vendredi 19 avril 2024

















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[1989b] "Bases pour une alternative démocratique", intervention au Colloque GRETSE Les formes nouvelles de la démocratie, Montréal, Février. Couverture Orange CEPREMAP n°8910. Les Temps Modernes n°524, Mars 1990, repris dans Boismenu et al. (eds) Les formes modernes de la démocratie, P.U. Montréal-L’Harmattan, Montréal-Paris, 1992.

(art. 466).


par Alain Lipietz

Bases pour une alternative démocratique
Couverture Orange CEPREMAP n°8910
LANGUE ET TRADUCTIONS DE L’ARTICLE :
Langue de cet article : français
  • français  :

    [1989b] "Bases pour une alternative démocratique", intervention au Colloque GRETSE Les formes nouvelles de la démocratie, Montréal, Février. Couverture Orange CEPREMAP n°8910. Les Temps Modernes n°524, Mars 1990, repris dans Boismenu et al. (eds)Les formes modernes de la démocratie, P.U. Montréal-L’Harmattan, Montréal-Paris, 1992.

  • Español  :

    [1989b-es] "Bases pour une alternative démocratique", Revista EURAL, Buenos Aires (à paraître).

  • 日本語  :

    [1989b-ja] "Bases pour une alternative démocratique", à paraître dans [2000z].

  • Deutsch  :

    [1989b-al] "Democratie nach dem Fordismus", Das Argument n°189, Sept. 1991.

  • English  :

    [1989b-en] "Post-Fordism and Democracy", A. Amin (ed) Post-Fordism : a Reader, Basil Blackwell, 1994.

[1989b] "Bases pour une alternative démocratique", intervention au Colloque GRETSE Les formes nouvelles de la démocratie, Montréal, Février. Couverture Orange CEPREMA n°8910. Les Temps Modern n°524, Mars 1990, repris dans Boismenu et al. (eds) Les formes modernes de la démocratie, P.U. Montréal-L’Harmattan, Montréal-Paris, 1992.

Dans une série d’essais stimulants, Mac Pherson (1962, 1977) avait proposé une variété de " modèles " différents, mettant en valeur la correspondance entre les conceptions de la démocratie et les réalités socio-économiques. On a pu reprocher à cet exercice un certain réductionnisme. En tout cas, s’il éclaire utilement des configurations politico-économiques du passé, il serait aventureux de le prolonger pour l’avenir.

Et pourtant, l’intuition de Mac Pherson, prolongeant, au-delà de Marx, une tradition qui remonte à Montesquieu, paraît profondément juste. Il y a bien un " principe commun " qui semble commander à la fois les réalités socio-économiques et les formes de la démocratie. Ce principe n’est sans doute la cause d’existence ni des unes ni des autres. Disons plutôt qu’il y a une influence réciproque dans les évolutions de ces différents plans, avec des moments d" harmonie " où un commun principe de socialité semble prévaloir. Appelons " paradigme sociétal " ce principe (ou plutôt ce faisceau de principes).

Lorsque maintenant nous nous tournons vers l’avenir, il ne s’agit plus de " découvrir " ce paradigme. Il s’agit, pour le militant, de le promouvoir, et, pour le chercheur, d’identifier les paradigmes en lutte.

Dans cette intervention, il s’agira d’abord d’identifier les paradigmes actuellement en conflit (appelons-les tout de suite : " libéral-productiviste " et " alternatif "), puis de dessiner quelques-unes des bases économiques qui pourraient correspondre à la conception de la démocratie conforme aux principes de l’alternative.

La première section rappellera brièvement comment les travaux dérivés de " l’approche de la régulation " permettent d’éclairer la correspondance entre l’économie et le " paradigme sociétal ". Nous pourrons ainsi souligner le relativisme des conceptions de la " démocratie ". La seconde section rappellera, tout aussi brièvement, la " correspondance " propre au modèle de développement fordien qui est aujourd’hui en crise. La troisième section présentera le " libéral-productivisme ", et la quatrième traitera de l’alternative. Dans la cinquième section, nous soulignerons un aspect particulier de la socialité alternative : l’importance qu’elle accorde aux communautés concrètes, territorialisées.

 I. PARADIGME SOCIÉTAL ET MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT

La reproduction d’une économie marchande capitaliste à travers ses transformations est loin d’aller de soi. On constate cependant que pendant des périodes prolongées ses transformations restent régulières, et que l’accumulation, la croissance économique, ne connaissent pas de perturbation majeure. On appelle " régime d’accumulation " un tel mode de transformation conjointe et compatible des normes de production, de distribution, et d’usage. Ce régime repose lui-même sur des principes généraux d’organisation du travail et d’usage des techniques, que l’on peut appeler paradigme technologique.

Un régime d’accumulation désigne donc une régularité macroéconomique constatée. Cette régularité est en elle-même un précieux guide pour les agents économiques. Mais leurs initiatives restent cependant menacées par une incertitude radicale quant à leur cohérence globale pour l’avenir. Il faut donc qu’interviennent des mécanismes régulateurs. Nous appelons " mode de régulation " l’ensemble des normes, incorporées ou explicites, des institutions, qui ajustent en permanence les anticipations et les comportements individuels à la logique d’ensemble du régime d’accumulation. On peut dire que le mode de régulation constitue le "paysage ", le monde pratique, la " carte " superficielle où se guident les agents individuels de telle sorte que soient respectées en profondeur les conditions d’une reproduction et d’une accumulation équilibrées (Lipietz, 1985b). Or la mise en place d’un mode de régulation, tout comme sa consolidation, dépendent très largement de la sphère politique. Nous sommes ici dans le domaine des luttes et des " armistices " politico-sociales, des compromis institutionnalisés.

Ces luttes, ces armistices et ces compromis sont, dans le domaine politique, l’équivalent de ce que sont la concurrence, les conflits du travail, et le régime d’accumulation dans le domaine économique. Les groupes sociaux, définis par leurs conditions d’existence quotidienne, en particulier par leur place dans les rapports économiques, ne se livrent pas à une lutte sans fin. On appelle bloc social un système stable de rapports de domination, d’alliances, et de concessions entre différents groupes sociaux (dominants et subordonnés), et un bloc social est hégémonique quand il fait reconnaître son dispositif comme conforme à l’intérêt de la nation tout entière. Dans un bloc hégémonique, la fraction de la nation dont les intérêts ne sont pas du tout pris en compte doit être très minoritaire.

