF et par de nombreuses chercheuses - a l’immense mérite de vouloir montrer comment toutes les manifestations de la domination masculine font système, comment tout s’articule. C’est un peu comme un nouveau paradigme, et ce féminisme est en cela proche de l’écologie politique qui a le grand mérite d’articuler les champs de luttes. Cependant, outre que ce féminisme n’a pas su encore s’enrichir de l’apport de l’écologie politique, il lui reste des champs de réflexion à ouvrir, à se laisser interroger par les pensées qui émergent.

Certes la démarche de ces nouveaux féminismes est erronée : vouloir abolir l’inégalité par le seul changement dans la façon de penser l’identité hommes-femmes, c’est nier les réalités et c’est aussi ignorer les bases réelles de cette hiérarchisation du masculin-féminin. Elles ont deux racines, indémêlables : la peur du pouvoir procréateur des femmes et l’appropriation de la lignée par les hommes ; l’exploitation domestique des femmes avec le partage entre la sphère privée et la sphère publique. En France, le féminisme "classique" s’est surtout construit par rapport à ce deuxième fondement : il y a de telles urgences de luttes concernant la position sociale des femmes que la remise en cause de nos propres fonctionnements culturellement intégrés est passée aux oubliettes. Il y a aussi une telle peur d’une approche essentialiste, dès qu’on parle des sexes, que l’on y réfléchit peu. Il faudrait savoir marcher sur ses deux jambes, cesser d’opposer l’universalisme qui veut qu’on soit d’une même humanité, et la prise en compte de clivages bien réels, vécus dans nos corps, nos esprits, soumis à la domination masculine mais également à la réalité biologique. Il ne convient pas de nier celle-ci, mais de la cerner pour ce qu’elle est, une "petite différence" qui a de grandes conséquences sociales.

ACTUALITÉ DU FEMINISME

Le féminisme, s’il se montre ouvert à ces deux champs, est en réalité d’une actualité étonnante. Il peut avoir un apport particulier dans la tension, si forte aujourd’hui, entre l’universalisme et les recherches identitaires qui, en certains domaines, peuvent verser dans le repli communautariste : d’abord, il permet d’articuler l’émancipation individuelle et le sens du collectif. L’individuation, c’est-à-dire la libération de l’individu, qui se fait au sein de la lutte des femmes est le fruit d’une lutte personnelle portant sur soi, sur ses propres conditionnements (d’où l’intérêt des « groupes de conscience » des débuts du mouvement de femmes), tout autant qu’une lutte collective contre les manifestations multiples de l’oppression. Le désir d’émancipation, d’autonomie, qui anime de nombreuses femmes en dehors même de toute lutte collective, n’est en effet rendu possible que grâce à des luttes collectives, même si ce sont d’autres qui les ont menées. Pour les féministes tout spécialement, l’émancipation personnelle s’est très vite articulée au sens du collectif : sens de la sororité, de la solidarité active, une solidarité transfrontière (aucune femme ne sera libre tant que certaines seront opprimées).

Mais ce sens du "collectif" n’est pas un repli sur un groupe identitaire. Rechercher son identité, c’est se demander "qui suis-je ?" "qu’est-ce que je veux", cela ne signifie pas chercher à se loger dans une catégorie, même dans l’ensemble "femmes" qui est plus qu’une catégorie. Même regroupées en tant que femmes, de par la multiplicité de leurs luttes, les femmes prennent conscience d’avoir une multitude d’identités qui se cumulent : situation sociale, âge, orientation sexuelle, couleur de la peau, handicap, région d’origine, etc... Mais que sont ces "identités" ? Ne sont-elles pas aussi, pour beaucoup, désignées par une système de discriminations, des étiquettes ? Les luttes, du coup, ne se font pas par rapport à une « identité », ni même à une multiplicité d’identités, mais contre des réalités sociales opprimantes, des normes à abattre. C’est la division figée et normative du féminin et du masculin qu’il est, très vite, apparue nécessaire de combattre. Il ne s’agit pas pour les femmes d’être comme les hommes, mais bien d’en finir avec cette division des rôles hommes/femmes, qui n’a de sens que pour les inférioriser. Et, dans la foulée, d’en finir avec toutes les catégorisations et hiérarchisations. Une émancipation individuelle et collective, bien loin de tout repli communautariste et identitaire.

Enfin, les luttes des femmes appellent à une autre humanité : l’homme est aussi appelé à changer, bousculé par elles. Elles sont tout à la fois luttes pour la transformation des rapports interpersonnels entre les femmes et les hommes, et porteuses d’un projet collectif pour toute l’humanité, porteuses d’universel. On est bien loin d’une stérile "guerre des sexes".

Le 8 mars est bien la journée des luttes des femmes. Et c’est aux luttes des femmes de tous horizons d’irriguer sans cesse la pensée féministe, de l’aider à s’approfondir, afin qu’elle ne devienne jamais une idéologie figée. Le débat est essentiel, la confrontation avec la société telle qu’elle est, dans toute sa diversité, non telle qu’on la voudrait.



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