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par Alain Lipietz | 6 septembre 2007

Publié sous forme abrégée dans Politique n°51, octobre 2007 (Belgique)
Les tribulations de l’Europe politique
La bataille du Portugal
Nous fêtons cette année les 50 bougies de la construction européenne Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, deux positions s’affrontent. Pour les uns, l’Europe ne doit être qu’un marché commun, une zone de libre-échange, à la rigueur flanquée de quelques politiques techniques (la CECA, Euratom). Pour les autres, il s’agit au contraire de construire un nouvel espace politique, fédéral, où des décisions politiques pourraient orienter le développement économique selon des critères (sociaux, écologique…) définis par la majorité des citoyens.

L’unification économique, appuyée par des politiques culturelles et sociales fondées sur des valeurs communes, servirait de base à une identité européenne en construction. Elle aurait notamment pour effet d’en finir avec les guerres intra-européennes, et de renforcer la position de l’Europe face à d’autres superpuissances.

Il est essentiel de comprendre qu’il n’y a pas de muraille de Chine entre ces deux conceptions. Ne serait-ce que parce que le Marché a besoin d’institutions. Une zone de libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes appelle des règles communes, afin que le marché ne soit pas « faussé » par le dumping social, fiscal et environnemental. Or, ces règles ont besoin d’instances de décision et de légitimation : la construction d’un marché commun supra-national appelle la construction d’une instance politique supra-nationale.

La défaite du Traité constitutionnel de Mai 2005 semblait pourtant enterrer l’Europe politique et réduire l’Union à une zone de libre-échange. D’où vient donc le sursaut de 2007 ?

1 - Libéralisme et souverainisme.

L’affrontement entre libéraux et fédéralistes serait-elle une simple question de degré ? C’est ce qu’il a semblé pendant les 40 premières années de la construction européenne. Chaque crise se soldait par un compromis, qui représentait presque toujours une avancée dans l’unification soit du marché, soit des instances politiques, les secondes courant en général après les premières.

Les vraies divergences ne sont apparues qu’à la fin des années 1980. Le brillant président de la Commission européenne de l’époque, Jacques Delors, avait explicitement fait le pari que l’accélération de l’unification du marché déclencherait, comme toujours, un appel à plus de régulation politique et donc à plus de fédéralisme. Il encouragea donc l’Acte unique, qui instituait un marché unique sur un immense espace, lequel allait encore s’agrandir au début du XXIe siècle avec l’arrivée des anciens pays de l’empire soviétique. Jacques Delors laissa également passer, à Maastricht en 1992, (avec plus de réticences) une unification monétaire gérée par une Banque Centrale Européenne indépendante, sans renforcement parallèle des instances politiques. J’avais alors fait le pari que le libéralisme en résultant « vaccinerait » bien des citoyens contre l’Europe.

Mais contre ses attentes, on en resta là. L’ultime avancée en matière démocratique fut obtenue au traité d’Amsterdam qui élargissait pratiquement à toutes les questions de concurrence et de protection du consommateur la règle de décision à la majorité en Conseil (assemblée des gouvernements) et en co-décision avec le Parlement européen (représentant les citoyens). Le traité suivant, celui de Nice, marqua un recul : aucun renforcement des règles de majorité, et même, le renforcement du droit de veto de chaque gouvernement rendait les décisions en Conseil encore plus difficiles à prendre. Exit la politique, le Marché triomphait. La constitution de Maastricht-Nice avait ainsi institué une démocratie « creuse », une démocratie « refoulée ».