Pour autant que les intérêts, dont la prise en compte constitue l’enjeu du consensus sur lequel se construit et se reproduit le bloc hégémonique, sont des intérêts économiques, on voit se dessiner la cohérence entre " bloc hégémonique ", " régime d’accumulation ", et " mode de régulation ". Mais comment sont définis les " intérêts " légitimes à satisfaire ? Comment se mesurent la validité et le respect des compromis qui soudent le bloc hégémonique, au nom de quoi les groupes en lutte au sein du bloc réclament-ils " justice " ? Il faut supposer un Univers des Représentations et des Discours Politiques (Jenson, 1986) où les individus et les groupes puissent se reconnaître et exprimer leur identité, leurs intérêts et leurs divergences. De la mise en forme de cet univers dépend la possibilité même du bloc hégémonique.

On appellera paradigme sociétal (ici : paradigme tout court) un mode de structuration des identités et des intérêts légitimement défendables au sein de l’Univers des discours et des représentations politiques. Le régime d’accumulation, le mode de régulation, le bloc hégémonique et le paradigme sociétal sont tous les quatre les fruits d’une évolution historique conflictuelle. Ils sont chacun une trouvaille historique, leur adéquation réciproque au sein de ce que nous pouvons appeler modèle de développement économico-social est en elle-même un quasi-miracle. Cette cohérence une fois trouvée tend certes à se consolider d’elle-même. Mais elle est aussi minée, d’une part, par les contradictions propres au modèle, d’autre part, par ce qui est resté ou qui se développe " à l’écart " du modèle, ignoré ou refoulé par lui.

Nous voyons ainsi apparaître deux formes de luttes.

· La lutte à l’intérieur du même paradigme, lutte à propos des différends sur l’équité ou même la réalité de la distribution des avantages mutuels censés être garantis par le bloc hégémonique au sein du régime d’accumulation. Ces luttes sont dirigées contre ce qui est perçu comme des " empiètements ", des " anomalies ", voire comme des " retards ", et elles visent a la mise en œuvre ou au perfectionnement des mécanismes régulateurs.

· La lutte contre le paradigme hégémonique au nom d’un autre paradigme, d’autres identités, d’autres intérêts, au nom d’une autre conception, passée ou future, de la vie en société, qui impliquerait un autre régime d’accumulation, d’autres formes de régulation, et souderait un autre bloc social.

On mesure ici l’ambiguïté du mot " démocratie ". En apparence, il désigne une forme de régulation politique de ces deux types de conflits : la participation des citoyens au perfectionnement d’un paradigme ou à l’arbitrage au sein d’un paradigme, mais également la souveraineté des citoyens dans le choix d’un modèle de développement économico-social. Or ce n’est pas du tout la même chose, puisque par exemple la définition des " citoyens " dépend elle-même du paradigme en vigueur : les femmes, les prolétaires, les esclaves font-ils partie des " citoyens " ? De même, le champ de la régulation démocratique dépend aussi du paradigme : l’organisation du travail, la répartition des fruits de la croissance dépendent-elles de la souveraineté démocratique ?

On voit alors un sens différent se glisser derrière le mot " démocratique " : il désignerait une échelle de gradation entre les paradigmes et les modèles de développement. Serait " plus démocratique " un modèle élargissant le champ de la citoyenneté et les droits des citoyens. C’est le sens traditionnel de l’opposition " droite/gauche ". Malheureusement, la liste des droits " visibles " au sein de l’Univers des discours politiques dépend précisément... du paradigme en vigueur. Athènes peut se sentir démocratique malgré l’exclusion des femmes et des esclaves, les Etats-Unis peuvent en toute bonne conscience écarter l’égalité des sexes de leur Constitution et proclamer le respect des " privilèges de l’encadrement " dans les entreprises, les partis communistes s’affirmer " démocratiques " en admettant le taylorisme. La naissance d’un nouveau paradigme, élargissant la démocratie en faisant apparaître de nouvelles identités exigeant la prise en compte de leurs aspirations, est l’affaire des mouvements sociaux radicaux.

Même au second sens, la démocratie n’est donc pas un domaine à gérer, ni à élargir. C’est un continent à découvrir, de siècle en siècle. A titre d’exemple, nous partirons de la conception de la démocratie prévalant dans le modèle de développement que l’approche de la régulation désigne comme " fordisme " .

 II. LE FORDISME ET SA CRISE

Ce modèle de développement, qui fut hégémonique dans les pays capitalistes développés après 1945, reposait sur un trépied :

· Une forme dominante d’organisation du travail, selon les principes " tayloriens " de séparation de la conception et de l’exécution, et avec une incorporation du savoir-faire socialisé par les techniciens dans le dispositif automatique des machines. Ces principes tayloriens excluaient théoriquement les travailleurs directs de toute implication dans l’aspect intellectuel du travail, mais en réalité sous-entendaient quand même une certaine " bonne volonté ", déniée de part et d’autre (par l’encadrement comme par les travailleurs) : une " implication paradoxale ".

· Un régime d’accumulation, impliquant une croissance de la consommation populaire, et donc des débouchés, parallèle aux gains de productivité.

· Un ensemble de formes de régulation, conduisant aussi bien les employeurs que les salariés à se conformer à ce modèle. En particulier, ce mode de régulation comprenait les conventions collectives et 1’Etat-Providence, qui assuraient à la grande majorité des salariés un revenu régulièrement croissant.

Quant au paradigme sociétal fordien, il offrait une conception du progrès reposant elle-même sur trois pieds : progrès technique (conçu comme progrès technologique inconditionnellement poussé par les " travailleurs intellectuels "), progrès social (conçu comme progrès du pouvoir d’achat dans le respect du plein-emploi), progrès de l’Etat (conçu comme garant de l’intérêt général contre les " empiétements " des intérêts individuels). Et ce triple progrès était censé " souder " la société, en lui proposant des buts qui méritaient d’être poursuivis ensemble.

