Si par "politique écologique" on entend un ensemble de pratiques, institutions et règles régissant les rapports entre une société et son environnement, alors on peut dire que celle-ci est contemporaine de la politique tout court, voire la mère de toutes les politiques. Dès que s’institue, avec la Cité ("polis"), une instance spécialisée pour l’aménagement du territoire d’une société (avec, justement, la distinction entre ville et campagne), commencent, en même temps, la politique et la politique écologique. L’écriture, l’histoire, la Cité, la politique et l’écologie commencent à Sumer, d’où se gouverne le système d’irrigation de la Mésopotamie...
Mais la Cité est aussi le lieu où l’on discute, plus ou moins démocratiquement. Car si toutes les classes et groupes sociaux ont intérêt à préserver le patrimoine naturel, en fonction de l’usage qu’ils envisagent, ces usages et les conceptions de ce que serait une "saine" conservation diffèrent. Tout le monde, et d’abord le capitalisme, a besoin de politiques écologiques [1]. Mais pas forcément des mêmes ! Il y a donc bien, toujours, des écologies de gauche et des écologies de droite, en ce sens qu’elles prendront plus ou moins en compte (dans la forme et/ou dans le fond) les intérêts populaires. Paradoxalement, il y a même des politiques écologiques plus ou moins productivistes ou écologistes, en ce sens qu’elles prennent plus ou moins en compte les besoins futurs. Ainsi, le "conservationnisme" (la conservation in situ de la diversité biologique) est utile à toutes les classes sociales à des titres divers, mais on peut concevoir un conservationnisme productiviste et de droite : des "parcs à gènes" réservés aux laboratoires de l’industrie pharmaceutique, dont seraient chassés les paysans
La mise en place d’une politique concrète comme compromis entre différentes conceptions écologiques est, en général, le rôle de l’État. "Pour que les antagonistes, les classes aux intérêts opposés ne se consument pas, elles et la société, dans une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au dessus de la société, doit maintenir le conflit dans les limites de "l’ordre",et ce pouvoir,au service de la société, mais qui se place au dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’État." [2]. Cette phrase célèbre de Engels s’oppose, on le voit, à ce qui deviendra la conception marxiste vulgaire (en fait léniniste) de l’État, "un outil pour mater les dominés". L’État est en quelque sorte un outil de bonne volonté qui peut mal tourner ! Point fondamental, car si l’écologie est consubstantielle à la politique (la Cité), et donc à l’État, l’écologie est entraînée par les mêmes tendances que l’État : "se placer au dessus de la société et lui devenir de plus en plus étranger".
La situation se complique avec l’irruption des crises écologiques globales, c’est à dire concernant toute la planète, sans superposition particulière des sociétés "coupables" et des territoires "victimes" : la destruction de la couche d’ozone, le réchauffement climatique, ou l’érosion de la biodiversité. A ce niveau, il faudrait aussi des politiques écologiques... or à ce niveau il n’y a pas d’État !
Face à ce problème crucial, le XXe siècle finissant a déployé deux stratégies parallèles : la coopération des États, se traduisant par la mise en place d’organisations intergouvernementales comme l’ONU, la Banque Mondiale, l’Union Mondiale pour la Nature, ou les accords multilatéraux d’environnement (AME) d’une part, l’action directe de grandes organisations non gouvernementales internationales à l’échelle planétaire d’autre part.
Le but de cet article est de souligner le danger que courrent actuellement les "grandes organisations non gouvernementales ("Big NGOs"ou "BINGOs"), de se comporter en substituts d’un État international en charge de l’environnement, se plaçant au dessus de la société "comme un corps étranger" et occupant, presque à leur insu, le rôle que la puissance dominante mondiale (les États-Unis) aurait voulu faire jouer à un tel État : la conservation de réserves de la biodiversité, à la mode d’une écologie de droite, évinçant dans la pratique plus que dans le discours, les paysans pauvres et les peuples indigènes. Notre article s’appuiera sur l’exemple de l’Amérique Latine.