Que s’était-il passé ? Tout simplement la victoire, à l’échelle mondiale, de l’idéologie et des pratiques néo-libérales. L’idée de l’intervention de l’État dans le domaine économique battait partout de l’aile, et le Marché Unique condamnait l’État-nation à l’impuissance. À la révolte des citoyens contre cette dictature du marché, on ne pouvait répondre qu’en créant des instances de décision politiques et démocratiques à la dimension géographique du même marché. Et ce fut la très grande ruse des libéraux des années 1980 à 2005 : opposer à cette aspiration la défense de la souveraineté nationale. Or, il est bien évident que, dans un espace comprenant 15, 25 puis 27 pays, des règles du jeu donnant le droit de veto à chacun des pays aboutissaient (par la règle de l’unanimité) à désarmer le politique face à des capitaux et des marchandises qui, eux, étaient libres de se promener dans les 27 pays ! Pour parachever l’évacuation du politique, les traités de Maastricht et d’Amsterdam privaient les États nationaux de l’outil monétaire, confié à la Banque Centrale, mais aussi de l’outil budgétaire, muselé par le Pacte de stabilité intégré au traité d’Amsterdam.

Le désastreux miracle fut que cette grossière manœuvre des libéraux trouva l’appoint du discours « souverainiste national », même « de gauche ». Il suffisait de présenter chaque avancée du fédéralisme comme une perte de pouvoir de l’État-Nation, et chaque renforcement de la difficulté de prendre des décisions au niveau du Conseil européen comme une défense des droits de la Nation, pour camoufler le désarmement du politique en défense de la politique nationale contre l’inexistante « bureaucratie » européenne.

L’inter-étatisme comme masque du libéralisme ? La manoeuvre n’était pas tout à fait nouvelle. C’était déjà la bataille des Républicains contre le New Deal démocrate rooseveltien. En défendant la législation de chaque État de l’Union contre l’État fédéral, ils cherchaient à étouffer dans l’œuf l’idée même de politiques sociales à la dimension des États-Unis. Le miracle est que ce qui n’avait pas marché sous Roosevelt a jusqu’ici marché en Europe.

Cette « tragédie » a, bien entendu, des racines historiques. Les États-Unis d’Amérique se sont fédérés dans une guerre commune de libération, ils se sont re-fédérés dans une terrible guerre de Sécession qui avait justement comme enjeu un rapport social : le remplacement généralisé de l’esclavagisme par le salariat. Au contraire, les Européens, qui avaient passé plus de deux mille ans à se faire la guerre, devaient unifier des nations, pour certaines millénaires, et de plus héritaient après la seconde guerre mondiale, de deux coupures majeures : la subsistance du fascisme en Europe du Sud et du stalinisme en Europe de l’Est.

L’unification européenne avançait à pas de loup : comme un traité inter-national, c’est-à-dire en fait intergouvernemental, où la dominance de l’unanimité sur la majorité en Conseil obligeait à la plus grande prudence, même dans les cas (minoritaires) où l’on votait à la majorité. C’est l’Europe du Congrès de Vienne : diplomatie secrète et petits arrangements entre États. En face, les voix des citoyens s’exprimaient dans un Parlement certes élu à la proportionnelle, mais dénué de la plupart des pouvoirs d’un Parlement. Il ne vote pas les recettes d’un budget communautaire d’ailleurs minuscule, et il vote à peine 45% des dépenses.

L’accumulation du mécontentement populaire, dû aux traités successifs depuis l’Acte unique, l’avalanche de critiques provoquées par le piteux traité de Nice, et la révolte contre le libéralisme obligèrent cependant les gouvernements à concéder une réforme institutionnelle, préparée cette fois non par eux-mêmes (en conférence intergouvernementale), mais par des élus directs, en liaison avec la société civile.

2- Le projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe, et son échec.

Cette assemblée de parlementaires (la Convention) se réunit de 2002 à 2004 et s’associa très vite, par le biais du Conseil économique et social européen, le concours des fédérations représentatives de la société civile européenne. Quelque 700 structures (de la Confédération Européenne des Syndicats aux huit grandes associations de défense de l’environnement) participèrent activement aux travaux de la Convention. Il en sortit un projet de traité qui représentait un pas en avant, limité mais notable, vers le fédéralisme et le contrôle citoyen.