Des intellectuels rooseveltiens aux communistes d’Europe occidentale, ce paradigme progressiste fut en lui-même baptisé " démocratique ". Non pas tant au premier sens du terme (le libéralisme d’avant-guerre l’était souvent tout autant, à cela près que le droit de vote n’était pas toujours reconnu aux femmes), mais à cause de son caractère " progressiste ", justement. Le primat de la science et de la technique flattait une certaine conception de l’humanisme, d’autant que le régime d’accumulation assurait une redistribution générale des " dividendes du progrès ". Enfin, par le poids donné à l’Etat ou aux formes sous-étatiques de régulation non marchande (les conventions collectives) il semblait limiter les distorsions dont l’inégale dotation des richesses entachait la démocratie (au premier sens du terme, c’est-à-dire la capacité de tous à participer au règlement des différends). Ainsi, le progrès de la démocratie fordienne pouvait être défendu par " les forces du travail et de la culture ".

Mais rétrospectivement, cette conception " démocratique " du progrès social mérite tout au plus le qualificatif d’" organicisme hiérarchique ". Elle est " organiciste " en ce sens qu’elle n’exclut en principe personne de la " répartition des fruits du progrès " (dans la pratique, il y a évidemment toujours des exclus). En revanche, elle exclut systématiquement les producteurs peu qualifiés de la maîtrise de leurs activités, les citoyens de la décision sur ce qu’il faut accepter comme progrès (en matière de consommation, de services publics, d’urbanisme, et plus généralement en ce qui concerne les conséquences écologiques du progrès), etc. La solidarité elle-même, organisée par l’Etat-Providence, prend de ce fait une forme strictement distributive et administrative : une solidarité à la fois marchande et hiérarchique.

Ce modèle est entre en crise dans tout le monde capitaliste avancé où il s’était implanté. Crise économique, certes. Crise du modèle d’organisation industrielle, fondée sur la parcellisation des tâches, la division entre " concepteurs " et " exécutants ", la mécanisation de plus en plus coûteuse. Crise de " l’Etat de bien-être " fondé sur la redistribution du pouvoir d’achat organisé centralement. Crise de l’Etat national, incapable de réguler une économie de plus en plus internationalisée.

Mais, en France par exemple, cette crise s’est redoublée d’une autre, antérieure à la crise économique, une crise de l’adhésion à la conception dominante du progrès, au paradigme sociétal. Alors que le programme commun de la gauche ne faisait que pousser à l’extrême l’idéal de " démocratisation " (par en haut !) du fordisme, les nouvelles luttes ouvrières et populaires (ouvriers, paysans, employés), les nouveaux mouvements sociaux (régionalistes, féministes, écologistes) qui fleurissaient à partir de Mai 68, rejetaient le modèle lui-même. Au-dessus du vieux triangle progressiste brillait une nouvelle étoile, une très vieille et très nouvelle valeur : la volonté d’autonomie, la volonté d’initiative, individuelle et collective. L’aspiration à " prendre ses affaires en main ", " voir le bout de ses actes ". Ce " quatrième pôle " allait lui aussi dissoudre l’ancien triangle où communiaient modernistes de droite et de gauche. Progrès technique ? Mais pas au prix de l’appauvrissement du travail. Solidarité sociale ? Mais pas sous la forme anonyme, bureaucratique, que lui donnait l’Etat-Providence. Un Etat pour faire la synthèse des aspirations et des devoirs ? Mais pas un Etat de technocrates imposant sa conception du bien et du beau, quitte à envoyer la troupe pour imposer le " Progrès ".

On ne s’étonnera pas que les deux premières années de la présidence Mitterrand, où les partis de gauche s’échinèrent à relancer un modèle de développement lui-même en crise, sans recueillir le soutien des masses populaires, ni d’intellectuels qui n’attendaient plus grand-chose d’un tel modèle, se soient soldées par un échec sur presque toute la ligne.

 III. LE LIBÉRAL-PRODUCTIVISME

Quand l’Etat abandonne ses ambitions, quand l’argent et la volonté de cotiser manquent pour la solidarité, quand on S’accroche à la modernisation technologique, et quand on s’en remet à l’initiative de ceux qui peuvent en prendre, qu’est-ce qui reste ? Le libéralisme économique. Sur la ruine de l’ancien modèle et des vieux idéaux de la gauche, la renaissance de l’initiative devient culte de l’entreprise. De l’entreprise telle qu’elle est. Avec un (ou dix) qui décident, et les autres qui obéissent. Conformément aux intérêts de la firme, même si ce n’est pas l’intérêt collectif.

Qu’importe ! clama toute l’intelligentsia occidentale en la première mi-temps des années 80. Il faut être compétitif ! Et pour cela il faut libérer l’initiative des entrepreneurs. Et si les retombées sociales ne sont pas favorables ? Tant pis, car il faut être compétitifs. Mais pour quoi faire ? Parce que la libre entreprise impose d’être compétitifs, etc.

Autrefois le progrès technique était justifié par le progrès social. Autrefois la libre entreprise était censée assurer automatiquement le bien-être de tous. Mais le " libéral-productivisme " se suffit à lui-même, n’a plus besoin de justification sociale. " Accumulez ! Innovez ! Et regardez la Silicon Valley ! " On voit, et encore on ne voit pas tout. On ignore souvent que la Silicon Valley n’est nullement le produit " spontané " d’initiatives individuelles, qu’elle a été créée il y a quarante ans par l’Université de Stanford pour ses anciens étudiants et qu’elle vit essentiellement, depuis toujours, de commandes militaires publiques. Mais on voit quand même qu’y cohabitent des cadres, techniciens... et des employées, des ouvrières réfugiées d’Amérique centrale, Martiennes servant des Vénusiens, aux deux pôles d’une société sans classe moyenne, sans espoir de passer d’une planète à l’autre. Une économie " en sablier " où ceux d’en bas vivent des retombées du luxe de ceux d’en haut. On voit se " brésilianiser " les villes des Etats-Unis. Cette société en " sablier " devient mondiale. A un bout, la surconsommation (à crédit) des riches. A l’autre, les goulags industriels des zones franches. C’est un avenir possible pour le capitalisme.