I. Brève chronologie du mouvement environnementaliste
Dans les années 1970, la crise environnementale a surgi sur la place publique. La conférence onusienne de Stockholm, en 1972, a suscité une reconnaissance croissante de la dimension globale de cette crise. Cette reconnaissance s’accompagna d’un boom des ONG environnementales, caractérisées par une grande fragmentation, selon la diversité de leurs objectifs, de leurs identités, et de leurs stratégies : depuis les stricts "conservationnistes" jusqu’aux plus conscients de la dimension politique et sociale de la défense de la planète.
En fait, ces années 1970 furent marquées par une évolution d’un simple "conservationnisme" à l’écologisme proprement dit : du souci des espèces à celui des écosystèmes, des réformes technocratiques de défense de l’environnement au questionnement des modèles de développement.
Avec les années 1980, le mouvement s’accélère et se diversifie. Le rapport Brundtland (1987) traduit cette maturation. La dimension internationale de la crise environnementale s’affirme, les "limites de la croissance" et du "paradigme du développement" sont de plus en plus évidentes, les ONG internationales se cherchent des alliés locaux.
Mais c’est dans les années 90, avec la conférence de Rio (1992), que la crise environnementale passe du débat intellectuel à la grande géopolitique. C’est l’aube d’un multilatéralisme environnemental : la question de la défense de l’environnement devient un des points principaux à l’agenda des conférences internationales.
La préparation Rio donne lieu à une intense bataille géopolitique. Le discours de l’administration US (Bush père), relayé par de puissants think tanks, est habile : la crise écologique globale, c’est d’abord la déforestation. Le climat se réchauffe par croissance du CO2 ? La forêt qu’on brûle. La biodiversité qui régresse ? La forêt qu’on défriche. Ce discours n’est évidemment pas faux, il couvre une part non négligeable de la réalité. Les grandes ONG environnementales s’y retrouvent, les reportages dans les medias en font un thème populaire. Mais il masque la responsabilité écrasante du Nord, et rejette le fardeau des solutions sur les pays du Sud dont il attaque la souveraineté, et leur population « proliférante ». Solution : proclamer les forêts tropicales « patrimoine commun de l’humanité », comme l’Antarctique, et se débarrasser de leurs habitants "irresponsables". En somme, la meilleure façon de conserver le patrimoine naturel mondial, c’est d’interdire au Tiers Monde de s’en servir, c’est à dire, selon les conceptions d’alors, de se développer.
La riposte des ONG du Sud, bientôt relayée par les États émergents du Tiers monde et la CNUCED, est tout aussi efficace. Le texte d’Anil Agarwal et Sunita Nairin, du Centre for Science and Environnement de Delhi, fait mouche. Intitulé Global Warming in an Unequal World : A Case of Environnemental Colonialism, il s’orne d’un dessin montrant un Blanc surgi d’une grosse voiture interpeller des paysans du Tiers Monde : « Hey ! Ne coupez pas cette forêt, nous en avons besoin pour recycler les gaz d’échappement de nos voitures ! ».
Les ONG du Nord comprennent le piège dont elles sont l’agent involontaire. Friends of the Earth et Greenpeace tiennent un conférence commune à Mexico, où elles condamnent le « protectionnisme mesquin » des USA contre les pêcheurs de thon mexicain, sous prétexte de défense des dauphins. Sur l’initiative du gouvernement socialiste français, la conférence Ya Wananchi réunit à Paris, fin 1991, un échantillon de 800 ONG de toutes tailles et de toutes origines. Les gouvernements du Tiers-Monde font rebaptiser le sommet « Conférence des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement ». La manœuvre des USA a échoué, le résultat de Rio marque une vraie avancée :
* La conférence reconnaît les "responsabilités communes mais différenciées", ce qui est reconnaître à la fois que tous les pays sont concernés par les contraintes écologiques et par les mesures à prendre, mais que tous n’ont pas le même degré de responsabilité. La défense de l’environnement planétaire se traduit donc par des engagements de solidarité financière au profit du Sud et de croissance de l’Aide Publique au Développement.
