Terra economica infos n°17
Délocalisations : les politiques reprennent la main

26 mai 2004 par Alain Lipietz

Peut-on selon vous parler d’une "vague de délocalisations" ou bien n’est-ce qu’un épiphénomène ?

Le phénomène de délocalisation a commencé dès les années soixante... de la « banlieue rouge » de Paris vers les régions à bas salaire de l’Ouest. J’y avais consacré un livre, Le capital et son espace. Que j’ai poursuivi dans les années quatre-vingts par d’autres études sur les premiers « Etats-ateliers », conclues par un autre livre, Mirages et Miracles. On appelle aujourd’hui « délocalisations » la poursuite de ce phénomène, touchant maintenant les usines délocalisées vers les campagnes il y 30 ans, et même une partie du tertiaire. Il est inévitable. Il s’agit de la mise en place d’une « nouvelle division internationale » du travail, entre les centres de conception et de fabrication qualifiée d’Europe, d’Amérique et du Japon, et les activités plus banales qui migrent vers les contrées à faible protection des travailleurs et de leur environnement. Cette menace intimide même les travailleurs des industries qui ne déménageront jamais, comme le BTP, la restauration, la plupart des services.

Les "professionnels des délocalisations" (consultants, pour la plupart) que nous avons rencontrés jugent ce phénomène inéluctable et portent un regard sévère sur les hommes politiques qui"s’y opposeraient" d’une façon ou d’une autre. Les élus doivent-ils se saisir de cette question ? Le peuvent-ils ?

Bien, sûr ! Les régions les plus qualifiées d’Europe, comme la Scandinavie, le Bavière ou la Lombardie ont su s’adapter. Hauts salaires, bonne protection sociale et plein-emploi y riment avec formation professionnelle, recherche et développement, partenariat patronat-syndicats-autorités publiques. Quand le travail est qualifié, on le paie bien , on le garde précieusement, on investit dans le « capital humain », et la haute qualité de son produit le maintien hors de portée des délocalisations...C’est ce que montrent les études rassemblées dans mes deux livres avec le géographe G. Benko, Les régions qui gagnent et La richesse des régions. Cela implique une certaine « loyauté régionaliste », y compris dans les rapports entre donneurs d’ordre et sous-traitants. Mais cela implique aussi un fort investissement des politiques locales, nationales et régionales, dans la qualification du travail. Au contraire, la stratégie défensive de « flexibilisation » et de précarisation expose les travailleurs à la concurrence de plus précaires qu’eux.

Si oui, quelles sont les pistes que vous proposez ?

Il faut prendre modèle sur les « régions qui gagnent ». Que l’on cesse de considérer le salarié comme une charge mais comme un investissement. Que les autorités locales encouragent la négociation patronat-syndicat, qu’elles aident « horizontalement » leurs industrie par la recherche, la formation, la promotion des produits. Qu’elles veillent à la qualité de l’environnement et des services publics pour attirer et fixer le personnel qualifié.

L’Europe a d’ailleurs adopté cette stratégie : la compétitivité par la qualification et la qualité. C’est ce qu’on appelle la « stratégie de Lisbonne ». Mais, contradictoirement, certaines autorités européennes prônent au contraire la flexibilisation, la précarisation. Il va falloir choisir ! Ou l’on continue dans cette voie, et l’Europe ne résistera pas à la concurrence de « pays émergeants » de plus en plus qualifiés. Ou on « met le paquet » sur la recherche, la formation, les services publics, « l’Europe sociale ». C’est un des grands enjeux de la prochaine élection.



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