Aucun déterminisme technologique ne garantit pourtant le triomphe final du libéral-productivisme sur les ruines du fordisme. L’analyse logique et empirique des esquisses de nouveaux modèles de développement possibles (Leborgne et Lipietz, 1987) en révèle plutôt les faiblesses, au triple titre du paradigme technologique, du régime d’accumulation, du mode de régulation. Sa " chance historique " fut plutôt l’effondrement du paradigme fordien à la fin des années 70. Et, malgré les dérèglements économiques et écologiques de plus en plus évidents à la fin des années 80, le libéral-productivisme se soutient encore de la faiblesse de ses concurrents.

Le paradigme libéral productiviste pourrait se résumer ainsi :

- Accentuation de l’impératif technico-économique productiviste devenu " catégorique ", avec évacuation de l’idée d’un choix explicite de société qui relèverait de la démocratie (on investit parce qu’il faut exporter, on exporte parce qu’il faut investir).

- Fragmentation de la socialité, l’entreprise jouant directement le rôle jadis dévolu à la patrie (on doit se serrer les coudes contre les concurrents).

- Grande variété des formes d’intégration de l’individu à l’entreprise, allant de la pure discipline à une implication négociée, mais toujours à titre individuel, avec disparition de l’individualité sociale de type " classiste ".

- Recul général des solidarités de type administratif liées à l’appartenance à une collectivité nationale, la " société civile " (c’est-à-dire tout bonnement la famille) étant censée reprendre en charge ce que l’Etat-Providence ne peut plus garantir.

Autrement dit, le libéral-productivisme renonce délibérément et explicitement à l’organicisme du modèle fordien. Mais il en accentue le caractère " hiérarchique " : une hiérarchie décentralisée. Entrepreneur maître chez lui, " gagneurs " maîtres du marché, et, si possible, père de famille maître chez soi... La " démocratie " recule donc sur toute la ligne, dans les deux sens du terme. Le débat, le vote sont vides de leur objet par la toute-puissance des forces du marché mondial. La fraction de l’humanité en mesure de peser sur sa propre existence se réduit.

Quant au recul de l’organicisme (la capacité d’une société à se penser comme un tout vivant), il se traduit immédiatement par le développement des exclusions, l’accumulation des tensions écologiques et de déséquilibres internationaux. Une lueur d’espoir pourtant : au milieu de ces déséquilibres, les nations et les régions restées les plus " organicistes " tirent leur épingle du jeu. La machine-outil d’Emilie-Romagne, en Italie, la force intacte de l’Allemagne et de la Suède, l’hégémonie industrielle du Japon, montrent que, même du point de vue capitaliste, négocier, s’organiser, multiplier les liens de coopération entre firmes, collectivités locales et régionales, universités, mobiliser les travailleurs à travers des groupes d’expression, à travers des accords syndicaux, telle est la meilleure voie. La supériorité de cette efficience de l’organicisme sur le libéralisme ne suffit évidemment pas a déterminer un paradigme alternatif, car il reste à prévoir quelle contrepartie les citoyen(ne)s peuvent tirer de cette supériorité ; à l’évidence le Japon et la Suède ne prennent pas la même direction ! Il nous faut donc maintenant passer du constat au projet.

 IV. L’ALTERNATIVE

A l’ancien paradigme fordien qui se meurt, au paradigme libéral-productiviste qui cherche à voir le jour, qu’oppose l’alternative, telle quelle s’exprime dans les mouvements sociaux qui s’en réclament depuis la fin des années 60, du Mai français aux Verts allemands ? Certainement pas le refus du progrès technique, mais certes le refus de prendre ce progrès comme valeur en soi. Trois thèmes définissent l’aune à laquelle jauger tout " progrès " et toute politique : l’autonomie des individus et des groupes, la solidarité entre individus et groupes, l’écologie comme principe des rapports entre la société, le produit de son activité, et son environnement. En somme : un organicisme non hiérarchique.

A la crise du paradigme fordiste, l’alternative répond donc :

- Transformation des rapports entre les personnes dans le travail, vers une plus grande maîtrise des producteurs sur leur activité.

- Réduction de la part du temps consacrée au travail salarié, et par conséquent recul des rapports marchands dans la consommation et les loisirs, au profit de la création libre.

- Choix systématique des technologies les plus ’écologiques, c’est-à-dire les moins prédatrices par rapport aux ressources naturelles, recyclage le plus intégral possible des sous-produits de l’activité humaine, restauration des friches industrielles et urbaines, etc.,

- Transformation des rapports sociaux autres que salariaux dans le sens du recul des hiérarchies, du respect de légalité dans la différence et primordialement dans le sens du féminisme et de l’antiracisme.

- Transformation des formes de solidarité au sein de la collectivité nationale, d’une répartition purement monétaire vers la subvention d’activités auto-organisées et à utilité sociale négociée.

- Evolution vers des formes de démocratie de base, plus " organiques " et moins délégatives.

- Remise en cause des rapports inégalitaires entre les différentes collectivités nationales, vers des rapports mutuellement avantageux entre communautés autocentrées.

En tant que nouveau paradigme, l’alternative ne se situe pas dans la polarisation droite-gauche (c’est-à-dire " plus ou moins démocratique ") propre au paradigme antérieur (fordien). Si l’alternative ainsi définie conquiert, d’ici vingt ou trente ans, la place de " paradigme hégémonique " par rapport auquel se situeront les forces politiques à l’orée du XXIe siècle, elle aura alors sa propre droite, son centre et sa gauche qui régleront " démocratiquement " (au premier sens) leurs différends. Et pourtant, en tant que nouveau modèle présenté comme " progrès ", l’alternative prend la relève de ce que furent jadis les mouvements " démocratiques ". Plus profondément, sa base sociale primitive devra regrouper les opprimé(e)s, les offensé(e)s et les exploité(e)s en révolte contre des rapports sociaux aliénants : femmes, travailleurs victimes de la restructuration ou de technologies dévalorisantes, chômeurs et précaires, jeunesse multiculturelle des agglomérations, paysans " hors-normes ", etc. Elle prend donc la suite de tous les mouvements émancipateurs. En ce sens (au sens historique), l’Alternative est une " nouvelle gauche ", une " alternative démocratique ".