* Elle marque aussi la signature des deux grands Accords Multilatéraux pour l’environnement (AME) : la Convention de Défense de la Biodiversité et la Convention sur le Changement Climatique (même si d’autres conventions de ce type avaient déjà été signées dans les années antérieures et avaient même servi de cas d’école, comme la convention pour la protection de la couche d’ozone).
* Rio confirme le rôle croissant des ONG environnementales : elles deviennent de véritables professionnelles de la conservation des milieux naturels, et des interlocutrices reconnues de la Banque Mondiale, laquelle se dote à cette occasion d’un Fonds Global pour l’Environnement.
Toute la décade marque l’institutionnalisation et la formalisation de l’agenda environnemental international : dans chaque pays et au niveau multilatéral émergent et prolifèrent des législations, des règlements, des institutions. Le sommet du Millenium (2000) définit les huit objectifs du développement : réduction de la pauvreté, éducation, égalité des genres, réduction de la mortalité infantile, santé de la mère, lutte contre le sida et autres maladies, soutenabilité environnementale, alliance globale pour le développement. Ce sommet marque en somme le bilan d’un consensus international minimal fondé sur les grandes conférences onusiennes qui ont marqué la décennie précédente, celle de Rio bien sûr, mais aussi la conférence de Copenhague contre l’exclusion sociale, celle d’Istanbul sur l’habitat,celles du Caire et de Beijing sur la population et les femmes. Ce consensus est minimal, mais il marque une notable avancée par rapport à la grande période précédente d’élaboration des normes éthiques du droit international : la deuxième moitié des années 40 avec la Charte de l’ONU, la Déclaration universelle des droits de l’homme, etc.
Ce socle minimal mais plus avancé traduit en quelque sorte une conception rawlsienne de la justice. Pour Rawls en effet la justice ne réside pas tant dans l’égalité que dans la capacité pour les plus démunis d’obtenir une certaine base de droits fondamentaux. L’intérêt de la conception rawlsienne de la justice consiste précisément en ce qu’elle ne pose pas le problème des riches et des puissants, mais qu’elle leur fait seulement obligation de prendre en compte les droits universels des plus démunis, sans se poser la question de savoir si l’enrichissement des riches n’est pas contradictoire avec celui des pauvres. On suppose donc que le jeu n’est pas à somme nulle et on veille à ce que, dans la partage des gains, la situation des plus pauvres s’améliore d’année en année. Tel est du moins l’objectif proclamé.
La définition du développement soutenable dans le rapport Brundtland traduit bien cette aspiration rawlsienne : "le développement soutenable est un modèle de développement qui satisfait les besoins de la génération présente, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre la capacité des générations suivantes à satisfaire les leurs".
II. Le tournant de Johannesburg
Le Sommet de la terre de Johannesburg, marquant le dixième anniversaire de la conférence de Rio, marque pour les uns un recul, pour d’autres un coup pour rien. Il faut y voir au contraire un coup d’arrêt à la contre-offensive déclenchée, parallèlement à la montée du consensus du Millénium, par les tenants du libéralisme international (le Consensus de Washington). Avant même la conférence de Rio, la globalisation, poussée par les grandes institutions financières internationales (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale) et surtout par les grandes puissances (à commencer par les États Unis), avaient imposé un modèle économique qu’avaient superbement ignoré les pionniers des accords multilatéraux sur l’environnement.
D’une certaine façon, la dynamique de Stockholm à Rio et au Millénium avait contourné ce problème fondamental : la globalisation économique enlevait toutes les armes politiques dont auraient pu s’emparer, à l’échelle nationale, les forces oeuvrant pour la défense de l’environnement, sans fournir parallèlement les moyens d’une régulation internationale. Cette contradiction avait été masquée par l’inspiration rawlsienne des progrès des années 1990 en matière des droits de la personne et de l’environnement. On peut même se demander si la bonne volonté avec laquelle les gouvernements avaient souscris aux engagements de Rio n’étaient pas la traduction précoce de la gêne éprouvée (y compris dans les instances de la Banque Mondiale) devant les désastres écologiques et sociaux entraînés par les plans d’ajustement dictés par le FMI. En quelque sorte, la dynamique de 1972 à 2000 était marquée par un grand écart entre la dérégulation totale de l’économie et la progression de l’exigence morale (y compris environnementale) envers les objectifs du développement économique. Il fallait bien que le hiatus soit un jour proclamé et qu’il soit résolu dans un sens ou dans un autre. Ce fut l’enjeu de la conférence de Johannesburg.