Immédiatement, les gouvernements nationaux réagirent, à la fois en tant qu’institutions qui se sentaient menacées par l’émergence d’un nouveau pouvoir transnational, mais aussi parce que eux comprenaient parfaitement les risques anti-libéraux que contenait en germe tout pas en avant vers un pouvoir politique européen supranational, légitimé par des élections démocratiques. Très significativement, la phrase de Thucydide, qui devait servir d’exergue à la Constitution européenne (« Notre Constitution est appelée démocratique parce que c’est la majorité qui décide »), fut rageusement rayée par la Conférence intergouvernementale de juin 2004, qui rogna autant que faire se pouvait le projet de la Convention. Ainsi rogné, le projet représentait quand même plusieurs avancées considérables.

D’abord et avant tout, le Parlement y voyait le champ de ses pouvoirs pratiquement doublé. Ainsi, il voterait l’ensemble des dépenses, y compris ce à quoi il n’avait jusqu’à présent pas eu le droit de toucher : la fameuse politique agricole commune. Parallèlement, au sein du Conseil, le droit de veto était drastiquement réduit. Certes, le caractère intergouvernemental demeurait sur un certain nombre de noyaux durs : les recettes budgétaires, plusieurs chapitres de la politique sociale, l’harmonisation fiscale et, bien entendu (présence française oblige !), le droit de recourir à l’énergie nucléaire. Le pouvoir des citoyens, qui jusqu’à présent avaient seulement un droit de pétition sans aucune valeur juridique, était étendu à un véritable droit d’initiative législative, à condition de recueillir un million de signatures.

Surtout, la constitutionnalisation de la Charte des droits fondamentaux (simple déclaration intergouvernementale de la conférence de Nice) offrait une solide base d’appui jurisprudentielle, trop forte en réalité pour être acceptée par les pays les plus libéraux : la Grande-Bretagne d’une part, certains des pays d’Europe centrale et orientale d’autre part. Passons sur d’autres avancées obtenues par les différentes forces de la société civile (telles que la criminalisation du proxénétisme), mais il faut souligner un article, essentiellement rédigé par la CES, l’article III-122 régissant les services publics.

Jusqu’ici, les traités affirmaient que les lois de la concurrence ne pouvaient « en droit ou en fait, empêcher les services publics d’accomplir leurs missions  » (article 86), et l’article 87 énumérait une liste presque indéfinie de domaines autorisant les aides d’État. Le nouvel article III-122 allait plus loin. Il rappelait la compétence des États de « fournir et financer  » les services publics et confiait à la loi européenne (c’est-à-dire en codécision et à la majorité) le soin de fixer les conditions « y compris financières » permettant aux services publics (Services d’Intérêt Economique Général, selon la terminologie des traducteurs francophones européens) d’accomplir leurs missions.

Bref, malgré le maintien des « noyaux durs » de Maastricht, l’espoir se rallumait.

En janvier 2005, il apparut immédiatement, lors du vote du Parlement européen, que c’en était trop pour la droite. Les députés de trois pays (Grande-Bretagne, Tchéquie et Pologne) votèrent contre le TCE, les premiers parce qu’il était trop antilibéral, les derniers parce que Dieu n’y figurait pas (la Convention avait même refusé d’évoquer les valeurs « religieuses » de l’Europe, invoquant simplement les valeurs « spirituelles »), et les Tchèques parce qu’ils voulaient à la fois Dieu et le libéralisme. On s’attendait donc à ce que le TCE soit rejeté par ces trois pays, et déjà la discussion s’ouvrait pour fixer leur futur statut. C’est alors que deux pays fondateurs, la France et les Pays-bas, se joignirent par référendum aux trois premiers.

La victoire du Non français concrétisa l’étonnant miracle d’une convergence du vote souverainiste de droite et du vote d’antilibéraux de gauche. Comment ces derniers n’ont-ils pas compris qu’en joignant ainsi leurs voix aux premiers, ils réalisaient les voeux (proclamés par le Financial Times et le Wall Street Journal) du néolibéralisme : le maintien du traité de Maastricht-Nice ? Question assez complexe.