En fonction d’un tel projet, quelles pourraient être les bases économiques de l’alternative démocratique ? Quel paradigme technologique, quel régime d’accumulation, quel mode de régulation ? Il ne suffit pas d’introduire " de la démocratie " (au sens 1 ou 2) dans chacun des aspects du modèle de développement. Il faut " qualifier " cette démocratie. Et il faut répondre aux impasses économiques de ce qui est en crise, l’antique fordisme.

Rappelons-le : ce modèle est entré en crise pour deux ordres de raisons. D’une part, linternationalisation de la production et des marchés est venue perturber la possibilité d’une régulation nationale du modèle de développement fordiste. D’autre part la forme dominante d’organisation du travail a rencontré ses limites. " L’implication paradoxale " ne permettait plus que des gains de productivité déclinants pour des investissements par tête croissants. D’où chute de la rentabilité, crise de l’investissement, crise de l’emploi, crise de l’Etat-Providence.

Actuellement, les enchaînements pervers dans l’économie internationale occupent le devant de la scène, mais nous n’en traiterons pas ici. En supposant qu’il existe une ou des solutions favorables à ces problèmes, reste à examiner s’il existe une sortie " démocratique " par rapport aux enchaînements internes qui vont de la crise du travail à la crise de l’Etat-Providence .

1) Pour un nouveau compromis salarial sur la productivité

A la racine de l’actuelle crise économique, il y a donc la crise du travail. Une crise du Taylorisme, cette forme de " non-implication paradoxale " du travailleur direct. La technologie de l’informatique ne représente pas en elle-même une solution à cette crise. C’est pourquoi le patronat japonais, les rapports Dalle et Riboud en France, les théoriciens de la Harvard Business School et les initiateurs du projet Saturne s’accordent sur une condamnation des principes tayloriens. L’opérateur(trice) direct(e) devrait pouvoir s’impliquer, avec toute son imagination, sa capacité innovatrice, sa qualification et son savoir-faire acquis dans la production quotidienne, non seulement pour peaufiner en temps réel le bon déroulement du processus productif, mais aussi pour socialiser, collectiviser le savoir pratique acquis tâche que Taylor avait réservée au Bureau des méthodes.

Je le dis nettement le mouvement ouvrier et tous les mouvements démocratiques doivent relever le défi, occuper le terrain d’une révolution antitaylorienne. Pas seulement à titre de " compromis ", mais comme un premier pas vers des buts historiques : une société plus démocratique, plus " autogérée ", un pas dans l’humanisation du genre humain.

Bon, mais ça sera aussi un compromis. Bien sur que n’importe quel patron serait ravi d’avoir des salarié(e)s travaillant avec enthousiasme, avec toutes leurs capacités intellectuelles, pour la plus grande gloire de l’entreprise ! Si le taylorisme a choisi de se passer de telles possibilités, c’est pour des raisons politiques : des raisons de micropolitique, de contrôle des ateliers, mais aussi des raisons macropolitiques, des raisons d’Etat. En fait, un groupe ouvrier hautement qualifié, fier de l’être, entreprenant, peut contester le contrôle de l’encadrement sur l’intensité de son travail, le partage de la productivité, l’utilité des produits. Et une classe ouvrière consciente de ses capacités gestionnaires peut nourrir des ambitions quant à sa capacité de direction politique et sociale.

S’il veut réunir ce que Taylor a séparé, qu’est-ce que l’encadrement peut proposer, qu’est-ce que les salariés peuvent exiger en échange ?

En échange, la première exigence est évidemment la plus grande stabilité de l’emploi. Aucun(e) salarié(e) n’est prêt(e) à faire montre d’esprit coopératif dans la recherche de gains de productivité... qui entraîneraient son propre licenciement ! Le problème est qu’une firme ne peut garantir sur le moyen terme un emploi sûr pour le même genre de travail. La garantie de l’emploi doit donc être une garantie dynamique, impliquant à la fois des aspects internes à la firme et des aspects sociaux. Ce qui soulève la question de la " mobilité " et de la " restructuration ".

La plupart des salarié(e)s ne sont pas prêt(e)s à accepter la mobilité, entre genres de travail et entre régions. Ils et elles ont raison. Le travail n’est qu’un aspect de la vie individuelle et sociale. Les relations affectives et familiales sont la plus grande part des conditions d’épanouissement et de bonheur, et elles requièrent des conditions matérielles : la stabilité de communautés, liées à des territoires. Le compromis ne doit pas porter simplement sur le " droit au travail ", mais sur le " droit de vivre et de travailler au pays ". Ce qui implique un engagement collectif des syndicats dans la dynamique locale de création de nouveaux emplois, au fur et à mesure que disparaissent les emplois devenus inutiles. L’implication des salarié(e)s dans le " comment produire ? " débouche donc sur la préoccupation pour le " quoi produire ? "

Deux impératifs doivent guider en permanence la restructuration de l’appareil productif.

D’abord, la conservation et l’enrichissement des savoir-faire. Il est aussi humiliant qu’irrationnel de ne pas prendre en considération le savoir-faire acquis des travailleurs. C’est pourquoi les salarié(e)s doivent être impliqué(e)s dans les décisions concernant la restructuration. Ils, elles apportent leur savoir-faire et peuvent exiger une requalification complémentaire. Ce droit à la requalification et au contrôle sur les objectifs de la restructuration doit faire partie du compromis sur la restructuration dynamique.

Ensuite, la définition démocratique des besoins sociaux à satisfaire. Une tentation pour les syndicats consiste à défendre les emplois actuels de leurs adhérents. Pourtant ces emplois peuvent être dangereux pour la communauté (les centrales nucléaires) ou d’une utilité douteuse (les vieilles mines, les industries d’armement). C’est pourquoi le contrôle sur le " que produire ? " ne concerne pas que les travailleurs actuels, mais toute la société. Il faut inventer de nouvelles formes de planification démocratique, préalable au " jugement du marché ". C’est probablement au niveau social régional, au niveau des " bassins d’emplois ", que cela pourra se faire. Nous allons y revenir.