Johannesburg suit de près le traité de Marrakech et la transformation du GATT en Organisation Mondiale du Commerce. Le nouveau traité régissant le commerce international est beaucoup plus arrogant que l’ancien : il vise à faire reculer (to roll back) les entraves opposées par le droit national à la liberté du commerce. Cette offensive a failli connaître un développement encore plus impressionnant avec le projet nourri par l’OCDE d’Accord Multilatéral sur l’Investissement, qui aurait fait obligation à tous les pays de compenser financièrement les investisseurs pour tout progrès des législations sociales ou environnementales qui auraient pu nuire à leurs profits potentiels. Autrement dit, toute écotaxe aurait dû être compensée par une subvention !
La résolution finale de Johannesburg restera jusqu’au dernier moment une "forêt de crochets" (brackets), chaque point inspiré par Rio se heurtant automatiquement à une demande de suppression au nom des obligations de l’Organisation Mondiale du Commerce. Dans ces conditions, le simple fait que la résolution finale de Johannesburg conserve la quasi-intégralité des objectifs, des engagements et des valeurs de Rio constitue en quelque sorte une victoire, (...de la Marne) face à l’offensive des libéraux. Toutefois, cette victoire in extremis eut un coût. Des compromis ont dû être passés avec l’offensive des forces pro-marché. Sous le nom de "partenariat public-privé", de "développement raisonné", toute une panoplie de concepts allait tenter de réécrire Rio dans le langage du monde des affaires et de ce qu’il faut bien appeler une écologie de droite internationale. Il ne s’agissait pas de renier cyniquement les engagements, pris à Rio, de défendre la planète, ses écosystèmes et la population qui y habitait, mais d’affirmer que les mécanismes de marché et la bonne volonté des entreprises suffiraient largement à réaliser ces buts.
Johannesburg traduit donc une évolution substantielle (mais qui s’était dessinée dans les années antérieures) :
– l’irruption du commerce et de la sécurité dans l’agenda environnemental ;
– la lutte contre la pauvreté, réaffirmée comme un axe politique, mais dans un rôle nouveau : plutôt comme une stratégie de défense de l’environnement contre les excès de prédation qu’exercerait sur lui une population trop pauvre, qu’un objectif de lutte pour la justice sociale,
– la crise du multilatéralisme : dans l’ambiance arrogante instituée par l’administration Bush, les États Unis acceptent de moins en moins de se sentir liés par quelque accord général que ce soit, y compris par les plus anciens (telles que les conventions de Genève)
– le boom financier des ONG internationales, et la crise des ONG locales ou nationales, avec changement des règles du jeu.
Ce développement des ONG internationales, qui s’était vues offrir dans la période précédente de plus en plus de prérogatives de la part de la Banque Mondiale, et de plus en plus de subventions de la part des États, transforme leur rapport avec les ONG locales. Au fur et à mesure que les ONG internationales deviennent plus riches, elles tendent de plus en plus à considérer les ONG locales comme de médiocres opérateurs locaux, manquant de garanties et de professionnalisme. Les ONG internationales ont donc de plus en plus tendance à opérer elles-mêmes sur le terrain.
III. La crise de l’aide publique au développement (APD) : le cas du secteur environnemental
La tendance générale, au long de cette trajectoire, est une redéfinition de l’agenda international qui traduit une articulation et, après le 11 novembre 2001, une subordination de plus en plus forte des questions d’environnement aux questions plus générales et traditionnelles des relations internationales : la défense et la sécurité. En particulier, la notion de "bonne gouvernance", avec ce qu’elle implique de justes critiques contre la corruption (dénoncée depuis très longtemps par les ONG et organisations populaires du Tiers-monde) se traduit par une augmentation des "conditionnalités" (avec tout ce que cela peut impliquer de mise en cause de la souveraineté des pays du Tiers Monde).
