Contrairement à ce que certains ont affirmé en mars 2005, la proposition de directive sur les services (dite "Bolkestein") n’a jamais été retirée ni même "remise à plat". Au contraire, le sommet européen de mars 2005 a confirmé qu’elle restait bien sur les rails et devait poursuivre le processus législatif en cours, tout en "préservant le modèle social européen". Et contrairement à ce que d’autres ont laissé entendre lors de la campagne référendaire française, le "non" à la Constitution n’a pas davantage enterré ce projet. Il est donc indispensable, pour tous les adversaires de cette directive, de rester plus que jamais mobilisés.
La procédure législative européenne, dite de "codécision", prévoit un examen de la proposition à la fois par le Conseil des ministres européens et par le Parlement européen.
Au Conseil, l’examen de la proposition s’est poursuivi sous la présidence luxembourgeoise, mais pas sur les enjeux essentiels que sont le champ d’application de la directive et le principe du pays d’origine. Ces deux questions pourraient être examinées sous présidence britannique.
Au Parlement, les propositions d’amendements par les députés des divers groupes politiques ont été déposées le 10 juin 2005 dans les principales commissions parlementaires concernées. Le vote devrait intervenir le 12 juillet dans la commission "emploi et affaires sociales" et le 14 septembre dans la commission "marché intérieur et protection des consommateurs". La proposition devrait ensuite passer en séance plénière du Parlement en octobre 2005, pour l’avis en 1ère lecture.
Comme l’indiquait la position adoptée en commun, le 9 mars 2005, par l’ensemble des députés européens Verts, la proposition de directive sur les services est à la fois inappropriée, dangereuse et contraire à l’esprit communautaire :
– inappropriée : si l’on peut partager l’objectif de réduire les entraves injustifiées à la libre prestation des services (à moins de tomber dans la xénophobie à l’encontre du fameux "plombier polonais"...), la proposition de la Commission aboutirait en réalité à compliquer la situation : davantage d’insécurité juridique puisque certaines dispositions sont en contradiction avec la directive sur le détachement des travailleurs ou encore avec la convention de Rome sur les obligations contractuelles, davantage de bureaucratie puisque les administrations nationales devraient appliquer 25 législations différentes ;
– dangereuse : l’application du principe du pays d’origine conduira au dumping social et environnemental entre Etats membres ; le champ d’application beaucoup trop vaste, incluant la plupart des services d’intérêt économique général, menacera le fonctionnement des services publics ;
– contraire à l’esprit communautaire : avec cette proposition, la Commission européenne tourne le dos à l’objectif d’harmonisation par le haut des dispositions qui devraient encadrer l’établissement d’un marché intérieur ; cet abandon de l’esprit communautaire est particulièrement inquiétant au regard des doutes qui se font jour actuellement chez les citoyens quant aux objectifs de l’Union européenne.
Déposés au nom du Groupe des Verts au Parlement européen, les 73 amendements Rühle-Jonckheer amèneraient, s’ils étaient adoptés, à une refonte radicale de la proposition de directive, et permettraient de réaliser un marché régulé des services commerciaux, tout en préservant intégralement les missions d’intérêt général fixées par les pouvoirs publics (tant nationaux que régionaux ou locaux) ainsi que le droit du travail caractéristique du modèle social européen.
L’amendement le plus radical déposé par les Verts est évidemment celui qui appelle le Parlement à un rejet pur et simple de la proposition Bolkestein. Le réalisme conduit néanmoins à penser que cette position risque d’être minoritaire, d’où les 72 autres amendements déposés par les Verts, dont les grands axes sont les suivants.
1. Un champ d’application réduit exclusivement aux services purement commerciaux et n’impliquant aucune mission d’intérêt général
La proposition initiale de la Commission européenne couvre un champ d’application beaucoup trop vaste, puisqu’elle inclut absolument tous les services avec seulement trois exceptions (services financiers, communications électroniques et transports). L’immense majorité des services qui remplissent une mission d’intérêt général seraient donc couverts, y compris la santé, les services sociaux, l’enseignement, la culture, l’audiovisuel ou les médias.