2) Le partage des gains

Auparavant, il faut préciser un autre point du compromis. A supposer que la mise en œuvre de nouvelles relations professionnelles, alliées à la " révolution informatique ", entraîne un retour aux gains de productivité élevés, qui devrait bénéficier de ces gains ? A tout le moins, les salariés autant que les entreprises. Si tel n’était pas le cas, une demande languissante, contrastant avec des gains de productivité " rugissants ", déboucherait sur la surproduction et un accroissement du chômage. Mais le nouveau modèle de développement à venir peut régler ce problème : soit à travers une hausse du pouvoir d’achat par salarié(e) (en salaire direct, ou via l’Etat-Providence), soit à travers une extension du temps libre par salarié(e). A mon avis (et c’est le point essentiel), le compromis devra porter principalement sur une croissance du temps libre, et moins sur une croissance du pouvoir d’achat en marchandises. Il y a bien des arguments en faveur de ce choix.

D’abord, la réduction massive du temps de travail est la principale arme efficace pour une réduction rapide du chômage.

Ensuite, dans nos pays capitalistes avancés (la situation est différente dans le Tiers Monde), la majorité de la population a atteint, quantitativement, un niveau de vie tel que le droit à la recherche du bonheur est désormais davantage limité par un " manque d’être " que par un " manque d’avoir ". Avant même la crise économique, vers 1968, le modèle de consommation de masse commençait à révéler ses faiblesses existentielles. Les gens ont besoin de temps pour vivre avec ce qu’ils ont, ils ont besoin d’expérimenter de nouvelles relations sociales, des activités créatrices autonomes. Même les nouvelles marchandises proposées par la révolution électronique, hi-fi, vidéo, ordinateurs domestiques, consomment du temps, alors que les marchandises fordistes typiques (voitures, machines à laver) étaient censées en faire gagner.

D’ailleurs, la logique suggère que, sur le long terme, des salarié(e)s qui s’impliquent activement pendant leur temps de travail doivent être aussi des citoyens actifs dans la vie démocratique, avec du temps libre pour la vie culturelle et pour la croissance de leur niveau d’éducation.

Enfin, un modèle de développement où le plein-emploi est basé sur une croissance plus lente des rapports marchands et l’extension du temps libre, des relations non marchandes, est moins sujet aux perturbations économiques découlant de la concurrence internationale. La " consommation de temps libre " n’induit pas d’importation, et il n’est point besoin de protectionnisme pour assurer la possibilité de faire de la musique ou du théâtre, lire des romans ou faire l’amour. " Accumuler dans le bonheur de vivre " permet une croissance plus équilibrée et augmente la capacité : de régulation démocratique des économies nationales.

Maintenant, bien sûr, un tel modèle implique d’autres compromis de la part des salariés. Comme il y a des minorités qui sont actuellement loin de bénéficier d’un pouvoir d’achat acceptable dans la société où elles vivent, la contrepartie dans le salaire de la réduction du temps de travail devra être inégale. En d’autres termes, il faudra réduire l’éventail de la hiérarchie des salaires. Et, bien que les nouvelles relations professionnelles basées sur l’implication des travailleurs puissent être moins gourmandes en investissements par tête, il faudra toujours du capital fixe pour créer des postes de travail. La création massive d’emplois par réduction du temps de travail serait donc impossible à court terme, à moins que davantage de salariés ne viennent travailler sur les installations déjà existantes. Autrement dit, la réduction du temps de travail humain doit aller de pair avec une extension du temps de travail des machines : donc du travail posté. Travail posté qui lui-même peut être souhaité, dans le cas des services, par les usagers... qui sont eux-mêmes essentiellement des salariés.

Bref, le " nouveau compromis " n’est pas seulement un compromis entre " ceux d’en haut et ceux d’en bas ", entre l’encadrement et les travailleurs. C’est aussi un compromis au sein du salariat. Remarque qui soulève le problème de la solidarité, laquelle, dans le modèle fordiste, était incarnée par l’Etat-Providence.

3) Pour résoudre la crise de l’Etat-Providence

Tel qu’il a émergé d’un siècle de combats syndicaux, avec les victoires de la social-démocratie en Europe, avec la prise en compte par les gouvernements conservateurs ou sociaux-chrétiens des exigences macroéconomiques et sociales, l’Etat-Providence apparaît comme une forme très puissante mais très particulière de solidarité . Essentiellement, c’est une forme de compromis entre le capital et le travail, sous la forme d’un compromis entre les citoyens. Une partie du revenu distribué est soustraite du pouvoir d’achat directement versé aux individus et dirigée vers un réservoir. Ce réservoir reverse en monnaie un revenu à celles et ceux qui, pour des raisons " légitimes ", ne peuvent " gagner normalement leur vie en travaillant ". Cette " norme " entraîne des conséquences schizophréniques, même kafkaïennes, tant pour les actifs que pour les inactifs.

Les actifs, c’est-à-dire aussi bien les employeurs que les employés, paient taxes et cotisations à l’Etat-Providence pour alimenter le " réservoir ". Quand ce prélèvement devient trop lourd, ces actifs commencent à protester : ils paient pour des " paresseux ", des gens qui ne travaillent pas. En fait, ces gens voudraient bien travailler, mais justement ils ne peuvent pas le faire contre salaire, et ils n’ont pas le droit de le faire tant qu’ils reçoivent des prestations. Et ils supportent le coût psychologique de cet illogisme. S’ils n’ont pas d’activité, ils se sentent socialement rejetés, ils se sentent comme des enfants à charge. S’ils ont une activité (entraide de voisinage, travail au noir) alors qu’ils perçoivent leurs allocations, ils sont considérés comme des cumulards, des escrocs, ils peuvent être poursuivis et privés de leurs allocations...