Tout d’abord, la grande majorité des électeurs votèrent purement et simplement comme à une élection nationale, c’est-à-dire (pour reprendre les termes de l’affiche du Parti communiste) « Non au référendum de Chirac et du Medef » (le Mouvement des entreprises françaises). Le « vaccin anti-européen » de Maastricht avait fonctionné : comme je l’avais annoncé dès septembre 2004, le Non l’emporterait pour punir les élites de leurs mensonges antérieurs. Mais il est évident que les dirigeants politiques de gauche, ayant fait quelques études, comprenaient parfaitement que le Non au TCE signifiait juridiquement le maintien de Maastricht, c’est-à-dire de la constitution la plus libérale que le monde ait connu. En réalité, certains souhaitaient effectivement en rester à Maastricht-Nice, soit que leur discours de gauche ne fit que masquer leur position sociale-libérale de toujours (Laurent Fabius), soit que, dans une pure manœuvre de politique intérieure, ils aient vu l’occasion de construire un front d’opposition sur la désespérance populaire, soit (et ce fut le cas de certains écologistes) qu’ils aient espéré que le Non à ce traité insuffisant aboutirait très vite à un bien meilleur traité… renégocié à 27 ! Le fait est là, l’essentiel de l’argumentation de la gauche du Non fut souverainiste, comme si seule la Nation pouvait incarner le social. Voir sur ce point la somme accablante recueillie par le politologue Dominique Reynié : Le vertige social-nationaliste. La gauche du Non.

Enfin, il ne faut pas oublier que ce référendum s’intercalait entre deux élections présidentielles qui virent une victoire écrasante de la droite : les idéologies sécuritaires, identitaires, xénophobes (anti-polonaises ou anti-turques) et nationalistes avaient largement gangrené les classes populaires.

3 – La contre-offensive fédéraliste.

La victoire du Non français libéra le Non néerlandais (de nature encore plus nettement populiste-national) mais ne découragea pas les électeurs luxembourgeois qui, comme les Espagnols, votèrent Oui par référendum. Au total, 18 pays, représentant la majorité de la population européenne, ont voté Oui par une voie ou une autre. Et, dans les pays ayant eu recours au référendum, 55% des citoyens ont voté Oui.

Mais le président du Conseil européen succédant immédiatement au Non français et néerlandais fut Tony Blair, chef du gouvernement d’un pays lui-même noniste. La constitution de Maastricht-Nice convenait tout à fait à son libéralisme : il ne fit aucune proposition pour un quelconque « plan B ». Si forts étaient les cris de triomphe des libéraux et des néo-conservateurs américains que j’en déduisis que le fédéralisme et l’antilibéralisme étaient plombés en Europe pour une demi-génération. Je me trompais. Les forces du Oui, qui se savaient majoritaires, n’attendaient que la présidence allemande (premier semestre 2007) pour s’ébrouer.

Problème : ce premier semestre vit l’élection de l’ultralibéral, « neo-cons » et souverainiste président français, Nicolas Sarkozy. Celui-ci fit immédiatement la proposition d’un « mini-traité », ne reprenant que la première partie du TCE (celle qui fixait les règles de fonctionnement normal – à la majorité du Conseil et en codécision avec le Parlement - mais ne donnait pas la liste des cas où elles s’appliquaient), sans la deuxième partie (la Charte des droits fondamentaux), sans la troisième partie (donc en laissant les politiques de l’Union dans l’état de Maastricht-Nice, sans l’élargissement des cas de vote à la majorité et en codécision, sans l’article III-122), ni la quatrième partie qui assouplissait un peu les règles de réforme des futurs traités.

On pouvait penser que la force de conviction de Sarkozy lui permettrait de construire une alliance avec la Grande-Bretagne et l’Allemagne pour ne pas aller plus loin. Nouvelle erreur. Les « Amis de la Constitution », c’est-à-dire les 18 pays qui avaient voté Oui, dont la Belgique, plus l’Irlande et la Suède, ne l’entendait pas de cette oreille. Pas plus que le Parlement européen. Et la chancelière allemande, à la tête d’une alliance démocrates-chrétiens – sociaux-démocrates, non plus. Après des accrochages nouveaux et intéressants, et un arbitrage de la présidente du Conseil européen en exercice, Merkel, ce qui sortit du sommet de juin 2007 fut le mandat donné au Portugal de rédiger un « maxi-traité », sous forme d’amendements… rétablissant pratiquement toutes les avancées démocratiques et fédéralistes du TCE, y compris la constitutionnalisation de la Charte des droits fondamentaux.