Parallèlement, l’expansion de l’Union Européenne à l’Est implique une raréfaction des ressources pour l’aide au développement pour les pays d’Amérique Latine et du Tiers-Monde en général. De ce fait, l’aide publique au développement dans le Tiers-monde dépendra de plus en plus des grandes agences nord- américaines, avec tout ce que cela implique : une conception de moins en moins rawlsienne et de plus en plus orientée par les idéologies du néolibéralisme. En totale contradiction avec les engagements de Rio, cette aide décroît d’ailleurs pendant toute la décennie 90-2000 de 5 à 4 milliards de dollars, dont 9% seulement va à l’Amérique Latine. Parallèlement, entre 1980 et 2002, la dette extérieure de l’Amérique Latine est multipliée par 2,8, passant de 260 à 725 milliards de dollars. Au total, l’aide publique au développement aura chuté de 24% entre 1992 et 2002, pour tomber à un niveau de 52 milliards de dollars en 2001, avec une petite remontée en 2002 (58 milliards). Selon le rapport Zedillo, préparatoire à la conférence de Monterrey, il faudrait, pour accomplir les objectifs du Millénium, augmenter cette aide de 50 Milliards de dollars par an.
Entre 1990 et 2000, on assiste à une baisse de 50% des fonds publics pour la conservation de l’environnement. Dans le secteur forestier, l’aide publique au développement décroît de 2,2 milliards de dollars en 1990 à 1,2 milliards de dollars en 2000, et, pour les aires protégées, de 770 millions de dollars en 1990 à 420 millions de dollars en 2000. Cette décroissance des fonds s’accompagne d’une concentration des pays bénéficiaires.
C’est donc d’un tout autre coté que se manifeste l’intervention des puissances internationales dans la défense des intérêts environnementaux bien compris du capitalisme. Par une ruse de la raison, les grandes ONG vont prendre le relais d’une aide publique au développement déclinante, selon une tendance d’ailleurs très générale à la privatisation de l’intérêt public [3].
En 2002, les revenus combinés du WWF (World Wildlife Fund), de CI (Conservation International) et de TNC (The Nature Conservency) sont de 1,28 milliards de dollars, et leurs investissements pour la conservation se montent à 804 millions de dollars. Le budget annuel de CI se monte à environ 300 millions de dollars et celui de CI à 900 millions de dollars. Leurs investissements pour la conservation de la nature dans les pays en développement se montent à 437 millions de dollars (chiffres 2004).
De telles sommes sont à comparer au budget annuel du ministère de l’environnement d’un pays comme l’Equateur (sommet de la densité mondiale de la bio-diversité) : 1,2 millions de dollars par an. On peut donc dire, au moins en ce qui concerne l’Amérique Latine, que les investissements en conservation de l’environnement des trois grandes ONG environnementalistes mondiales ("les big NGOs" ou BINGO) remplacent purement et simplement les budgets nationaux totalement défaillants et l’aide publique au développement international déclinante.
Quelles sont donc les sources au financement de ces BINGO ? Il s’agit essentiellement des agences multilatérales et bilatérales, des investissements philanthropiques des individus, du secteur privé et... du gouvernement des États-Unis. C’est par là que se concentre en effet l’investissement public des États-Unis en matière de conservation. Les trois BINGO reçoivent 30% de tous les investissements de US-Aid pour la conservation de la nature. Ces investissements représentent le double de ceux de la GEF (la Facilité Globale pour l’Environnement de la Banque Mondiale, créée dans la foulée de la conférence de RIO).