Il existe un moyen pour éviter la double schizophrénie de l’Etat-Providence à la fordiste. C’est la création d’un nouveau secteur d’activité, limité dans son ampleur (de l’ordre de 10 % de la population active, comme le chômage actuel). Ses travailleurs et travailleuses, ou plutôt les organismes qui auraient à les payer (appelons-les " Agences intermédiaires de travaux d’utilité sociale "), continueraient à recevoir de l’Etat-Providence des subventions équivalentes à l’allocation-chômage (qui devrait d’ailleurs être renforcée en une véritable allocation universelle ) et n’auraient pas plus à payer de cotisations que n’en paient les chômeurs : l’opération serait donc blanche pour l’Etat-Providence. Les employé(e)s de ce secteur recevraient de ces organismes un salaire normal, avec la législation sociale normale. Leur activité, ainsi subventionnée, serait consacrée à des travaux socialement utiles :

· Ceux qui sont actuellement fournis à coût élevé (puisque non subventionné) par certains secteurs de l’Etat-Providence lui-même (soins aux malades, aides aux convalescents).

· Ceux qui sont actuellement fournis par le travail gratuit des femmes.

· Ceux qui ne sont pas faits du tout parce que ce serait trop cher (amélioration de l’environnement, en particulier des quartiers pauvres, etc.).

En effet, puisque ce secteur d’utilité sociale serait subventionné et libre de taxes, ses services seraient peu coûteux : et de nouvelles activités pourraient être ouvertes. Elles ne viendraient pas en concurrence avec celles des autres secteurs (le privé, les administrations) puisque ces secteurs n’assument pas ou peu ces activités, ne trouvant pas de demande solvable, ou n’osant pas prélever assez d’impôts pour les financer. Elles n’y entreraient au fond en concurrence qu’avec le travail gratuit des femmes et avec le travail noir : excellente chose ! Et elles ne pèseraient pas plus sur l’Etat-Providence que le chômage qu’elles contribueraient à résorber, à condition évidemment que ce " tiers-secteur " n’excède pas l’ordre de grandeur du chômage actuellement existant.

Comme on le voit, le développement de ce " tiers-secteur d’utilité sociale " élimine la plupart des défauts de l’Etat-Providence fordien. La critique de " schizophrénie " s’évanouit. Les actifs cotisants des deux premiers secteurs sauraient pour quoi ils paient : des travaux socialement utiles. Les actifs du tiers-secteur auraient un emploi plus socialement reconnu et plus gratifiant pour leur estime de soi que le travail noir ou que les " petits boulots " précaires. La microéconomie serait respectée par le développement d’emplois peu coûteux pour les organismes payeurs, mais assurant un revenu stable à des actifs qui ne viendraient pourtant pas en concurrencer d’autres.

Mais il y a plus. Dans ce nouveau secteur économique, de nouveaux rapports sociaux "démocratiques " pourraient être expérimentés. D’abord, à l’intérieur du secteur. Il pourrait s’organiser en petites coopératives autogérées, qui pourraient combiner la formation et l’activité, avec l’aide de psychosociologues, de formateurs. Ensuite, dans ses rapports avec les "usagers ", il pourrait innover dans la recherche de nouveaux rapports contractuels (ni marchands, ni patriarcaux, ni administratifs) de prestations de services, avec un contrôle permanent des bénéficiaires (municipalités, agences de protection de l’environnement, caisses maladie, etc.) quant au caractère " d’utilité sociale " effective de l’activité de ces coopératives...

Ainsi, ce nouveau secteur " alternatif " pourrait être une école d’autogestion, d’égalité des sexes, et de démocratie dans la définition des tâches. Quoique immergé dans le marché, dans les rapports salariaux (mais protégé par son rapport à l’Etat-Providence), il pourrait être un nouveau pas dans la démocratisation des rapports économiques.

 V. INITIATIVE ET SOLIDARITÉ : LA SYNTHÈSE COMMUNAUTAIRE

Par rapport au paradigme alternatif, le paradigme fordien, même dans ses versions de gauche, apparaît fort peu démocratique (au second sens du terme) ! En fait, il ignorait tout simplement des dimensions essentielles de la démocratie, tout comme l’exposé que je viens de faire peut, du fait de son économisme, sembler ignorer des dimensions essentielles (comme l’éthique de la différence sexuelle - et non de la simple égalité). Dans le fordisme, l’initiative des travailleurs était tout autant refoulée par l’encadrement tayloriste que par le syndicalisme " hostile à la cogestion ". Dans le fordisme, la répartition des bénéfices de l’Etat-Providence était abstraite, anonyme, formaliste, bureaucratique, et la gestion syndicale des organismes de sécurité sociale n’arrangeait rien. Cette Providence abstraite est peu à peu devenue une vache à lait acariâtre et castratrice, gaspilleuse et brimant les initiatives, tant pour les cotisants que pour les allocataires.

La Grande-Bretagne, mère de la Sécurité sociale, fut la première à porter au pouvoir, avec Mme Thatcher, une fanatique de l’individualisme. La gauche fordienne est morte de n’avoir pas su rendre à la solidarité la flamme de l’initiative, la chaleur du concret. Elle a longtemps cru qu’elle imposerait au capitalisme la solidarité par le seul biais de l’Etat, par en haut. Elle a ignoré l’importance de l’initiative directe des travailleurs, des citoyens. Et elle n’a retrouvé le goût de l’autonomie que pour en faire cadeau à l’Entreprise. Peut-on aujourd’hui penser la solidarité autrement qu’administrative ? Peut-on penser l’initiative autrement que comme libre entreprise ?

Penser la nouvelle alliance de l’initiative et la solidarité, voilà qui n’est pas simple. Voilà qui paraît même contradictoire. Cela suppose le face-à-face, le contact, la négociation à la base. Bref, cela privilégie le local . Comme lieu de la régulation démocratique au premier sens du terme. La confrontation directe des ressources, des savoir-faire, de l’esprit d’initiative, de l’imagination d’une part, et d’autre part l’inventaire des besoins non satisfaits, des compromis nécessaires. Cela implique que l’on se retrouve autour d’une table, que l’on mette sur cette table des intérêts parfois divergents. Là, on ne peut plus se dire qu’il n’y a qu’à payer, ou faire payer. Là on sait sur qui retombe chaque sacrifice, on mesure aussi les bénéfices mutuels. Là on ne peut plus ignorer qu’une usine qui rejette des détritus crée des emplois, mais gâche une rivière, qu’une haie mieux taillée rapporte plus qu’un passage direct pour tracteur. Là, on pèse derrière les flux monétaires le poids des réalités matérielles et humaines. A une économie financière se substitue une écologie globale. En milieu rural comme en milieu urbain. Là, tangiblement, la Collectivité-Providence se fait Communauté-Providence.