Les Verts proposent de limiter strictement le champ d’application de la directive au moyen d’une double liste :
– une liste positive des secteurs inclus dans le champ d’application : il s’agirait uniquement d’un nombre limité de services purement économiques et n’impliquant aucune mission d’intérêt général ; cette liste exhaustive comprendrait des secteurs tels que les services informatiques, la location de véhicules, les études de marché, les services de nettoyage ou encore le tourisme ; naturellement, aucun service d’intérêt général n’y figurerait ; cette liste de secteurs inclus ne pourrait être modifiée qu’avec l’approbation non seulement du Conseil mais aussi du Parlement européen ;1
– une liste négative des domaines qui en toute hypothèse ne pourraient en aucun cas relever de cette directive ; il s’agit aussi bien de l’ensemble des services d’intérêt général, qu’ils soient économiques ou non, que de domaines que la directive ne pourraient en aucun cas affecter, tels que les obligations de service public, les monopoles, les aides d’Etat, le financement des services publics, la protection de la diversité culturelle ou linguistique, les négociations de l’AGCS, le droit du travail (y compris les conventions collectives et la sécurité sociale) ou les droits fondamentaux ; les Verts proposent aussi de préciser explicitement que cette directive n’interfère pas avec les instruments juridiques existants tels que la convention de Rome sur les obligations contractuelles, la directive sur le détachement des travailleurs, la directive sur la télévision sans frontières ou encore la directive sur la reconnaissance des qualifications professionnelles2
Article 2, paragraphe 2
Commission européenne
Rühle-Jonckheer
2. La présente directive ne s’applique pas aux activités suivantes :
(a) les services financiers définis dans l’article 2(b) de la directive 2002/65/CE
(b) les services et les réseaux de communications électroniques (...)
(c) les services de transport, dans la mesure où ils sont réglementés par d’autres instruments communautaires don’t la base juridique est l’article 71 ou l’article 80(2) du Traité
2. La présente directive ne s’applique pas aux activités suivantes :
(- a) les services que les Etats membres et/ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques de service universel ou de service public, c’est-à-dire des exigences spécifiques imposées aux prestataires de services par les pouvoirs publics de façon à garantir que certains objectifs d’intérêt public, en vertu d’un critère d’intérêt général, sont rencontrés, tels que la santé publique, le bien-être, l’enseignement, la politique sociale, la diversité culturelle, la protection de l’environnement ou la politique publique
(a) les services de banque, de crédit, d’assurance, de retraite professionnelle ou personnelle, d’investissement ou de paiement
(b) les services et les réseaux de communications électroniques (...)
(c) les services de transport ;
(ca) les services postaux (...) ;
(cb) les services de production, de transport, de distribution et de fourniture d’électricité (...) ;
(cc) les services de production, de transport, de distribution et de fourniture de gaz (...) ;
(cd) les services de distribution et/ou de fourniture d’eau ainsi que les services de traitement des eaux usées ;
(ce) les professions et les activités qui sont liées de façon permanente ou temporaire à l’exercice de l’autorité publique dans un Etat membre ;
(cf) les services fournis par une agence d’emploi intérimaire ;
(cg) les services fournis par des agences de sécurité ;
(ch) les services audiovisuels, quel que soit leur mode de production, de distribution ou de transmission, y compris les émissions de radiodiffusion et les services de publication et de distribution de la presse écrite
Pour appréhender avec exactitude la portée des amendements des Verts par rapport au champ d’application de la directive, on peut se référer au tableau suivant qui classe l’ensemble des services en fonction de deux critères : selon qu’ils sont de nature économique ou non ; selon qu’ils impliquent une mission d’intérêt général ou non. En effet, il n’est pas suffisant d’exclure du champ de la directive les services non économiques, parce que les services économiques qui impliquent une mission d’intérêt général resteraient couverts (par exemple la poste, l’électricité, les transports, etc...).