IV. Impacts et tendances du nouveau conservationnisme international
Ces impacts ne sont pas homogènes. Ils dépendent de la taille du pays, du dynamisme de sa société civile, de sa gouvernance environnementale, de ses propres investissements publics etc. Reste que, dans tous les cas, les BINGOs se sont transformées en acteurs financiers les plus puissants pour la conservation, et donc comme décideurs de l’agenda environnemental des pays bénéficiaires.
a. Les discours sur la conservation
Comme avant Rio, on remet l’accent sur des images apocalyptique de la dégradation de l’environnement. Le discours scientifique légitime une information sur l’extinction des espèces, la dégradation des écosystèmes, la pression démographique, la pauvreté, etc. Il se crée ainsi un système de valeurs qui établit les priorités en ce qui concerne ce qu’il faut conserver et quelle est l’importance hiérarchique des espèces et des écosystèmes. Ce discours autoréférentiel se justifie au nom de la vérité à un pôle, de l’efficience à l’autre pôle.
b. Les unités spatiales de la conservation
On assiste à un changement de l’échelle de l’intervention : des espèces aux écosystèmes puis aux flux écosystémiques et à l’aménagement du paysage. La nouvelle échelle de valeurs hiérarchise les espèces, les écosystèmes et les aires du monde qui doivent être conservés conformément à des critères "scientifiques" et non plus conformément à la coévolution locale des sociétés et de leurs écosystèmes. Cela se traduit par une nouvelle nomenclature spatiale de la conservation, qui divise le monde en différentes unités d’intervention. Pour WWF, il s’agit d’éco-régions, pour CI, de points chauds et de corridors, pour le TNC, de flux écosystémiques.
Ces unités spatiales sont créées de manière artificielle, conformément aux différents critères et valeurs mises en avant par les experts. On privilégie les critères biologiques, en excluant souvent les considérations sur les interactions humaines, la diversité culturelle et les dynamiques socio-économiques. Plus grande est l’échelle, plus grand est, évidemment, l’investissement, mais moindre est l’attention spécifique aux espaces locaux : ceux des communautés rurales et peuples indigènes, si ce n’est comme instrument de conservation à grande échelle. .
c. Impact politique
De plus en plus souvent, les BINGOs achètent des terres dans les pays du Sud pour établir des aires de conservation, réalisant ainsi - mais selon les codes du droit privé - le rêve des USA à la veille de Rio. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes de souveraineté et de contrôle territorial pour les États et les populations locales. L’agenda des BINGOs, compte tenu de leur pouvoir financier, influe de manière croissante sur l’agenda national en matière de conservation. La présence physique et les interventions directes des BINGOs à l’échelle nationale aboutissent au démantèlement des ONG nationales et locales. Alors que la stratégie d’achat des espaces forestiers est souvent présentée comme un moyen de les mettre à l’abri des exploitations industrielles et du défrichement par les grands éleveurs de bétail, certaines interventions de conservation des BINGOs mettent en péril les droits locaux d’accès et de propriété de la terre, et entrent en conflit avec les intérêts et la vision des communautés locales. Des cas illustratifs se trouvent par exemple à la Patagonie Chilienne et en Bolivie. Cette tendance vient heurter de plein fouet les droits qu’avaient reconquis les peuples indigènes dans les décennies antérieures, en matière de contrôle de leurs espaces traditionnels et de respect de leurs coutumes.
Il en résulte un changement dans la configuration des relations et des rôles entre les États, la société civile nationale et les grandes organisations transnationales (qu’elles soient intergouvernementales ou non-gouvernementales). On peut parler d’une véritable consolidation d’organisations "para-inter-gouvernementales". Le rôle des ONG comme institutions "dépolitisées", technocratiques, instrumentalistes et privées, tend donc à s’opposer dangereusement aux mouvements sociaux et politiques locaux.
En guise de conclusion
La dynamique que nous venons de décrire ne doit pas porter à un jugement général et indifférencié sur les grandes organisations internationales de défense de l’environnement. Le comportement du WWF n’est pas celui de TNC ou CI. En de nombreux endroits, les communautés locales, les ONG locales et les gouvernements ont été capables de mettre en place un code de "bonnes manières" entre les ONG internationales et les formes locales de gouvernement. Il faut donc, en conclusion, insister sur l’aspect contradictoire des tendances que nous venons d’illustrer.
