On ne reconstruit pas une nation avec des mythes

6 décembre 2007 par Denis Sieffert

Je suis heureux que, par ma présence, l’hebdomadaire Politis soit associé à cette conférence. Pour cette deuxième session, nous avons à réfléchir au thème « L’Amnistie-amnésie, ça ne fonctionne pas ». Et en guise d’introduction, je voudrais rappeler, par une anecdote qui date des années soixante et du Général de Gaulle, ce qu’est véritablement l’amnésie en politique.

A cette époque, un film, « Le chagrin et la pitié », était en préparation, qui montrait la réalité, et même la vérité de la France, d’une partie de la France, sous l’occupation. C’était l’époque, aussi, où l’on ne montrait rien, en tout cas rien de "sensible", à la télévision française sans demander l’autorisation de l’Elysée – peut-être en revient-on aujourd’hui à cette époque-là, je ne sais… Et le président de l’ORTF de l’époque, quand il s’est rendu à l’Elysée, a dit « Mon Général, ce film est formidable, il faut absolument montrer à 20h 30 aux téléspectateurs ce qu’a été la France sous Vichy, sa réalité, sa complexité, la collaboration, ses compromissions, etc ». Et de Gaulle a répondu « Non, pas question », Le président de l’ORTF a dit « Mais mon Général, c’est pourtant la vérité ! », et de Gaulle a répliqué « On ne reconstruit pas une nation avec des vérités, on la reconstruit sur des mythes ».

D’une certaine façon, le mot « amnésie » pourrait nous induire en erreur, car il y a dans l’idée de l’amnésie (Paz Rojas, la psychiatre qui est à mes côtés le dira mieux que moi) quelque chose d’accidentel. L’amnésie est une maladie, une mutilation de la mémoire. Or, s’agissant de cette amnésie dont nous avons à parler maintenant, je crois que c’est souvent tout simplement une option politique : le choix d’oublier, ou de faire comme si, ou de feindre l’oubli. C’est, d’une certaine façon, la realpolitik, cette tyrannie du présent et de l’avenir qui suppose, qui suggère qu’il faudrait absolument faire semblant d’avoir oublié pour pouvoir reconstruire. Probablement, dans certaines circonstances politiques, cela peut s’entendre. Mais, à terme (et là, les psychanalystes ne me démentiront pas : c’est vrai aussi bien pour une société, pour un collectif d’humains que pour un individu), enfouir la vérité, la laisser s’enkyster comme un abcès, feindre de l’ignorer, c’est évidemment ne pas se donner véritablement les moyens de reconstruire une société sur des bases de paix et de concorde. A terme, c’est une faute profonde que de sacrifier la mémoire au profit d’un supposé présent et d’une mythologie.

Dans cette dualité entre l’amnistie et l’amnésie, je voulais donc rappeler que l’amnésie, ce n’est pas simplement la pathologie que le mot suggère, mais un combat politique extrêmement difficile, contre des gens qui n’ont pas forcément été eux-mêmes des criminels, mais qui pensent, à tort, qu’il vaut mieux organiser politiquement l’oubli.



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