Services à caractère économique
Services à caractère non économique
Services impliquant une mission d’intérêt général
NON COUVERTS
(exemples : poste, électricité, transports,...)
NON COUVERTS
(exemples : justice, police, armée, ...)
Services ne remplissant pas de mission d’intérêt général
COUVERTS
(exemples : services informatiques, location de véhicules, ...)
NON COUVERTS
(exemples : services d’entraide privée sans rémunération)
2. Retrouver l’esprit communautaire : une harmonisation vers le haut
La proposition de la Commission européenne s’éloigne dangereusement de l’esprit de la construction européenne, qui vise certes à réaliser un marché intérieur mais aussi à encadrer et organiser celui-ci par des mesures ambitieuses d’harmonisation. Dans la proposition dite "Bolkestein", la Commission européenne remplace cette ambition par une reconnaissance pure et simple par chaque Etat membre des dispositions en vigueur dans les autres Etats pour ce qui concerne la libre prestation transfrontalière des services, et par une interdiction - ou un examen en vue d’une élimination ultérieure - des exigences nationales en ce qui concerne la liberté d’établissement.
Les Verts proposent une approche beaucoup plus ambitieuse en ce qui concerne tant la liberté d’établissement que la libre prestation des services. La logique de cette approche est la suivante :
– mettre en place un processus de coordination en vue d’une harmonisation3 ; endéans un délai déterminé (en général 4 ans après l’entrée en vigueur de la directive), des dispositions harmonisées devront avoir été adoptées dans une série de domaines régis par la directive : établissement d’un formulaire européen unique pour les certificats ou attestations relatives à l’établissement dans un autre Etat membre4 ; mise en place d’un point de contact européen unique pour les prestataires souhaitant s’établir dans un autre Etat membre5, harmonisation des régimes d’autorisation6, harmonisation des exigences liées au droit d’établissement et spécification des "raisons impérieuses d’intérêt général" qui peuvent justifier ces exigences7, harmonisation des dispositions en matière de prestation transfrontalière, en particulier par rapport au comportement du prestataire, à la qualité et au contenu du service, à la publicité, aux contrats et à la responsabilité du prestataire8 ;
– tant que cette harmonisation vers le haut n’aura pas abouti, conserver les dispositions nationales existantes et appliquer le principe du pays de destination plutôt que le principe du pays d’origine4 ,5 ,6,
– spécifier qu’en toute hypothèse, le contrôle et la supervision des dispositions applicables aux prestataires de services doit demeurer la responsabilité de l’Etat de destination ; l’Etat d’origine est tenu de coopérer à ce contrôle, mais ne saurait en avoir lui-même la responsabilité comme le suggère dangereusement la Commission européenne9.
Article 16
Commission européenne Rühle-Jonckheer
(1) Les Etats membres s’assurent que les prestataires ne sont soumis qu’aux dispositions de leur Etat membre d’origine tombant dans le domaine coordonné.
(3) L’Etat membre d’origine est responsable du contrôle du prestataire et des services qu’il fournit dans un autre Etat membre
1. La Commission et les Etats membres établissent un processus de coordination de façon à rapprocher les dispositions nationales relatives à l’accès et à l’exercice d’une activité de service. Au plus tard 4 ans après l’entrée en vigueur de la présente directive, des dispositions harmonisées auront été établies pour la libre circulation de tous les services couverts par cette directive ; (...)
2a. Jusqu’à l’établissement des dispositions harmonisées visées au paragraphe 1, les prestataires de services sont soumis exclusivement aux dispositions nationales de l’Etat membre de destination (...)..
(3) L’Etat membre de destination est responsable du contrôle du prestataire et des services qu’il fournit, en étroite coopération avec l’Etat membre d’origine du prestataire de services (...)