D’une part, la force nouvelle des ONG internationales de l’environnement, leur richesse croissante, leur capacité à peser sur l’agenda des grandes organisations intergouvernementales (telles la Banque Mondiale) ou sur les traités internationaux (tels les grands accords multilatéraux sur l’environnement) représente un aboutissement positif. C’est une tendance extrêmement générale de tout mouvement d’auto-mobilisation de la société civile. Partant d’un contestation des politiques publiques (locales, nationales ou internationales), ils aspirent, au fur et à mesure qu’ils sont mieux entendues et soutenues par le public, à peser de manière plus décisive sur les organes politiques, ils tendent à prendre en main la conduite même des politiques publiques, et en fait, ils tendent à "se faire État".
Cette tendance est d’autant plus naturelle que le domaine des relations internationales se caractérise précisément par l’absence d’État face à la puissance des forces économiques qui, elles, cherchent à éviter ou contourner l’État. Dans les années préparatoires à la conférence de Rio, toutes les forces qui cherchaient à contrer la puissance des multinationales et de l’économie globalisée ne pouvaient que se réjouir de la montée en puissance d’organisations non gouvernementales trans-nationales, issues de la mobilisation des citoyens.
La montée en puissance des ONG de l’environnement représente donc un modèle, dont cherchent à s’inspirer tous les associations, mouvements populaires et syndicats qui s’opposent à la mondialisation libérale. En quelque sorte, les "prep-coms" (conférences préparatoires des grandes assemblées onusiennes de Rio, Copenhague, Istanbul, etc.) qui ont vu la montée en force des ONG dans les années 1990 représentent une anticipation de ce dont rêveront, à partir de la fin des années 1990 et du début 2000, les altermondialistes.
Toutefois, ce succès des ONG environnementales s’appuie à la fois sur l’ambiguïté de leur caractère non gouvernemental et sur l’ambiguïté de l’écologie. Comme nous l’avons dit en introduction, toute société et tout État a besoin de "faire de l’écologie". Aménager le territoire est une obligation et une tâche constitutive de tout État depuis sa naissance. Il est donc assez logique que la nécessité d’une politique écologique transnationale se traduise par l’émergence de nouvelles institutions transnationales de type politique quant à leur objectif, mais n’amenuisant pas ouvertement les prérogatives de souveraineté des États, dans une période ambiguë de l’histoire humaine, où la politique nationale a déjà perdu l’essentiel de son efficace, mais où la politique internationale ne s’est pas encore dotée de ses propres institutions contraignantes. C’est dans cette brêche que s’engouffrent les BINGOs. Mais alors, ce qui avait fait leur force (leur pouvoir d’attraction unanimiste, et leur vertu critique) tend spontanément à s’émousser. Devenus embryons d’un État transnational environnemental inexistant pour le moment, ces ONG n’ont de compte à rendre qu’à elles-mêmes, et, comme tout appareil d’État, elles peuvent s’autonomiser par rapport à la société qu’elles s’étaient chargées de défendre. On retrouve, ici, la prophétie de Engels, à propos de l’État :"De serviteur de cette société, il en devient le maître". Cet outil devenu indépendant de la société, tend beaucoup plus facilement à servir les intérêts des dominants que ceux des dominés.
Si donc on considère que l’impératif écologiste qui s’impose à tout État peut donner lieu aussi bien à une politique écologiste de droite qu’à une politique écologiste de gauche, les ONG internationales courent aujourd’hui les très gros risque de réaliser, sans l’avoir voulu, mais par leur propre dynamique, les intentions de la puissance contre laquelle elles se sont liguées à la conférence de Rio : les États unis L’exemple du conservationnisme est évidemment le plus criant, puisque le contenu même d’une l’écologie de droite consiste à conserver "une ressource naturelle" pour l’usage ultérieur des puissances économiques. Ce n’est pas le seul intérêt de la conservation, naturellement : la conservation de la biodiversité et la défense de la stabilité du climat sont, bien entendu, conformes à l’intérêt de toute l’humanité, "à commencer par celui des plus démunis" ! Toutefois, la mise en oeuvre technocratique de tels objectifs aboutit à défendre beaucoup plus la prise en compte d’une logique de défense de la ressource naturelle en tant que telle, que la défense d’une coévolution "soutenable" entre les sociétés et leur environnement. Aux yeux des populations rurales du Tiers-Monde parfois exclues des réserves de biodiversité, l’action des BINGOs court le risque d’apparaître comme un "latifondisme écologique" défiant leur faim de terres à cultiver et leur droits de propriété et d’accès aux resources naturelles..