Bien sûr, il avait fallu passer d’importants compromis avec les nonistes. La Grande-Bretagne était dispensée de reconnaître à ses citoyens la Charte des droits fondamentaux. La Pologne récupérait le mot « religieux » à la place du mot « spirituel ». Les Pays-bas obtenaient la disparition de tous les symboles d’une entité supra nationale (hymne, drapeau etc). La Tchéquie, neutralisée par l’entrée des Verts dans son gouvernement, ne demandait rien.

Sarkozy offrait aux nonistes français la suppression des mots : « L’Union offre un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée », comme si les anti-libéraux s’était battus pour rétablir les barrières d’octroi et la concurrence faussée (« libre et ouverte », dans la terminologie actuelle de Maastricht-Nice). Mais, et là-dessus, Merkel avait été assez claire, l’article III-122 disparaissait. Il faut dire que pendant toute l’année 2006, la gauche avait bataillé pour le rétablir, dans des votes successifs à propos de la directive Bolkestein et du Livre blanc sur les services publics, et avait été régulièrement battue. À tel point que les libéraux néerlandais s’autorisaient à refuser de revoter dans ses termes actuels l’article 86, qui avait au moins le mérite d’affirmer que les règles de la concurrence s’arrêtent là où commencent les obligations de service public.

Comment expliquer cette contre-offensive des fédéralistes ? D’abord, on l’a dit, par l’existence d’une forte majorité de pays ayant voté Oui, exaspérés par l’arrogance de la poignée de pays nonistes.

Ensuite, par les effets de plus en plus désastreux de la mondialisation sur un continent qui avait ainsi déclaré le désarmement politique unilatéral. D’où la montée de réactions antilibérales, y compris dans le patronat, face aux excès d’une concurrence faussée par le dumping fiscal, social, environnemental et même monétaire. Il ne faut en effet jamais oublier que les organisations représentatives du patronat, au niveau national comme au niveau européen (UNICE), sont certes dirigées par de grands patrons qui « délocalisent », mais ont comme base sociale des dizaines de millions de moyennes, petites et toutes petites entreprises. Or celles-ci souffrent, de plus en plus, à la fois de l’absence de règles dans la concurrence interne à l’Union et de la concurrence des nouvelles puissances émergentes, Chine, Inde, Brésil.

Enfin, la totale disparition de l’Europe sur la scène mondiale, dans une période qui n’a pas manqué de crises géopolitiques (au Moyen-Orient, en Iran, en Corée), contrastant avec ses ambitions de leadership sur les questions environnementales (Kyoto et la suite), devenait humiliante, même pour les gouvernements. La dernière goutte d’eau fut sans doute la lettre de menaces, cosignée par les ambassadeurs des États-Unis, de Chine et leurs quelques alliés, adressée au Conseil européen, contre le projet de la Commission d’intégrer l’aviation (y compris les avions venus de pays tiers se posant en Europe) dans le système européen de quotas d’émission de gaz à effet de serre.

Il fallait réagir. Le centre-droit avait besoin d’une Europe politique et ne pouvait l’obtenir qu’en faisant des concessions au moins suffisantes au centre-gauche. Bref, on revenait à peu près au point d’équilibre du TCE, à l’exception près de l’article III-122.

4 – La bataille du Portugal

Le 28 juillet, le gouvernement socialiste du Portugal rend sa copie, c’est-à-dire le projet de traité « modificatif », à discuter à la conférence intergouvernementale de Porto et à adopter à Porto ou à Lisbonne d’ici la fin de 2007. Nouvelle surprise (passée totalement inaperçue en France) : il rétablit totalement l’article III-122 que le sommet de Madame Merkel avait explicitement écarté, et que les gouvernements libéraux français et néerlandais voulaient remplacer par une simple déclaration rappelant la large autonomie des autorités nationales en matière d’organisation des services publics… tout en votant une directive postale abandonnant justement ces prérogatives !