Il est à noter, par ailleurs, que ce fameux "principe du pays d’origine", appliqué à la libre prestation des services, est en réalité complètement contradictoire avec le Traité CE, dont l’article 50 prévoit, dans son dernier paragraphe, que "le prestataire peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants". Les Verts ont donc déposé un amendement ajoutant le dernier paragraphe de l’article 50 à la base juridique de la directive. Le principe du pays de destination est donc le seul principe légal applicable à la prestation transfrontalière de services jusqu’à ce qu’une harmonisation intervienne.
La modification de la proposition de directive par le Parlement européen exigera en toute hypothèse un rapprochement entre toutes les forces politiques qui s’opposent à la logique de la Commission européenne dans ce domaine. C’est notamment le cas d’une grande majorité d’élus socialistes (qui comptent 200 députés sur 732 au Parlement européen), de l’ensemble des élus Verts (42 députés), des élus du groupe Gauche Unie (41 députés), mais aussi d’une partie des députés du groupe du Parti Populaire et des élus du groupe Libéral et Démocrate. Dans la perspective d’une modification substantielle de la proposition « Bolkestein », il est fondamental d’examiner en quoi les approches respectives des différents groupes "critiques" par rapport à cette proposition présentent des convergences, et de souligner les originalités des amendements Verts.
– sur le champ d’application de la directive, il y a une convergence de la plupart des élus "critiques" pour exclure en tout ou en partie les services d’intérêt économique général, c’est-à-dire sur l’établissement d’une "liste négative" ; mais l’étendue de ces exclusions est très variable selon les options ; l’approche des Verts sur ce point est convergente avec celle de la rapportrice de la commission "emploi et affaires sociales", Anne Van Lancker ;
– sur le principe du pays d’origine, la principale convergence entre les élus "critiques" concerne le rejet de ce principe comme règle généralement applicable à la libre circulation des services ; sur les modalités alternatives à ce principe, il reste une grande diversité d’approches, certains prônant l’application d’un principe de reconnaissance mutuelle, d’autres l’application du principe de destination sauf pour ce qui concerne les domaines déjà harmonisés par des instruments communautaires .
– sur le chapitre relatif à la liberté d’établissement, il y a convergence pour rejeter la remise en cause abrupte par la Commission européenne de certaines exigences nationales, en particulier par rapport aux tests économiques ou à l’application de tarifs minimums ou maximums.
Les propositions alternatives des Verts présentent plusieurs originalités importantes qu’on ne retrouve pas, à ce stade, dans les options proposées par d’autres élus critiques :
– circonscrire le champ d’application de la directive au moyen d’une liste positive (voir ci-dessus "l’alternative des Verts") : cette approche offrirait une garantie beaucoup plus stricte et une sécurité juridique plus grande que la seule mention des secteurs ou des domaines exclus ; cette idée d’une liste positive s’ajoutant à la liste négative est parfaitement réalisable puisqu’il s’agit d’un mode de fonctionnement qui existe déjà au sein des négociations de l’AGCS...
– mettre l’accent sur l’harmonisation comme objectif ambitieux et prioritaire
– mentionner clairement que cette harmonisation doit être un préalable indispensable : l’application du principe du pays de destination s’appliquera tant que cette harmonisation n’aura pas abouti.
Les Verts sont bien entendu déterminés à négocier avec l’ensemble des forces politiques de façon à construire au sein du Parlement européen une majorité pour rejeter les propositions néfastes de la Commission européenne. Dans cette perspective, les Verts appellent l’ensemble des mouvements opposés à la directive Bolkestein, notamment les partenaires sociaux, les organisations prestataires de services sociaux et environnementaux et toute la société civile à se mobiliser largement pour convaincre députés et Etats membres de transformer radicalement cette proposition de directive.
L’ensemble des 73 amendements Verts (142 pages) sont disponibles sur demande auprès de Stany Grudzielski.