Attention. Le développement local, la démocratie locale, ce n’est pas un paradis où tous sont frères. Les oppositions demeurent. Mais l’intérêt mutuel des pas en avant ne se noie plus dans la creuse rhétorique de " l’intérêt collectif ". La lutte pour légalité et la justice s’y fait plus âpre. " Aujourd’hui, tu y gagnes plus que moi, mais moi j’y gagne aussi, et demain je te rappellerai que tu as besoin de moi. " Il n’y a plus un " grand extérieur " (l’Etat central) où se soldent tous les comptes. Il y a la conscience acquise par chacun que le mépris de l’autre ne paie pas. Et, peu à peu, le passage de l’intérêt bien compris à l’authentique solidarité : la conscience que sa propre liberté d’agir, son propre bien-être, dépend du progrès de la liberté, de la réussite, du bien-être de celui d’en face.

Nous avons d’abord croisé le local, ou le régional, lorsque nous avons évoqué le nouveau pacte salarial, la garantie dynamique de l’emploi, lorsque nous avons souligné le rôle décisif du partenariat entre syndicats, patronat, administrations locales, système de formation locale. Au réseau d’entreprises s’entraidant localement, soutenues par une population qui exige d’elles des contreparties en termes d’emploi, de respect des normes écologiques, nous avons ensuite ajouté les " agences intermédiaires ", au service collectif de la population locale. Il n’y a d’ailleurs pas une muraille de Chine entre ces agences et les entreprises privées d’initiative locale, aidées dans leur démarrage par la collectivité. Les individus peuvent changer de secteur, des agences de travaux d’utilité sociale devenues rentables sur un " créneau " particulier peuvent devenir des entreprises privées, non subventionnées.

Mais qui va définir l’utilité sociale ? qui va lui assigner son champ, pour éviter que les entreprises du tiers-secteur ne " mordent " sur les activités non subventionnées ? Qui, sinon les usagers, les instances locales ? La réforme radicale de l’Etat-Providence sera une réforme radicalement décentralisée quant à sa gestion, même si le financement doit rester largement global, national .

Car les risques demeurent : bricolage d’activités de survie ; incapacité de dégager des fonds pour mettre en valeur les initiatives ; concurrence des autres régions ; tentation d’en revenir au statut de consommateur assisté. La solidarité, l’initiative locale ne pourront s’épanouir qu’en élargissant leur horizon au monde entier. Et d’abord à ce lieu du contrat social où se fixent les règles du jeu : l’Etat national, fût-il élargi à l’espace continental, sans oublier les accords de codéveloppement avec le Tiers Monde. Sans ces instances suprarégionales qui fixent les règles du jeu, les régions, les " pays ", risquent fort de se retrouver en situation de " libre concurrence ", les uns contre les autres au détriment des moins bien lotis. Pas de développement local sans solidarité nationale, internationale. Il est raisonnable de supposer qu’à l’horizon de notre temps, la régulation des règles du jeu et la péréquation des financements interrégionaux resteront le domaine de la démocratie délégative (électorale) sans doute élargie à l’échelle européenne, et que la mise en place d’un ordre international non agressif restera affaire de rapports de force et de diplomatie.

Mais les hiérarchies se renversent. On n’attend plus le changement en bas du changement en haut. On exige le changement en haut pour consolider, développer l’acquis des initiatives d’en bas. " Peut-être, disait un animateur d’une de ces initiatives locales pour la renaissance de la " Rustbelt " - la " ceinture rouillée " du nord-est des Etats-Unis -, peut-être serons-nous considérés dans dix ans comme des pionniers. Peut-être serons-nous balayés par des forces macroéconomiques qui sont hors de notre portée. Mais en tout cas, ce que nous essayons de faire me semble être la seule attitude honorable dans la situation actuelle . "

 CONCLUSION

La démocratie apparaît à l’examen comme une notion à double registre. A l’intérieur d’un, paradigme sociétal donné, elle se montre comme la participation populaire à la régulation des différends à propos de droits supposés acquis. Entre les paradigmes, elle apparaît comme une échelle de valeur mesurant l’élargissement des droits réels. La portée de ces " droits " pouvant s’élargir à des domaines inimaginables au sein des paradigmes antérieurs, la démocratie est en ce sens une invention de chaque siècle.

Le compromis fordien qui fut le point d’aboutissement du mouvement ouvrier en Europe occidentale, dans la seconde moitié du XXe siècle, avait assuré un droit à la répartition " organiciste " des fruits du progrès technique. Mais il avait renforcé le caractère hiérarchique de l’organisation du travail et de la société, en déléguant le pouvoir à des castes technocratiques. La crise du fordisme ouvre la voie à une régression tout autant hiérarchique en fait, mais beaucoup moins organiciste : le libéral-productivisme.

Cette voie n’est pas la seule possible à la croisée des chemins de la fin du XXe siècle. Une alternative démocratique reste possible conciliant l’organicisme et le recul des hiérarchies, élargissant la portée de la démocratie à l’organisation du travail et à la solidarité. Elle est basée sur l’implication collectivement négociée des producteurs, la garantie dynamique de l’emploi et la croissance du temps libre. Elle implique une transformation profonde de " l’Etat-Providence" vers la " Communauté-Providence ". Les formes de régulation démocratique directes, de face-à-face, donc locales, y joueront un rôle déterminant. Mac Pherson (l977), avec sa " démocratie de participation ", s’approchait de la même idée.

Mais une telle alternative ne pourra pas se stabiliser hors du contexte d’un ordre économique international " non agressif ", dont la définition et les moyens sortent du cadre de cette intervention et aussi, malheureusement, du cadre de la démocratie...

 BIBLIOGRAPHIE

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