Quelle mouche a donc piqué le Portugal ? Sans doute la pression des syndicats de la CES : puisqu’on en revient au compromis de la CIG de 2004, alors on reprend tout le compromis, y compris sur les services publics !

Ainsi, ce qui semblait bouclé en juin à Bruxelles est à nouveau ouvert, certes borné par la légitimité du compromis de juin 2004, plus la légitimité évidente de nouvelles avancées sur la question du climat. Certains contentieux soigneusement cachés ont donc des chances de se rouvrir. Citons-en trois :

- l’article I-41 du TCE prévoyait que l’armée européenne, qui est actuellement (article 17 du Traité établissant l’Union européenne) obligatoirement dans l’Otan, deviendrait indépendante et n’aurait de comptes à rendre qu’à l’Union elle-même, dans le cadre de l’Onu. On devine que cette phrase, maintenue dans le projet protugais, par laquelle la Grande-Bretagne avait cédé du bout des lèvres un certain desserrement des liens atlantiques, va certainement faire l’objet d’une bataille sans doute beaucoup plus feutrée que celle sur les services publics.

- La référence introduite à la lutte contre le changement climatique n’a évidemment aucun intérêt si les moyens mis en œuvre pour cette lutte restent soumis à la règle de l’unanimité. Or c’est le cas de l’écofiscalité !

- Inversement, si le gouvernement britannique a pu obtenir de priver ses citoyens de leurs droits fondamentaux, dont la plupart constitueraient de véritables avancées pour les citoyens d’Europe centrale et orientale, il n’est pas exclu que des gouvernements de ces pays demandent à bénéficier du même passe-droit que la Grande-Bretagne.

Bref, les dés ont recommencé à rouler. La gauche européenne, et tout particulièrement les défenseurs les plus vigilants de la démocratie contre la toute puissance du marché et l’irresponsabilité des exécutifs, vont devoir faire des choix précis. Ils savent que leur base a maintenant assimilé que voter Non à un changement, c’est en rester à l’état actuel, c’est-à-dire à Maastricht-Nice. Ceux qui voudraient se refaire une santé (après la déroute des nonistes de gauche français lors des présidentielles de 2007) y regarderont désormais à deux fois. D’ores et déjà, l’autoproclamé « chef du Non de gauche », Laurent Fabius, s’est prononcé pour le futur traité (avec ou sans l’article III-122 et la Charte pour les Anglais), qu’il présente impudemment comme un effet du Non français. Mais d’autres nonistes (comme Pierre Khalfa, du syndicat SUD), dans sa démolition en règle de la proposition portugaise, laisse apparaître que sa préférence allait bel et bien au traité de Maastricht-Nice. D’autres encore (ainsi, Aurélie Trouvé, d’ATTAC), tout en tenant pour négligeables les avancées démocratiques et la Charte, se contentent de demander un referendum sans indiquer expicitement quelle serait leur réponse et sans s’engager dans la bataille en cours pour la rédaction de ce sur quoi porterait le referendum !

Au fond, le principal défaut du futur traité, qui sera forcément un peu moins mauvais que Maastricht-Nice, un peu moins bon que le TCE, porte en effet sur l’absence de débat populaire. L’expérience a montré qu’un bon « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras », les ouiouistes et la plupart des ex-nonistes se satisferont certainement de l’adoption du traité portugais, quelle que soit l’issue des quatre batailles que je viens d’évoquer (services publics, armée européenne, extension des droits fondamentaux à tous les citoyens et résidents d’Europe, écotaxes adoptées à la majorité).

La cinquième bataille, sans doute la plus décisive, a pour enjeu… l’engagement des négociations, à l’initiative du Parlement européen et sous la forme d’une Convention, pour le traité d’après.




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