Rien n’est encore joué, mais d’ores et déjà, il faut souligner que l’impacts des BINGOs n’est pas seulement financier : il est spatial, politique, social, culturel. Il est donc essentiel de repenser le rôle des États (oui, même des États nationaux) comme gardiens des ressources naturelles et garants des droits environnementaux de la population. Sans rien lâcher de la lutte contre la corruption, que mènent depuis des décennies des organisations populaires, il faut s’interroger sur l’argument selon lequel le caractère "corrompu" de tous les États du Tiers-monde imposerait de confier la gestion de leur territoire à des organisations dont la responsabilité démocratique ("democratic accountability") est tout sauf clair, et dont le budget dépend de plus en plus des dons de la puissance américaine.
Le thème de la responsabilité (c’est à dire : quels comptes faut-il rendre et à qui ?) devient donc central en matière de coopération, et en particulier de coopération avec les BINGOs. Le défi est de développer, et surtout d’appliquer, des codes de conduite et de responsabilité sociale non seulement pour les multinationales et les organismes gouvernementaux et intergouvernementaux de l’aide publique au développement, mais aussi pour les BINGOs elles mêmes.
Pour ce faire, il faut avant tout reconnaître l’énorme contribution des communautés locales et des peuples indigènes à la conservation de la nature. Dès la conférence de Rio d’ailleurs, le Forum Global (le grand rassemblement alter mondialiste qui accompagna la conférence inter-gouvernementsale) avait insisté sur le fait que la diversité culturelle (ethnodiversité) était la cause d’existence et la condition de perpétuation de la biodiversité. On sait que les peuples indigènes et les communautés locales possèdent ou entretiennent 80% des forêts du monde. Si, parfois, la culture sur brûlis est un désastre, on prend de mieux en mieux la mesure des exemples remarquables d’exploitation soutenable de la forêt par les peuples indigènes [4].
Que faire ? Il faut plus de travail politique et intellectuel sur le rôle et la rationalité de la coopération internationale, en relation avec la dette externe, avec les plans d’ajustement structurels, avec les modèles de croissance et de développement. Il faut repenser la coopération dans une perspective de droits humains et de gouvernance multilatérale. Il faut mesurer l’impact des institutions étatiques qui devraient avoir la charge de la défense de l’environnement dans les pays du Tiers monde et en particulier en Amérique Latine : c’est cela qui entretient la dérive des BINGO. Il faut repenser la carte des tendances et des besoins de la conservation internationale en prenant en compte le rôle des acteurs clés et en modifiant les priorités des agendas internationaux (question de la dette, commerce, sécurité, combattre contre le terrorisme).
Maria-Fernanda Espinosa occupe la Chaire d’écologie de la Faculté Latino-Américaine des Sciences Sociales - FLACSO de Quito (Equateur).
[1] Voir A. VLACHOU, "Capitalism and ecological sustainability : the shaping of environmental policies", Review of International Political Economy, Vol. 11, n°5, Décembre 2004.
[2] F. Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1886.
[3] Voir S. KAMAT, "The privatization of public interest : theorizing NGO discourse in the neoliberal era," R.I.P.E, Vol. 11, fevrier.. 2004.
[4] Voir A. Molnar, S. Scherr, A. Khare, Who Conserves the World’s Forests ? Community Driven Strategies ti Protect Forest and Respect Rights, Forest Trends & Ecoagriculture Partners, Washington, 2004 ; Chapin, Marc. . “A Challenge to Conservationists”, World Watch Magazine, November/December 2004 ; Khare, Arvind and David Barton Bray. Study of Critical New Forest Conservation Issues in the Global South. Final Report Submitted to the Ford Foundation. June, 2004 ; The Reality of Aid. Annual Report. 2004, http://www.realityofaid.org/